Les Monts de Cuivre - 5 -
Les jeunes gens marchaient sur la sente étroite et accidentée depuis plusieurs heures. Sous le ciel incarnat régnait la même chaleur que d'habitude. En sueur, ils commençaient à ressentir la fatigue due à l'ascension. Ovaïa brisa le silence, tacitement demandé par Jolo.
— Sommes-nous bientôt arrivés ?
Plus ou moins perdu dans ses pensées, il ne répondit pas. Elle réitéra sa question. Il tressaillit, jeta un bref coup d'œil derrière lui, avant de détourner la tête.
— Je ne sais pas.
— Comment ça tu ne sais pas ? Je croyais que tu connaissais bien ces montagnes ?
— Oui... Normalement je les connais. La dernière fois que j'y suis venu, c'était il y a cinq ans, cela a beaucoup changé depuis. D'autre part...
Là, il s'arrêta de parler. Ovaïa le pressa de le faire .
— Quoi d'autre part ?
— Habituellement, ce chemin est très fréquenté. Nous aurions dû déjà rencontrer nombres de personnes.
La jeune femme cilla, avant de dire sur un ton fataliste :
— Sans doute que la grande obscurité les a rattrapées.
— Je prie les Dieux que ce ne soit pas le cas.
Il stoppa sa marche et reprit son souffle. Tout comme Ovaïa, il sentait la fatigue l'envahir. La jeune femme réfléchissait.
— Dis-moi, de quoi vivent les gens de la montagne ?
— Comment ça ?
Patiemment elle poursuivit son idée.
— Quelles sont leurs ressources ? De quoi tirent-ils leur subsistance ?
— Oh ? Eh bien, il y a peu de gibiers et de végétations ici, alors ils vivent du commerce du cuivre. Enfin la plupart d'entre eux.
— Uniquement de commerce, d'échanges avec les autres communautés humaines, n'est-ce pas ?
— Oui. En majorité, ils travaillent pour les seigneurs du monde. Ceux-ci paient bien. Enfin, c'est ce qu'Abeth avait dit à mon père.
La jeune femme prit note de ces informations. Brusquement, elle était inquiète, mal à l'aise. Jolo perçut ce trouble.
— Que se passe-t-il ?
— Je me disais, si les clans de la montagne ont toujours compté sur le commerce du cuivre pour vivre et dans la mesure où presque plus personne ne doit venir jusqu'ici et que les ressources dans ces montagnes sont rares, il y a le risque que ces gens soient retournés à la sauvagerie.
Sans comprendre, ou alors peut-être qu'il ne le voulait pas vraiment, il objecta :
— Qu'entends-tu par là ?
— Tu sais ce que j'entends par là.
Jolo comprit enfin. Il blêmit et frissonna de terreur. Puis il la domina.
— Non, Abeth n'aura pas permis que cela arrive à son clan.
— Tu n'en sais rien.
— Si tu le connaissais, tu ne dirais pas ça. C'est un homme bon, pieux, soucieux de vivre selon l'éthique des écritures divines.
— J'en suis sûre. Ce que je sais aussi, c'est que l'être humain, acculé dans ses derniers retranchements, est capable du pire pour survivre. Crois-moi, depuis mon départ d'Eraland, j'ai vu ça à maintes reprises.
— Poursuivons notre route. Pour ce qui est de tes craintes, j'espère qu'elles ne seront pas justifiées. Je te promets que nous approcherons du village d'Abeth, avec prudence.
Elle hocha la tête, sans dire un mot. Ils reprirent leur marche sous la voûte blafarde du ciel. Ovaïa eut alors l'impression que l'atmosphère s'alourdissait. Puis elle réalisa que c'était autre chose. Elle trouva. Elle était envahie d'une terreur absolue. La jeune femme dut prendre sur elle pour ne pas rebrousser chemin, mais elle se jura que quoi qu'il arrive, elle protégerait son enfant envers et contre tous.
Le dragon cheminait sur le raidillon abrupt. Il était toujours dans les pas des jeunes gens, ou plutôt, il suivait l'odeur d'Ovaïa. La lassitude ne semblait pas avoir de prise sur lui. Son allure était régulière et rapide. Sa langue bifide, de temps à autre, venait effleurer la roche montagneuse.
Il percevait ainsi d'invisibles traces, associées à la jeune femme. En même temps, son odorat captait de fortes odeurs, celles de la sueur de l'homme et de la femme. Il y en avait une troisième, différente et très expressive pour le Kurior, associé au bébé d'Ovaïa.
Un cri inattendu, presque incongru, dans cette ambiance de fin des temps, interpella la bête. Elle leva la tête et vit passer au-dessus d'elle une créature volante. Curieuse, elle la suivit des yeux. Puis celle-ci disparut derrière une crête de pierre. Le Kurior fixa un moment l'endroit où l'animal avait disparu. Était-ce bien un animal ? Cependant, il se détourna et continua sa marche.
Les jeunes gens, presque en même temps que le Kurior, entendirent le cri. Eux aussi levèrent la tête vers le ciel. La créature passa au-dessus d'eux. La jeune femme avec inquiétude, demanda :
— À ton avis, qu'est-ce que c'est ?
Dubitatif, Jolo suivi des yeux le volatile.
— J'en sais rien, je ne reconnais pas cet oiseau... Je ne suis même pas sûr que ce soit un oiseau.
Soudainement, le sang d'Ovaïa se glaça dans ses veines. Elle venait de reconnaitre cet être, elle blêmit.
— Je me souviens, à présent, j'en ai déjà vu.
Le jeune homme curieux la regarda.
— Vraiment ? C'est quoi ?
— Un démon...
Face à des propos exprimés avec une telle certitude, Jolo faillit protester, il réalisa que la jeune femme était sûrement dans le vrai. Il frémit légèrement et regarda Ovaïa. Son désarroi transfigurait son visage en un masque de pure frayeur. Ses yeux sombres brillèrentde chagrin, ses jambes flageolèrent, ses forces l'abandonnèrent. Elle se laissa glisser vers le sol en déclarant :
— J'ai besoin de me reposer quelques minutes, juste quelques minutes.
Il hocha silencieusement la tête et prit place auprès d'elle. Il scruta de nouveau le ciel. La créature volante venait de disparaitre. Le jeune homme reporta son attention sur la voyageuse.
À présent, Ovaïa tentait de maîtriser le sentiment d'horreur qui menaçait de la submerger. Elle se croyait ramenée aux heures les plus sombres de son périple, juste après sa fuite d'Eraland. Jolo devinait cette détresse sur son visage, alors, il se permit de poser une main rassurante sur son épaule.
— Calme tes craintes. Tu n'es pas seule !
Elle releva la tête et croisa ses prunelles d'ambre claire. La jeune femme lut dans celles-ci un désir réel de l'aider et la soutenir. Elle sut à ce moment-là qu'elle pouvait compter sur lui, qu'il ne lui ferait jamais défaut.
C'était en soi, assez irrationnel, car après tout, elle le connaissait à peine.
Cette certitude, malgré tout, elle la faisait sienne : Jolo serait un appui indéfectible dans la poursuite de sa quête. Ovaïa sourit en le remerciant.
Ses craintes s'envolaient, au moins pour l'instant présent. Jolo le compris, il se releva, lui tendit la main et proposa :
— Nous y allons ?
La voyageuse glissa ses doigts dans sa paume, se remit debout, et, sans un autre mot échangé entre eux, ils reprirent leur périple.
Ils marchèrent encore deux bonnes heures avant d'arriver au bout du sentier. Ils débouchèrent sur un plateau constitué d'éboulis de roches et de terre mêlées. Là, tentait de survivre une maigre végétation, constituée de pins chétifs et de quelques touffes d'herbes rabougries et sèches. La jeune femme demanda à Jolo :
— Cela ressemble à tes souvenirs ?
— En partie.
— Qu'est-ce qui a changé ?
— Avant, il faisait froid ici. Aujourd'hui, le climat est lourd et chaud. La végétation est toujours aussi rare et chétive.
Ovaïa allait répliquer, mais un hurlement effroyable retentit. Du ciel tomba alors un monstre, un épouvantable monstre. Il s'écrasa sur le sol juste devant Jolo. Celui-ci remarqua qu'il était criblé de flèches, la bête agonisait.
Pour sa part, Ovaïa reconnut le démon entraperçu plus tôt, dans le ciel. L'un et l'autre n'eurent pas le temps d'échanger leurs impressions sur cet événement. Une clameur retentit.
Une horde d'hommes et de femmes surgit sur le plateau.
Très vite, les jeunes gens furent cernés. Les assaillants les visaient de leurs flèches. Ovaïa sans hésiter, sortit l'épée de son fourreau. Elle se plaça ensuite en position défensive, prête à vendre chèrement sa vie et surtout celle de son fils. Une voix tonna :
— Faites place !
Les vociférations des agresseurs se turent. Ils s'écartèrent du couple pour laisser passer un autre personnage. Jolo fronça les sourcils, puis son regard s'éclaira. C'est avec soulagement qu'il s'exclama :
— Abeth ?!
L'homme n'était pas très grand, mais musculeux et maigre, ses yeux bleus perçants et froids, son crâne recouvert de cheveux filasses et gras inégalement coupés. En s'avançant vers Jolo, il enveloppa Ovaïa d'un regard de convoitise qui glaça la jeune femme jusqu'aux os. Elle recula d'un pas, sans lâcher son épée. Le dénommé Abeth stoppa devant le jeune homme.
— Jolo ! En voilà une surprise ? Que fais-tu donc si loin de ton marais ?
Il ajouta en désignant Ovaïa.
— Et en une compagnie aussi surprenante ?
De nouveau, les yeux d'Abeth, brillants de concupiscence, se posèrent sur la voyageuse. Jolo à son tour fut alerté, avait de la peine à reconnaître dans cet individu l'homme qu'il avait rencontré autrefois avec son père.
— J'escorte Ovaïa jusqu'en Surilor. Elle doit y rejoindre son époux.
— Oh ? Je vois ! Tu es son protecteur ?
— Son guide surtout.
Un silence suivit. Abeth les dévisageait d'un air calculateur. Tout à coup, il sourit :
— Soyez les bienvenus, il va de soi que le clan des grottes jaunes vous offre l'hospitalité.
Jolo se détendit légèrement. Ovaïa restait méfiante. Néanmoins, elle rangea son épée. C'est à ce moment-là que le bébé se mit à pleurer.
Abeth, stupéfait, se figea puis s'exclama à l'adresse de la jeune femme :
— Tu as un enfant et tu voyages avec lui ?
Elle consentit à répondre du bout des lèvres :
— Oui.
Il secoua la tête et reprit sur un ton quelque peu moralisateur :
— Il est bien imprudent de faire naître des enfants en ces temps troublés. De les laisser grandir, surtout et pire, voyager.
Elle répliqua :
— Les enfants arrivent quand ils doivent arriver. Ce sont aux Dieux de décider. Par ailleurs, celui-ci a été conçu avant la grande obscurité. D'autre part, je n'ai pas à me justifier devant toi.
Abeth fut secoué d'un rire bizarre. Puis prit Jolo à témoin.
— Elle a de la répartie et du caractère, dis-moi ? Le mari, eh bien, il ne doit pas s'ennuyer.
Le ton égrillard, choqua Jolo.
— Tu devrais témoigner d'un peu plus de respect à Ovaïa.
Abeth eut un geste d'apaisement.
— Désolé, je ne voulais offenser personne. Venez à présent. Je vous fais les honneurs de mon clan.
Il leur fit signe de le suivre. Ilo ordonna à ses guerriers.
— Emportez la carcasse de la bête. Au moins, pour ce soir, le repas est assuré.
Il fut aussitôt obéi. Quant aux voyageurs, ils emboîtèrent le pas d'Abeth, même si ni l'un, ni l'autre, ne lui faisait pas vraiment confiance. Ils n'avaient pas vraiment le choix.
Ovaïa pensa à cet instant, que loin d'être les invités de ce chef de clan, ils en étaient devenus les prisonniers...
Annotations