LE MARAIS - 5 -

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Ovaïa posa le bébé sur la couche, son visage joufflu éclairé d'yeux noirs était fendu d'un sourire béat, il s'étira en baillant. La jeune femme attendrie caressa sa peau veloutée. Son humeur s'assombrit aussitôt, elle se demanda s'il était bien raisonnable de croire que son fils pourrait survivre à cette ère de ténèbres qui s'était abattue sur le monde. Les jours se succédaient, et l'opacité ambiante s'accentuait.

"Comment lutter ? Comment espérer ?"

Soudain la jeune femme se reprit.

"Non, je dois poursuivre ma quête ! Je dois trouver Rovor, après, tout ira mieux !"

Elle ne démordait pas de cette idée, en sachant toutefois que c'était une illusion. Dans l'immédiat, elle préférait positiver. La voyageuse se leva déterminée à ne pas s'attarder et à reprendre sa route.

À cet instant Jolo pénétra précipitamment dans la pièce. Surprise, Ovaïa eut un mouvement de recul.

— Pardonne-moi d'entrer ainsi, mais c'est urgent.

— Que se passe-t-il ?

— Tu dois partir.

Le ton était impératif, il lui donna un sac de toile.

— C'est de la nourriture pour deux jours, je ne peux faire plus. Il y a deux flasques d'eau également.

Elle était déconcertée.

— Je devais parler à ton chef aujourd'hui. Au fait, combien de temps ai-je dormi ?

— Plusieurs heures, nous sommes le matin. Je t'en prie, dépêche-toi ! Je t'accompagne jusqu'au chemin qui mène hors du marais.

Ovaïa le regardait, hésitante. Elle sentait l'urgence dans sa voix. Puis elle décida de lui faire confiance. Elle se prépara rapidement.

Ils venaient à peine de quitter le village de bateaux, la voyageuse stoppa brusquement :

— À présent, je veux des réponses.

— Je n'ai pas le temps de te les donner. Tu dois quitter le marais, le plus vite possible ! La Prophétesse...

Il s'arrêta. La jeune femme le regardait avec incompréhension.

— Je veux bien te croire, mais m'enfuir ainsi, ce n'est pas bien. Par ailleurs, la prophétesse a été très accueillante avec moi.

— Elle ne l'a pas fait par bonté d'âme. Elle te convoite, ou plutôt elle convoite ton pouvoir.

— Je n'ai aucun pouvoir, si c'était le cas, j'aurais pu sauver ma famille...

— Elle pense le contraire. Le fait que tu aies survécu est pour elle la preuve que tu es exceptionnelle. Elle veut s'approprier ce qui fait de toi cet être hors du commun.

— Admettons que je possède ce pouvoir. Que veut-elle en faire ?

— Elle assure vouloir protéger la communauté.

Soudain, il ferma les yeux, il paraissait accablé.

— Il y a plusieurs mois de cela, un peu avant la grande obscurité, la prophétesse a eu une vision. Elle a vu ce qu'il allait advenir. Alors, elle a décidé avec l'accord de notre chef, de trouver un moyen de protéger le clan. Elle a réussi à obtenir un vieux livre de magie ; dans celui-ci, elle a découvert le moyen de contrôler un antique dragon. Je ne sais par quelle sorcellerie, elle a réussi à le faire venir ici, elle a aussi fait en sorte qu'il ne blesse ou tue aucun des membres du clan. Par contre, tout étranger qui rentre dans le marais, que ses intentions soit bonnes ou mauvaises, est détruit.

— Tu parles du Kurior ?

— En fait, mon père au départ, n'était pas d'accord. Notre communauté a toujours eu pour tradition d'accueillir le voyageur avec bienveillance. Elle demandait d'aller contre cette tradition, assurant que la survie de la tribu demandait des sacrifices, et que c'était à lui de voir ce qui était le plus important. Mon père a accepté, la mort dans l'âme, bien sûr, mais il l'a fait.

— Si elle a déjà ce pouvoir, à quoi cela lui sert-il d'en avoir plus ?

— Utiliser la magie n'est pas sans conséquences ; bientôt, elle n'aura plus la force nécessaire pour contrôler le dragon. Elle dit qu'alors, il s'attaquera à nous, moi je pense qu'il retournera d'où il vient. Qu'importe ce que je crois, cette fois, mon père refuse de la suivre. Je t'en prie, à présent, suis-moi, le chemin menant hors du marais n'est plus très loin.

Ovaïa ne demanda pas plus d'explication, le jeune homme la devança.

— C'est par ici.

Sans plus de réticence, elle se mit dans ses pas.

Jolo ouvrait la marche, il était régulier et rapide. La jeune femme le suivait, elle ignorait véritablement pourquoi, mais elle lui vouait une totale confiance. Ils avaient quitté le village depuis presque une heure. Apparemment, personne ne les poursuivait ; Jolo n'était pas surpris, par contre il restait inquiet. Il savait que la prophétesse n'abandonnerait pas. Il craignait qu'elle n'utilise la magie pour les empêcher de quitter le marais, il la pensait capable d'envoyer le Kurior à leurs trousses.


Pour ne pas inquiéter Ovaïa, il ne lui avait pas fait part de ses hypothèses. Même s'il savait qu'elles risquaient de s'avérer exactes. Jolo préféra se concentrer sur l'instant présent, à savoir : guider la jeune femme hors du marais.

Dès que la prophétesse eut connaissance du départ de Jolo en compagnie de la jeune femme, elle entra dans une grande colère. Toutefois, la devineresse dissimula ce courroux, en premier lieu au chef. Elle comprenait que Jolo n'avait pas pu prendre une telle initiative sans l'accord de son père.


Elle quitta la salle du conseil pour retourner sur son bateau, précisément dans la pièce où elle effectuait ses incantations et interprétations, s'y enferma et se prépara à agir. Il n'était pas question pour la vieille de laisser les fuyards prendre trop d'avance avant d'intervenir, elle comptait même les détruire.

La sorcière sortit une vasque de fer. Après l'avoir remplie d'un liquide opaque et grisâtre. Elle s'installa en tailleur sur le sol, attrapa un couteau rouillé de sa poche et s'entailla le doigt. Levant celui-ci au-dessus de la vasque, elle laissa tomber quelques gouttes de sang dans le récipient. Sans attendre, son regard se figea sur les méandres rubescents qui se mêlait à la mixture ; des visions la submergèrent.

Les jeunes gens lui apparaissaient. Ils progressaient vivement sur une sente étroite et boueuse. La sorcière réalisa qu'à ce rythme, ils quitteraient vite les marais et seraient donc hors de son cercle d'influence.

"Cela ne sera pas !"

D'une voix forte, elle psalmodia des incantations, ainsi invoqua-t-elle le Kurior...

Le couple venait d'atteindre la limite du marais quand un grand silence s'installa sur les eaux noires et fétides. Jolo alerté, stoppa brusquement sa marche. Ovaïa l'imita.

— Que se passe-t-il ?

Il n'eut pas le temps de lui répondre ; de l'onde noire, sur sa gauche, surgit brusquement le Kurior.

La jeune femme, instinctivement, entoura de ses bras le cocon protégeant son enfant en reculant d'un pas. Son visage se tendit, Jolo, courageusement s'avança vers la bête. Ovaïa prit sur elle, elle se rapprocha du jeune homme.

— Avais-tu prévu cette menace ?

— Je me doutais bien que la prophétesse ne se laisserait pas spolier sans réagir.

— Spolier ?

— Façon de parler. C'est ce qu'elle doit penser, enfin... Tu me comprends ?

— Pas vraiment...

Elle n'eut pas le temps d'en ajouter plus, le Kurior passa à l'attaque et se rua sur Ovaïa.

Jolo tenta de s'interposer, d'un revers de pattes griffues, la bête balaya le jeune guerrier qui voltigea à plusieurs mètres et atterrit dans une large mare d'eau boueuse. Ovaïa se retrouva sans défense, face à la créature.

Tant bien que mal, elle tenta de dominer sa terreur. Comme la première fois où elle s'était retrouvée face à la créature, elle dégaina son épée. La voyageuse ne s'interrogeait pas sur sa quasi défaite de la veille, il lui importait juste de vendre chèrement sa vie et surtout de protéger son fils à tout prix.

Quand le Kurior l'attaqua, elle brandit l'arme de son père, sa peur reflua, à ce moment-là un prodige survint !

Ce ne fut d'abord qu'un souffle, une brise légère venue d'on ne sait où, surprenante en ces lieux faits d'odeurs nauséabondes. Puis ce vent s'accentua, se renforça, entoura la jeune femme d'un mur infranchissable, d'une coque protectrice. En même temps, il repoussa violemment la bête. Celle-ci déséquilibrée, tangua, trébucha.

Ovaïa, tout d'abord surprise de cette aide inattendue, l'accepta simplement. Elle pensait qu'il serait bien temps de s'interroger sur ce phénomène, après la bataille, du moins si elle la gagnait. Justement elle aperçut la faille du monstre, celle-là même qui lui avait échappé, lors de sa première confrontation avec le Kurior.

Son assaillant venait de tomber sur le dos. Il offrait au regard d'Ovaïa son ventre, certes recouvert d'écailles, mais aussi un interstice d'à peine quelques centimètres, totalement dépourvu de protection.

Il se remit rapidement d'aplomb. Ovaïa n'en fût pas étonner, ni décourager pour autant. Elle savait à présent où frapper. Une énergie nouvelle parcourut ses veines. sans attendre elle partit à l'assaut de la bête...

Elle frappa la cuirasse, sans l'entamer bien sûr, mais avec suffisament de force pour le faire reculer. Sans lui laisser le temps de se reprendre, elle assena un second coup. Là, le dragon chancela. La jeune femme continua à frapper... Jusqu'à ce qu'il bascule sur le côté, dévoilant une seconde fois la brêche. Cela fût suffisant...

La voyageuse n'hésita pas à s'approcher très près, la visa sans attendre et enfonça profondément son épée dans le ventre du Kurior.

Jolo, à cet instant-là, s'extirpait péniblement de l'eau noire du marais. Il vit la jeune femme embrocher la créature. Ovaïa ôta brutalement l'épée du monstre, un sang sombre jaillit de la blessure. Elle s'empressa de se placer à l'écart et la bête hurla sa douleur !

Son cri glaça le sang de Jolo. Il était effroyable et résonnait dans le marais, il devait s'entendre jusqu'au village. Le jeune homme frissonna en voyant le monstre se tordre, il eut presque pitié de lui. Puis le hurlement s'arrêta, il fût remplacé par une plainte à peine audible.


Le monstre se traîna sur le sol et retourna dans l'eau sombre, coula à pic et disparut. Un calme surprenant suivit, Ovaïa ne réalisa qu'à ce moment-là qu'elle venait de terrasser le dragon ...

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