Les Monts De Cuivre - 6 -
Rejoindre le village d'Abeth ne leur prit qu'une demi-heure. Le couple effectua ce trajet à côté du chef de clan. Cependant, autour d'eux les hommes et femmes d'Abeth les serraient de près. En arrivant, Jolo eut du mal à reconnaître les lieux où il était venu avec son père, cinq ans plus tôt. Tout y était négligé. Les gens qui sortaient des huttes étaient maigres et leurs visages aux orbites creusées, haves et sales. Ovaïa jetait sur cette communauté un regard méfiant et craintif. Soudain elle fronça les sourcils.
— Rien ne t'intrigue chez eux ?
Il soupira et répondit à voix basse :
— Beaucoup de choses en fait. Par rapport à ce que j'ai connu, tout est très différent...
— Cherche encore...
Il regarda autour de lui.
— Non, je ne vois pas.
Elle révéla sur un ton quelque peu angoissé.
— Il n'y a pas d'enfants !
L'évidence frappa Jolo à ce moment-là. Il fut effrayé de cette absence qu'il découvrait. Il se rappelait sa précédente visite : les visages ouverts et souriants, les enfants qui criaient, jouaient, couraient se faisaient gronder pour une bêtise ou une autre par un adulte. La gorge du jeune homme se serra.
"Où sont-ils passés ?"
Il redoutait d'avoir une réponse, tant il entrevoyait le pire. Abeth les fit stopper devant une hutte et pivota vers eux .
— Eh bien, vous voilà arrivés. Vous allez rester là-dedans, le temps que je consulte notre mage à votre propos.
Stupéfait, Jolo s'exclama :
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Le chef de la communauté eut un sourire torve et cette réponse qui effraya un peu plus Ovaïa.
— Il va consulter les runes, pour savoir ce que nous devons faire de vous !
Il ne laissa pas à Jolo le temps de répliquer. Il pivota vers Ovaïa et lui ordonna sur un ton coupant :
— Avant toutes choses, ma belle, tu vas me confier ton épée.
— Sûrement pas !
Elle recula d'un pas, aussitôt un homme la bloqua dans une étreinte de fer, tandis qu'Abeth déclarait :
— Je crains que tu n'aies pas le choix !
Les yeux de la jeune femme s'écarquillaient de stupeur, de colère aussi et de peur. Elle réalisait qu'ils étaient piégés. Jolo tenta d'intervenir, il s'avança vers celui qui tenait la jeune femme.
— Lâche-là !
Le guerrier brandit alors un poignard et le plaça sur la gorge d'Ovaïa en susurrant :
— Ou alors quoi ?
Abeth intervint, faussement conciliant.
— Allons les amis, allons ! Pas de violence ! Nous sommes tous des gens civilisés, n'est-ce pas ?
Il ordonna à l'agresseur :
— Laisse-la !
Il obéit. Le chef s'adressa ensuite à Ovaïa, d'un ton coupant et impératif :
— Ton épée, sinon je dis à Gorio d'égorger ton enfant !
Ovaïa épouvantée, obéit. Ensuite tous deux furent poussés dans la hutte sans ménagement. Abeth dit à deux guerriers de monter la garde devant la porte. L'épée d'Onyx à la main, il se dirigea vers le fond du village.
La maison dans laquelle Abeth rentra, était la plus grande du village. Située près de la mine évidemment, fermée, le chef du village partageait l'habitation avec, entre autres, le mage. Il pénétra dans une salle enfumée, au centre de celle-ci, un foyer sur lequel était posé une marmite fumante. De celle-ci émanaient des senteurs lourdes. Abeth les trouva appétissantes ; il s'approcha de la vieille femme qui remuait le contenu du chaudron.
— Qu'est-ce que tu as fait cuire, l'Ancêtre ?
— Une partie de la contribution d'Acely !
— Hum... Elle ne s'est pas trop fait tirer l'oreille ?
— Un peu, mais elle n'avait aucun intérêt à protester.
— C'est presque dommage, nous avons trouvé du gibier.
Il désigna la grosse casserole.
— Cette viande-là aurait pu attendre.
— Oh ? Vous avez tué et ramené le démon ? Celui qui est passé au-dessus du village tout à l'heure ?
— Entre autres.
La vieille fronça les sourcils. Elle interrogeait le chef du regard, et espérait des précisions. Abeth n'en donna pas. Il s'empara de la cuillère que tenait l'Ancienne, la plongea dans le ragoût fumant et la porta à ses lèvres. Il fit claquer sa langue, sourit et dit :
— C'est pas mauvais.
Il rendit l'ustensile, s'éloigna et passa dans la pièce contiguë.
Il trouva celle-ci occupée par un homme de son âge. Il s'agissait du mage. Celui-ci tournait les pages d'un très vieux livre, avec un soin extrême. Il leva les yeux sur l'arrivant, remarqua aussitôt ce qu'il tenait en main, l'épée d'Ovaïa. Intrigué, il s'exclama :
— Où as-tu trouvé cela ?
— Elle est à une femme qui voyage avec Jolo, le fils de Tulo du marais.
— Bien sûr ! Tu... les a tués ?
— Juste enfermés. Je voulais te consulter avant d'agir.
Le mage exigea.
— Laisse-moi toucher cette épée.
Sans hésitation, Abeth lui la confia. Dès qu'il l'eut en main, il sentit les visions le saisir, Abeth le vit sursauter.
— Je sens un pouvoir immense, incommensurable même. Par les Dieux !
Il lâcha brusquement l'arme qui tomba sur le sol terreux. Le mage fixa Abeth, et déclara sur un ton impératif :
— Tu dois les laisser partir. Les retenir amènera de grands malheurs sur nos têtes.
— Qu'est-ce que tu racontes ?
— La vérité. Laisse-les poursuivre leur voyage sans leur faire de mal. Avant cela, rends son épée à la femme. C'est mon conseil.
Abeth eut un rire sec.
— Cela ne te ressemble pas cette indulgence. T'affaiblirais-tu ?
— Crois ce que tu veux. Fais ce qu'il te chante. Je m'en tiens à ce que j'ai dit.
Abeth le contempla un long moment. Puis il ramassa l'épée et décida :
— Je vais y réfléchir.
Il quitta la pièce...
Abeth avait rejoint la salle principale. Avant cela, il dissimula l'arme d'Ovaïa dans sa pièce de repos. L'homme regarda la vieille femme. Elle était toujours là, à remuer le ragoût qui cuisait encore dans la marmite.
— Tu iras porter à manger au mage.
Ensuite il parti de la maison. Il venait de prendre sa décision à l'égard des voyageurs. À grands pas, il se dirigea vers la hutte où il les avait enfermés.
Depuis leurs enfermements dans la cahute, les jeunes gens se taisaient, ils étaient trop abattus pour parvenir à parler. Jolo s'en voulait de n'avoir pas anticipé une telle attitude de la part d'Abeth. Bref, d'avoir fait confiance aux souvenirs qu'il avait de cette communauté. Quant à Ovaïa, elle était terrorisée. Les doutes qu'elle concevait depuis sa rencontre avec cette tribu, devenaient des certitudes. Soudain, elle commença à dire :
— Jolo, notre vie est...
Abeth entra, elle dut se taire. Le chef les toisa :
— J'ai pris ma décision vous concernant.
Jolo le scruta puis répondit :
— Nous t'écoutons...
Abeth eut un sourire sans joie :
— Vous pouvez partir, mais j'y mets deux conditions. D'abord, je garde ton épée, ma belle...
Ovaïa pâlit, elle ouvrit la bouche pour protester, mais Abeth ajoutait :
— Je garde aussi le bébé.
Ovaïa se raidit et recula d'un pas. Ses pires craintes se confirmaient. Jolo refusait de comprendre.
— Que veux-tu en faire ?
Le visage d'Abeth se fendit d'un rictus :
— Demande à ta compagne. Je crois qu'elle a déjà compris. Assurément, elle a plus d'instinct que toi.
Jolo fixa Ovaïa qui d'une voix blanche déclara :
— Ils sont cannibales, Jolo. Ils veulent mon enfant pour s'en nourrir...
La jeune femme s'adressa au chef de clan, sa voix était suppliante :
— Je vous en prie, vous pouvez garder l'épée, mais épargnez mon enfant...
Jolo, qui était glacé d'effroi renchérit :
— Tu ne peux pas faire ça ! Qu'as-tu fait des règles d'hospitalité en vigueur ? Comment as-tu pu laisser ta communauté sombrer dans une telle sauvagerie ?
— De quel droit me juges-tu ? Où étais-tu durant tous ces mois ? Caché dans ton marais ? Protégé par ta sorcière de prophétesse ? Quand l'armée de démons a fondu sur ces montagnes, ils ont détruit le peu de ressources que nous possédions. Le commerce du cuivre s'est arrêté, car plus personne ne venait nous en acheter. Après leur départ, il a fallu lutter jour après jour, pour survivre.
Il secoua la tête et poursuivit :
— Quelqu'un a dû prendre des décisions difficiles. C'est moi que les dieux ont choisi pour les imposer.
Il se calma et conclut sur un ton sans appel :
— Ce que je vous propose est le mieux que je puisse faire. J'ai toute une tribu de gens affamés à nourrir et contrôler. Ils ne comprendraient pas que je vous laisse partir sans une contribution à leur survie. Alors, c'est ça le marché, l'épée plus le bébé, sinon je garde tout, vous y compris !
Ovaïa épouvantée s'exclama :
— Alors prenez-moi à la place de mon enfant.
— Mon devin pense qu'il faut te laisser en vie.
Jolo avait la gorge serrée :
— Alors ça sera moi, laisse Ovaïa tranquille.
Abeth allait sortir sans répondre mais Jolo lui lança en désespoir de cause :
— Tu aurais pu conduire tous ces gens hors des montagnes, pour commencer une vie ailleurs, sans toutes ses horreurs !
Le chef eut un rire sec et cette dernière parole :
— Parce que tu crois vraiment, qu'ailleurs c'est mieux qu'ici ? Dans quel rêve vis-tu ? Le monde a sombré dans la folie Jolo, redescends et regarde la vérité en face. Bienvenue dans mon cauchemar !
Les voyageurs restèrent seuls. Jolo sentit le désespoir le submerger ? Ovaïa, pour sa part, s'effondra en larmes en serrant son enfant dans ses bras...
Le dragon était arrivé sur le plateau de roches à la maigre végétation. Des senteurs multiples le submergeaient. Celles liées aux voyageurs, mais d'autres aussi, innombrables et écœurantes. Un relent particulier se détachait nettement de celui attaché aux humains, interpellant suffisamment le Kurior pour qu'il s'y arrête. La bestiole suivit l'odeur et arriva à l'endroit où le démon s'était écrasé. Il flaira les taches de sang noir, presque asséchées, sa langue bifide les goûta. Il s'éloigna et chercha à nouveau les odeurs liées à Ovaïa, les trouva, ne les lâcha plus quitta les lieux pour se lancer, encore une fois, sur la piste des voyageurs...
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