LE MARAIS - 6 -
Le cri effroyable du Kurior arriva jusqu'au village, tous les membres de la petite communauté étaient figés. Le hurlement cessa. Le chef du village ordonna qu'un groupe de guerriers soit envoyé dans le marais. Il craignait pour la vie de son fils. Ensuite, sans réelle hésitation, il se rendit auprès de la prophétesse.
Il trouva la vielle femme étendue sur le sol, le corps agité de spasmes désordonnés. Il s'approcha. Il nota la vasque renversée et le liquide grisâtre répandu sur le sol. Tulo s'avança encore, il se baissa, posa sa main sur la devineresse. Elle pivota vers lui, il remarqua alors son visage déformé par la douleur, ses mains crispées sur son ventre. Il vit aussi une large plaie qui saignait abondamment. Tulo stupéfait comprit qu'elle avait été faite par une épée.
C'était un non-sens pour lui, car au sein de la communauté, personne n'avait d'épée. Ses guerriers ne possédaient que des couteaux, des javelots. Le temps de résoudre ce mystère n'était pas venu, il y avait plus urgent. Ainsi Tulo reprit-il son sang-froid.
Il appela auprès de la vieille femme plusieurs personnes. Il leur ordonna de la soigner au mieux. (Quoiqu'il doutât qu'elle survive longtemps à une blessure aussi grave). Enfin il quitta la demeure de la devineresse.
Jolo se rapprocha d'Ovaïa, elle fixait l'eau noire dans laquelle le Kurior avait disparu. Le jeune homme remarqua qu'elle était couverte de sang, celui de la bête. Il n'avait pas vraiment assisté à l'affrontement, si ce n'est la fin.
— Es-tu blessée ?
Elle n'eut pas le temps de répondre. Une voix catastrophée et accusatricer retentit.
— Femme stupide ! Qu'as-tu fait ?
Tous deux firent volte-face. Ils se retrouvèrent devant un énergumène grand et osseux, aux cheveux grisonnants. Il devait avoir une cinquantaine d'années et d'un pas furieux, il se hâtait vers eux. Il invectiva la jeune femme. Jolo sur un ton sévère, arrêta ce flot de paroles revanchardes.
— Modère tes paroles, Piroso ! D'abord, que fais-tu ici
— Je venais relever mes nasses, là-bas dans les roseaux.
Il désigna une sorte de bosquet végétal de triste apparence qui avait poussé dans une flaque boueuse, à quelques mètres d'eux. Jolo s'étonna :
— Si loin ?
— Mieux que quiconque, tu sais que le poisson se fait rare dans les marais, ainsi que les oiseaux de vase. Mais, nous ne parlons pas de moi, mais d'elle.
Il désigna Ovaïa. Cette fois, il lui jeta un regard presque haineux.
— Elle a tué le dragon. Elle a tué la seule protection du clan ! À présent, l'obscurité et la mort sont sur nous ! La prophétesse nous a bien avertis, quiconque offense le dragon doit en payer le prix.
Il conclut avec hargne :
— Elle doit mourir !
Ovaïa se raidit, ses lèvres se serrèrent.
— Je n'ai fait que défendre ma vie et celle de mon enfant ; par ailleurs, crois-tu vraiment, homme crédule, que ton dragon t'aurait protégé longtemps des noirceurs qui se sont abattues sur le monde ? Tôt ou tard, les ombres maléfiques se seraient étendues jusqu'ici, avec ou sans lui.
— Tais-toi, femme sacrilège !
Piroso était furieux et menaçant, il s'approcha dangereusement de la jeune femme. Jolo se mit aussitôt devant elle.
— Vas-tu m'empêcher d'exercer sur cette sorcière une juste vengeance ? s'indigna Piroso.
— Aurait-elle dû se laisser tuer sans réagir ? Le dragon l'a attaquée !
— S'il l'a fait, c'est qu'elle est l'ennemie de notre clan !
— J'étais avec elle, il n'aurait pas dû l'agresser !
Piroso laissa tomber sur un ton sans appel :
— Alors, c'est que toi aussi, tu es l'ennemi de notre clan.
Il sortit son couteau, Jolo fit de même.
Ovaïa, effarée, voyait les deux hommes sur le point de se battre, alors qu'ils appartenaient à la même tribu. Elle ne voulait pas ça, elle posa une main ferme sur le bras de Jolo.
— Ne menace pas la vie de ton frère de clan.
Ensuite elle s'adressa à Piroso .
— Écoute, je suis désolée d'avoir dû tuer le dragon protecteur de ta communauté. Si j'avais pu faire autrement, je l'aurais fait. Aucun autre choix ne se présentait à moi.
— En es-tu sûre ? Ta vie est-elle si précieuse ? Tu aurais pu l'offrir pour sauver celle de tous les miens.
Elle eut un triste sourire, elle entoura de ses bras le cocon protecteur où reposait son fils .
— Ma vie importe peu, mais la sienne, oui, car il est l'avenir de ma lignée.
Piroso en resta muet. Elle venait de toucher chez lui la corde sensible.
L'homme grisonnant parut réfléchir. Puis il rangea son couteau, Jolo fit de même. Cependant Piroso reprenait :
— J'admets ton argument. Ce qui veut dire que je t'accorde la vie sauve.
Ensuite, il fixa Jolo. C'est sur un ton sans appel qu'il déclara :
— Mais la mort du dragon demande un sacrifice. Quand la prophétesse sera instruite du sacrilège, elle demandera ta tête, Jolo. Car tu as laissé la femme tuer notre protecteur. Alors, si tu veux un conseil, mène-la hors du marais, et pars avec elle, loin, très loin. En priant les dieux que ce crime ne vous rattrape ni l'un ni l'autre.
Il se détourna d'eux et s'éloigna, laissant Jolo accablé... car d'une phrase, Piroso venait de le condamner à la pire des peines : l'exil !
Jolo se reprit assez rapidement. Il dit à la jeune femme sur un ton un peu sec :
— Tu devrais te rincer un peu. Puis nous reprendrons notre route.
Elle le regardait. Elle était triste pour lui et dit :
— Je suis désolée. Je ne voulais pas que ça se passe ainsi. Si j'avais su...
Il la coupa, plus durement qu'il ne l'aurait voulu .
— Tu te serais laissée tuer, et ton enfant avec toi ? Ne sois pas idiote !
Elle sursauta. Il ferma les yeux, émit un long soupir.
— Il est vain de regretter d'avoir tourné à droite plutôt qu'à gauche. L'essentiel, c'est de poursuivre sa route en espérant avoir pris la bonne direction.
Il ajouta :
— Tu n'es pas responsable, moi non plus. Seule la prophétesse est à blâmer. Avant que ma communauté le comprenne, il faudra du temps.
— Je reste néanmoins désolée.
Il haussa les épaules et conclut :
— Hâtons-nous à présent, nous devons quitter le marais très vite. Espérons qu'une expédition punitive ne sera pas organisée contre nous.
Elle hocha la tête, se rinça sommairement dans l'eau saumâtre du marais, puis se redressa. Tous deux reprirent enfin leur route.
*
En à peine une heure, la vie de Tulo s'était effondrée. Tout d'abord la découverte de la prophétesse, blessée par une arme qui n'existait pas au sein de la communauté. Ensuite le retour des guerriers envoyés dans les marais, bredouilles. Enfin celui d'un membre influent du clan. Celui-ci avait quitté le village afin de relever ses pièges posés dans les eaux marécageuses. Il en était revenu les mains vides, mais avait rapporté une histoire qui avait accablé le chef de la tribu !
Dès ces faits connus, les anciens avaient exigé que le conseil du clan se réunisse.
Tulo avait su que sa position de chef allait être contestée. Il n'était pas du genre à s'accrocher à sa position à tout prix. Ce qui lui importait, c'était le bien commun. Il savait que ce bien commun pourrait être remis en question, s'il était évincé. Cependant, c'est avec dignité qu'il accepta la demande des anciens.
Il comparaîtrait devant le conseil en tant qu'accusé. Quant à son dénonciateur désigné, il s'agissait de Piroso !
La réunion eut lieu dans l'habitation centrale. Celle-là même où, Jolo avait conduit Ovaïa, la veille. Les membres du conseil s'installèrent et la réunion débuta, Piroso attaqua en désignant le chef.
— Tu as failli envers le clan !
— Jamais !
— Par ton fils, tu as failli ! Nieras-tu que tu l'envoyas auprès de la visiteuse pour qu'il l'escorte hors du marais et qu'il la protège ?
— Non, je ne le nie pas, j'ai obéi aux traditions du clan. Tous les voyageurs qui passent par notre communauté bénéficient de notre protection !
— Nulle tradition n'ordonnait à Jolo, de laisser la femme tuer le dragon. Tuer notre protecteur !
— Comment sais-tu qu'il l'a laissée faire ?
— J'étais là, j'ai tout vu !
Tulo eut un sourire quelque peu calculateur.
— Alors, toi aussi tu as laissé la voyageuse tuer notre protecteur ?
L'accusateur eut un mouvement de recul, et d'intenses murmures naquirent au sein du conseil !
Désarçonné, Piroso ne savait plus que dire. Puis il se reprit un peu et se défendit en ces termes :
— Qu'est-ce que j'aurais pu faire ? Si je m'étais interposé,j je serais mort sans doute.
— Ainsi pour sauver ta misérable vie, toi aussi, tu as laissé notre protecteur succomber, sous les coups de la voyageuse ? Tu reproches à mon fils de n'avoir rien fait ?
Piroso blêmit. À présent, c'était son tour d'être sur la sellette. Il regardait les visages des anciens. Ceux-ci le fixaient avec désapprobation. Le rapport de force était inversé. L'accusateur se retrouvait accusé. Tulo se détourna de lui. Il s'adressa au conseil ainsi :
— Je propose d'attendre le retour de mon fils et de lui demander exactement comment cela s'est passé. Car de toute évidence, les affirmations de Piroso sont à prendre avec prudence, si ce n'est avec méfiance.
Piroso serra les poings. Il jeta un regard mauvais à son contradicteur, et il lança étourdiment
— Ton fils ne reviendra pas.
Tulo sursauta et les membres du conseil, stupéfaits, se turent. Le chef se reprit assez vite.
— Mon fils ne fuirait jamais ses responsabilités ! Que lui as-tu dit pour l'inciter à ne pas revenir parmi les siens ?
Piroso se troubla. Il était soudain mal à l'aise. Le plus vieux des conseillers s'adressa à lui .
— Réponds à notre chef, et tâche de ne pas mentir.
L'homme grisonnant n'avait pas le choix. Parce qu'au fond, il était foncièrement honnête, il raconta les choses telles qu'elles s'étaient passées. Quand il eut terminé, Tulo fortement contrarié lança :
— De quel droit as-tu jugé et condamné mon fils ? Ce n'était pas à toi de prendre une telle décision.
— Comme chacun dans la communeauté, il est de mon devoir d'énoncer une sentence si je l'estime justifiée.
Tulo prit le conseil à témoin .
— Je propose que des hommes soient envoyés sur les traces de Jolo, afin qu'il soit ramené devant vous, pour expliquer ce qu'il s'est passé, de façon exacte. On ne saurait le condamner sans qu'il soit entendu.
Les anciens se regardèrent. Puis, le plus vieux déclara :
— Nous allons en discuter. Sortez tous les deux.
Ainsi ils quittèrent les lieux. Une fois dehors et sans un mot à l'adresse de Piroso, Tulo décida de se rendre auprès de la prophétesse. Quant à son contradicteur, il resta à attendre dehors, la fin des délibérations du conseil.
Quand Tulo entra chez la vieille femme, Diri était vers elle. Il y avait aussi le soignant du clan. Celui. Le chef s'adressa à lui :
— Comment va-t-elle ?
— Elle est toujours vivante, ce qui est déjà miraculeux. J'ai arrêté le saignement et pansé sa plaie, mais elle reste inconsciente. En fait, elle aurait déjà dû revenir à elle. Or, il n'en est rien. C'est singulier.
Tulo n'eut qu'un soupir .
— Tiens-moi au courant.
Il quitta la demeure de la prophétesse...
Tulo avait attendu en compagnie de Piroso, la fin des discussions du conseil. Quand celui-ci les rappela, une heure était passée.
Tous deux se retrouvèrent devant les anciens. Le plus âgé parla.
— Voilà ce qui a été décidé : Ta proposition Tulo a été envisagée. À savoir, envoyer des hommes sur les traces de ton fils, afin qu'ils le ramènent devant nous, pour qu'il puisse se défendre. Cependant, étant donné la mort du dragon, nous préférons attendre avant de priver la communauté de protection. Nous voulons voir si les terribles événements prévus par la prophétesse, surviendront ou pas. Surtout à présent que notre protecteur est mort. En conséquence, tous les guerriers du clan resteront ici. En attendant, tu restes notre chef, tu gardes ton autorité. Quant à toi Piroso, retourne à tes affaires et tâche de faire oublier que tu as failli aussi à protéger le dragon.
Il fit une pause, avant de demander au chef :
— Comment va Latiri ?
Tulo cilla, il expliqua ensuite la situation de la devineresse. Il conclut :
— L'avis de notre soignant est qu'il faut attendre.
— Nous attendrons donc.
Cette phrase mit fin à la réunion, tous les anciens quittèrent la salle.
Piroso fit de même.
Tulo resta seul. Il savait que, pour tous, se préparaient des jours d'incertitude...
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