LE MARAIS - 1
"Au seuil de la saison, l'éther se voila de rouge, les eaux s'empoisonnèrent ou se retirèrent. Tout ce qui vécut se délita. Plus de chants d'oiseaux, de rugissements de lions, de cerfs bramant dans les forêts. Finies les stridulations d'insectes et dans les ruches, les fourmilières, les termitières, toutes les souveraines périrent. Les fleurs séchèrent et les arbres perdirent leurs feuilles. Quant aux pauvres mères, elles se lamentèrent sur le corps de leurs enfants agonisants. Ne resta plus alors que le désespoir..."
Chroniques des Temps Obscurs. Bibliothèque Royale de la Cité de Jade
Six mois après la destruction d'Éraland - Terres marécageuses du Jurosalk
Une légère brume couvrait le marais. Sous le ciel rougeâtre, une jeune femme s'attardait, elle semblait hésiter à s'engager. Aucune alternative plus réjouissante ne s'offrait à elle ; à l'est, un désert de cailloux tranchants et brûlants ; à l'ouest, le territoire de tribus devenues cannibales. Ce qui se trouvait en face d'elle, de vastes étendues de boue et d'eaux stagnantes nauséabondes, restait sa meilleure option. Une planche de salut ? Peut-être, si cela ne la menait pas au tombeau.
Ce n'était pas la première fois que la voyageuse devait résoudre un tel dilemme. En définitive, elle parvenait toujours à faire le meilleur choix, ce qui ne voulait pas dire qu'il soit sans danger. La dame d'Éraland rejeta en arrière une mèche brune venue s'égarer sur son visage, mordilla sa lèvre inférieure, ses yeux sombres cillèrent.
Advienne que pourra !
Ainsi décida-t-elle de s'en remettre à la providence. Elle resserra le châle et la bande de cuir qui maintenaient son bébé contre elle. Au sein de toute cette noirceur, son enfant était sa petite lumière, son point d'ancrage, la raison de sa survivance. L'image de Rovor s'imposa à elle, elle se rembrunit.
Je dois le retrouver. Alors, toute cette horreur aura du sens !
Un leitmotiv auquel elle s'accrochait.
L'exilée porta son regard sur le marécage, et sans plus d'hésitation s'engagea sur une sorte de laie qui semblait stable. L'étroitesse du sentier focalisait toute son attention ; l'eau ténébreuse, à gauche et à droite du chemin choisi, n'était pas au premier plan de sa vision. Mais elle entendait de temps à autre, des bulles d'air mourir à la surface. Bien que la jeune mère se doutait que des créatures vivaient là-dedans, elle préférait ne pas s'attarder sur cette éventualité.
Un problème à la fois !
Néanmoins, les clapotis réguliers et inquiétants la maintenaient, aux aguets. Ainsi oubliait-elle la fatigue, la faim, enfin presque, son ventre se noua douloureusement.
Depuis quand je n'ai pas mangé ?
Ovaïa se rappela du goût sec et fade de son repas précédent : des escargots de terre. Rien à voir avec ceux, épicés et moelleux, qu'elle attrapait en compagnie de son frère aîné, après le coucher du soleil, derrière le castel de son père.
La journée, ils s'enfonçaient profondément dans le sol pour y dormir, car il s'agissait de créatures nocturnes. Les rares qu'elle avait trouvés quelques jours plus tôt venaient de s'égarer à la surface. Une des nombreuses incohérences qui prouvait que son monde avait basculé dans la folie.
Un bruit de plongeon la tira brusquement de ses pensées, la jeune femme s'en voulut d'avoir laissé son esprit s'égarer. Elle stoppa sa marche, sa tension intérieure grimpa en flèche. Un tressaillement involontaire la parcourut. Tétanisée, retenant son souffle, le cœur battant, la dame d'Éraland se retourna lentement. Elle dut faire un effort surhumain pour rester immobile.
Kurior !
Pour elle, l'animal qu'elle découvrait n'existait que dans les livres poussiéreux d'Odhur, le mage de sa famille. C'était une légende, mais le vieil homme aimait à dire que toutes les légendes, avaient un fond de vérité. Cette réalité s'imposait à elle ; l'enluminure vue autrefois ne rendait pas justice à la créature. Le regard d'Ovaïa alla de la tête massive et écailleuse surmontée de cornes, à la gueule garnie d'une triple rangée de dents acérées, dégoulinante d'un mucus verdâtre qu'elle présuma empoisonnée. Le corps, recouvert d'écailles et soutenue par des pattes massives, palmées, munies de longues griffes tranchantes, lui sembla bien trop puissant. Une double pointe, caractérisait son pédicule. La jeune femme frissonna d'effroi. Elle pensa brièvement qu'elle aurait préféré affronter les cannibales ; au moins, avec eux, pas de surprise.
La survivante dégagea l'épée familiale de son fourreau. La peur s'effaçait, laissant place à la détermination ; elle s'apprêtait à défendre chèrement sa vie et celle de son bébé. Soudain des pleurs jaillirent. Elle résista à cette distraction : son enfant était à l'abri, emmailloté dans son châle, dissimulé sous une large bande de cuir épais, relié par des lacets noués solidement.
Rares étaient les moments où la jeune femme se séparait du nourrisson, même quand elle combattait. Elle avait appris à s'adapter à cette présence. Il fallait vraiment qu'elle se sente en sécurité, pour le dégager du cocon protecteur où il était maintenu la plupart du temps.
Ainsi, riva-t-elle ses yeux noirs au regard rubescent et féroce de la bête. Kurior se ramassa sur lui-même en émettant un sifflement reptilien ; une langue fourchue apparut. Il se dressa sur ses ergots. Ses mouvements fluides, rapides, impressionnèrent la jeune femme qui serra les dents. Elle fouillait désespérément des yeux la cuirasse écailleuse.
« Toute armure a son défaut, aucune défense n'est infaillible, il suffit de chercher, de trouver et d'agir. »
Les paroles sages de son frère remontaient à sa mémoire, l'emplissant de chagrin. Kurior ne lui laissa pas le temps de s'y appesantir ; il passa à l'attaque. La voyageuse esquiva adroitement cette première offensive, se baissa et se positionna sur sa gauche, autant que la faible largeur du sentier pouvait le lui permettre. Le monstre glissa et ne rencontra que le vide. Il fit volte-face, tout comme elle ; ses yeux cherchèrent encore le point faible du caparaçon.
Hélas, la créature ne semblait avoir aucune faille. Le stress et la peur d'Ovaïa atteignit un nouveau palier. Sa marge de manœuvre dans ce combat inégal se réduisait comme peau de chagrin, surtout sur un tel terrain. Mais, La jeune femme, condamnée à vaincre ou mourir, leva tout de même son épée ; elle était prête à en découdre.
Soudain l'arme s'alourdit, elle recula légèrement, son pied droit s'enfonça dans le sol meuble du sentier. Elle paniqua le temps d'un souffle ; une fatigue malencontreuse la cisaillait. L'affamée chancela et recula encore. Cette fois, sa vue se brouillait, elle ne parvenait que difficilement à maintenir sa garde.
Kurior arrivait sur elle : sa lame retomba pesamment sur l'armure d'écailles, juste entre les deux cornes, sans même l'étourdir. Évitant de très peu la gueule ouverte dégoulinante, elle chuta sur le sol qui s'affaissa. L'épée s'échappa de ses mains, glissa dans l'eau noire du marécage.
La vague d'abattement qui suivit à cet instant eut brièvement raison d'elle. Tous ses espoirs se désagrégeaient, la désespérance les remplaçaient. Arrivait-elle au bout du chemin ? N'étais-ce pas l'épreuve de trop ? Et après tout, n'avait-elle pas droit au repos ? Elle commença à se laisser aller ; l'enfant poussa un cri plus aigu encore.
Cela tira l'exilée de sa torpeur affligée. Elle s'éloigna juste à temps ; évita les griffes du monstre ; se releva lentement. Le souffle court, la jeune mère focalisa son attention sur son adversaire qui repassait à l'attaque.
Je suis morte !
Elle envisagea les options restantes ; en fait, une seule se présentait : la fuite. Cependant, elle voulait récupérer l'épée de son père. La situation semblait insoluble. Soudain, Ovaïa entendit des clameurs, elle se retourna et resta interdite : un groupe d'hommes et de femmes courait dans sa direction.
Et l'enfant cessa de pleurer.
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