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Ce n'est pas ce qu'elle avait prévu, vraiment pas.

Louise, visiblement angoissée, soupire d'agacement alors qu'elle parcoure l'ultime lettre de relance de la banque, suite au retard de paiement du crédit de sa moto.

"Deux p'tits mois! Seulement deux pauvres petits mois de retard", peste-t-elle.

***

A 23 ans, elle finit ses études en Histoire de l'art à la Sorbonne, et débarque, naïve et le cœur encore rempli d'illusions, dans le monde austère du travail. Deux ans plus tard, c'est avec amertume qu'elle pousse la porte du cabinet d'intérim où elle a maintenant ses habitudes:

"Salut tous le monde, lance-t-elle à la cantonade en se dirigeant vers le distributeur de boissons, alors Christelle, la gastro du dernier, ça va mieux?".

A 25 ans, lassée de classer, trier, faire des photocopies dans des pièces minuscules sans fenêtres, et de se faire tripoter par les mains baladeuses du chef de service (petit homme dégarni, à l'hygiène corporel douteuse, à l'humour gras, et à l'haleine fétide), elle plaque tout pour tenter le rêve américain.

La jeune femme reste presque 1 an à New York. Puis s'envole à San Francisco, qu'elle quitte à contre-coeur, 5 ans plus tard, pour s'installer dans la cité des anges.

Livreuse de fleurs, réceptionniste, coursière en vélo, animatrice de centre pour enfants, assistante-soigneur dans un zoo, vendeuse de donut/lingerie/fast food, les jobs alimentaires se suivent. Mais elle garde, enfouie en elle, une fascination pour le Beau, même inaccessible. Preuve en est de son modeste appareil photo Polaroid, vieillot et fatigué, dont elle ne se sépare jamais, qui lui sert à immortaliser toutes traces de Sublime.

Louise est serveuse au dinner "American dream", cruelle ironie du sort. Ses clients ont tous une triste déception dans le regard, même quand elle s'approche en arborant son plus beau sourire et les invite à commander la tarte au noix de pécan, fait maison.

En plus de son travail au restaurant, elle est souvent appelé en extra, à renforcer l'équipe de serveurs d'un prestigieux traiteur. Son physique agréable et son maintien gracieux, acquis par 5 années de cours de danse classique, avaient complètement charmé le responsable lors de l'entretient d'embauche. C'est là qu'elle a rencontré Ruth, aka Ruby, serveuse également. Une Afro-américaine pétillante et une militante gay époustouflante. Elle est aussi sa colocataire, et accessoirement, sa meilleure amie.

***

La jolie Française froisse la lettre incendiaire de la banque, en fait une boule qu'elle lance avec agilité et désinvolture dans la corbeille, à coté de la porte de chambre. La poubelle en osier laisse apercevoir une dizaine d'enveloppes, elles aussi négligemment jetées, portant le sceau rouge URGENT.

Découragée, elle saisit la poignée et s'apprête à rejoindre Ruby dans le salon, quand elle pose les yeux sur des polaroids épinglés au mur. Les deux amies, hilares sur toutes les photos, généralement un verre de cocktail à la main, déguisées parfois, y montrent leur joie de vivre. Elle ne peut retenir le souvenir rieur de ces deux chipies, passablement éméchées, dans les rues décorées de la Nouvelle-Orléans, pour Mardi-Gras.

Finalement souriante, elle murmure: "Pas si mal, en fin de compte!".

Elle sort de la pièce et contemple sa colocataire en train de se vernir les ongles des orteils, le plus consciencieusement du monde. On remarque à ses pieds nus des écarteurs de doigts en léopard rose, assortis au kimono qu'elle porte.

"Tu bosses ce soir?, demande Ruby sans même lever le nez de son activité méticuleuse,

- Non, répondit-elle, la moue boudeuse, Jerry ne m'a pas appelé... J'ai faim!" , s'exclame-t-elle en ouvrant le réfrigérateur.

A la vue de son contenu désertique, Louise affiche un air dépité.

Elle attrape, dévisse et renifle une bouteille d'un liquide blanc.

"Pouah! C'est là depuis quand ça?!

(Ruby, impassible) - Aucune idée.

- Et c'est quoi d'abord?!

- No sé.

- Si j'ai rien à te demander, je peux t'appeler?, lâche-t-elle en envisageant le médiocre quartier de fromage poilu et verdâtre, seul pensionnaire des étagères.

- Voilà, et j'ajouterai que je m'en bats les escalopes.

- Bravo, très élégant! (Louise lève son pouce, ironiquement.)

- Ooooh ton altesse, je t'ai choqué?! Retourne dans ton palais du Panthéon, Madame de Richelieu!

- Je suis toujours ébahie devant ton flot de connaissances inexactes: le Panthéon est un temple, en Grèce, Richelieu était français, ministre mais cardinal donc célibataire, enfin théoriquement.

- Un vrai puits de science! Tu devais être super populaire à l'école. (Ruby souffle sur la peinture fraîche au bout de ses phalanges.)

- C'est vrai que je ne croulais pas sous les preuves d'amitiés, j'étais un peu solitaire.

- Tu m'étonnes, John! T'es consciente que je t'aurais explosé ta tête d'ampoule si on avait été ensemble en classe?

- Et maintenant, on est les meilleures amies du monde. C'est dingue la vie, hein?!

- Ouais! (Elle referme le flacon de vernis) La Grèce, c'est pas là qu'on fait les friandises de toutes les couleurs que tu m'as fait gouté? (Un éclair de gourmandise illumine son regard.)

- Les macarons? Non, c'est français.

- Bénis soient les Français, ces merveilles sont juste divines, orgasmique! (Elle lève les yeux au ciel, une main nonchalamment posée contre son front et s'éventant de l'autre, feignant un malaise.) Non, les trucs carrés, tout mous, avec du sucre!

- Les loukoums? Non, c'est turc, mais c'est à coté, tu t'es pas trompé de beaucoup!

- Tu y es déjà allée?

- En Turquie? Non. (Rêvassant) Aaaah Ankara, Istanbul, la Mosquée Bleue, le Bosphore: la porte de l'Orient, les Derviches Tourneurs... J'adorerai y aller.

- "Comme Jasmine dans Aladin??", cite Ruby,

- "Oui ma chérie, comme Jasmine, mais avec des cocktails!"

- Bah, qu'est-ce que t'attends?

(Louise, exaspérée) - J'ai 8 dollars et des poussières sur mon compte courant, et on est que le 12 du mois. Je n'ai même pas de quoi payer ma part du loyer du mois dernier!

- En parlant de loyer, notre cher logeur est un peu à cran en ce moment... Il devrait s'envoyer en l'air plus souvent, si tu veux mon avis.

- Ou alors, on le paye en temps et en heure?!

- Ah non, pas possible. En 5 ans que je vis ici, j'ai toujours raquer en retard. C'est devenu une tradition, une institution!", déclame-t-elle, solennelle, la paume sur la poitrine.

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