Les Monts de Cuivre - 9 -
Hommes et bêtes ressentaient durement le contrecoup de la chaleur accablante qui générait une ambiance lourde et épuisante. Les villageois, plus touchés par cette fatigue, beaucoup n'avaient pas l'habitude de marcher aussi longtemps, trainaient les pieds. Le convoi avait quitté le village depuis plusieurs heures, quand Obro se rapprocha de Dokar.
— Seigneur, il va falloir faire une pause, sinon beaucoup ne tiendront pas le choc.
— Hum.... Il n'y a guère d'endroit où se reposer, rien ne se présentera avant le village du clan des pierres.
— Arrêtons-nous quelques minutes sur place. Les sentiers sont si peu fréquentés à présent, que cela ne gênera personne. Cela nous permettra également de faire une distribution d'eau.
Le jeune seigneur d'Ikryl donna son accord. La halte fut donc ordonnée.
Jolo avec d'autres, distribuait l'eau. Il passa près du chariot où était installée Ovaïa.
— Tu as soif ?
Elles sourit.
— Cela ira, je te remercie. Ma gourde n'est pas encore vide. Réserve l'eau pour ceux qui sont à pied, comme toi, par exemple.
Il hocha la tête silencieusement et se serait éloigné si la jeune femme ne l'avait interpellé .
— Une minute, Jolo !
Il pivota vers elle.
— Est-ce que tu m'en veux ?
Il se troubla avant d'assurer :
— Bien sûr que non !
— Alors pourquoi est-ce que tu m'évites ?
— Ovaïa, je... C'est différent à présent...
— Pourquoi tu dis ça ?
Il soupira. Il allait répondre, mais quelqu'un lui faisait signe.
— Jolo, mon outre est vide. Tu en as encore ?
Il répondit à cet intervenant :
— J'arrive !
Ensuite il s'adressa à la jeune femme :
— Nous parlerons de ceci plus tard.
Il s'éloigna du chariot, sous le regard perplexe d'Ovaïa. Celle-ci détourna la tête et regarda devant elle. La troupe d'hommes, de femmes et de chevaux s'étirait sur la piste poussièreuse. Son chariot, situé en milieu de cortège, lui donnait l'impression d'être submergée. En fait, sa relative solitude lui manquait. Elle avait tellement pris l'habitude de prendre des décisions seule, qu'à présent elle se sentait démunie. Un cavalier s'approcha. C'était Dokar.
— Comment vas-tu ?
— Bien...
— L'enfant aussi ?
— Oui, il est très sage...
Dokar osa un bref regard vers le nourisson puis hocha la tête avant de s'éloigner. La jeune femme replongea dans ses pensées.
Assit sur le sol, Abeth et Gorio profitaient de cet arrêt. Ils buvaient l'eau qu'on leur avait apportée en grignotant un peu du pain de voyage, distribué par le seigneur d'Ikryl juste avant le départ. Gorio déclara soudain sur un ton un peu trop fort :
— Ça vaut pas la viande !
Un cavalier qui passait près d'eux leur jeta un regard désapprobateur. Abeth pour sa part, donna une bourrade à l'homme.
— Tu devrais parler moins fort, ou encore mieux : tu devrais te taire...
— J'ai rien dit de mal.
— À quoi pensais-tu en parlant de viande ?
Le butor répondit stupidement :
— Ben, tu le sais bien, chef...
— Ferme-la ! Tu veux donc que nous soyons tués ?
— C'est pas ce qu'ils vont faire de toute façon ?
Abeth le scruta, avant de regarder autour de lui.
— Nous ne serons pas toujours en aussi mauvaise posture, Gorio. Tu dois être patient.
— Tu veux dire...
— Tu fais profil bas, tu la fermes et je te promets que très bientôt, nous mangerons autre chose que ce pain au goût de moisi...
Gorio fit silence. Satisfait, Abeth se tut aussi. Tous deux recommencèrent à manger.
Cependant, de loin, Obro avait assisté à leur aparté. Il n'en avait pas compris la teneur, bien sûr, mais il n'avait pas vraiment apprécié leurs mines complices. Il talonna son cheval et rejoignit Dokar.
Obro arriva vers le jeune seigneur.
— Abeth prépare quelque chose !
L'attention de Dokar fut captée.
— Qu'est-ce qui te fait penser ça ?
— Je ne sais pas trop ! Leur air un peu trop complice, peut-être. Mon instinct aussi. Je pense seigneur, qu'il aurait été sage de les exécuter avant notre départ !
Avec intransigeance, Dokar rétorqua :
— Il est important en ces temps difficiles, de suivre les lois établies. Cela nous permet de rester des hommes et non de devenir des bêtes malfaisantes, comme eux.
Obro, confus, répondit :
— Je suis désolé, monseigneur. Je ne souhaitais pas sous-entendre que vous aviez pris la mauvaise décision.
Dokar eut un bref sourire, qui s'effaça très vite.
— Ceci étant précisé, renforce la surveillance autour d'eux et vérifie régulièrement la solidité de leurs entraves.
— À vos ordres, monseigneur !
Il s'éloigna de Dokar. Celui-ci eut un léger soupir. Ses yeux se levèrent en direction du ciel qui était toujours rouge, un peu vineux en cette heure de la journée.
"Qu'est-ce que je ne donnerai pas pour voir un peu de bleu !"
Il fit signe à Obro de loin. Celui-ci comprit, il était temps qu'ils reprennent leur route.
La troupe d'humains s'ébranlait de nouveau. Elle cheminait sur un sentier qui serpentait au milieu des rochers. C'est de là que le Kurior suivait leur progression. Il surplombait la colonne bruyante et transpirante, qui soulevait en marchant des tonnes de poussière, ce qui rendait l'atmosphère encore plus irrespirable que de coutume. Le dragon n'en était pas incommodé. Il bondissait de bloc de pierre en bloc de pierre. Il ne faisait pas un bruit et personne parmi les gens qui peinaient en contrebas, ne se doutait de sa présence.
Le dragon stoppa quand le cortège s'arrêta, puis, se remit en route dès la pause terminée. Ainsi continuait-il, obéissant à la voix intérieure qui s'adressait à lui. Il la comprenait sans mal.
"Protège-la à tout prix..."
Le Kurior ne comptait pas décevoir cette attente. Ainsi restait-il dans les pas d'Ovaïa, sa fidélité demeurait inébranlable...
Plusieurs heures de route se terminèrent quand le convoi entra sur le territoire du Clan des Pierres. C'était le coucher du soleil : un crépuscule rouge sombre. On alluma les torches.
Tous se rassemblèrent sur une petite esplanade rocheuse déserte qui se trouvait au centre du village. Les habitations vidées de ses occupants, qui s'étaient enfuis depuis plus de trois mois, rendaient les lieux sinistres. Leur départ survenu après une des nombreuses attaques des guerriers d'Abeth avait été la goutte d'eau faisant déborder le vase, pour cette communauté. Lors de ces événements tragiques, plus de la moitié des femmes et des enfants du Clan des Pierres avait été capturée. Leur chef avait pris contact avec les autres tribus, mises à mal par Abeth. Après concertation, ils avaient organisé leur fuite et quitté les montagnes.
Dokar qui connaissait ce drame, en avait informé Ovaïa.
— Les crimes de cet homme n'en finiront-ils donc jamais ?
— Je me plais à croire que c'est le cas, à présent, répondit Dokar
Quoi qu'il en soit, dès leur entrée dans le village, le seigneur d'Ikryl organisa l'installation. Cela dura une heure. Bien sûr, Abeth et Gorio furent enfermés à l'écart des autres. Pour sa part, Dokar s'attribua la maison principale. Ovaïa et Jolo le suivirent, ainsi que quelques autres cavaliers, dont Obro. On distribua de la nourriture et de l'eau, des tours de gardes s'établirent. Jolo, naturellement se proposa pour y participer.
Le calme s'installa. La plupart des hommes et des femmes du Clan des Grottes Jaunes étaient si fatigués, qu'ils plongèrent dans le sommeil dès qu'ils eurent mangé. Dans la maison principale, Ovaïa et Dokar discutaient. Jolo était de surveillance devant la hutte d'Abeth et Gorio. Quant à ces derniers, ils étaient bien loin du sommeil !
Allongés dans la pénombre, sur des couvertures posées à même le sol, les deux hommes avaient les yeux grands ouverts. Chacun était perdu dans ses pensées. Soudain, Gorio demanda :
— C'est quoi ton plan, chef ?
— Quel plan ?
— Pour nous sortir de là, c'est ce que tu as dit tout à l'heure ?
Sans le regarder, Abeth rétorqua :
— Je suis en train d'y réfléchir.
Il ajouta en fixant son comparse.
— Tu te rappelles notre dernière razzia ici ?
L'autre eut un rire gras.
— Et comment, j'ai ramené une petite blonde drôlement existante ! Je me suis gavé des deux manières !
Là, il salivait. Abeth tout de même dégoûté, répliqua sèchement :
— Je ne te parle pas de tes excès. Encore moins des viols dont tu es responsable.
— Ça va, chef, ça t'est arrivé aussi de t'occuper d'une fille et de la bouffer après...
— Cette gamine avait à peine 13 ans, Elle n'était pas destinée à satisfaire tes pulsions. Uniquement à nourrir le clan.
Le ton était sans appel. Gorio se renfrogna et bougonna :
— Pourquoi tu me parles de cette razzia alors ?
— Parce qu'en fouillant les maisons, tu avais découvert dans presque toutes, des pierres tranchantes enterrées dans le sol.
— Ouais, je me rappelle. Je me suis demandé pourquoi ils faisaient ça. Tu as dit que c'était un truc religieux...
— Eh bien, quand tu veux, tu arrives à penser !
Gorio ne releva pas cette remarque. Abeth eut un long soupir, et poursuivit son idée.
— S'il y a des pierres tranchantes, enterrées dans cette maison, cela peut nous donner une chance de nous débarrasser de nos liens, et de nous enfuir.
— Il fait trop noir pour creuser la terre maintenant.
— Demain matin avant qu'ils viennent nous chercher. En espérant que nous serons réveillés assez tôt.
— Et on s'enfuit comment et quand, si on trouve une de ces pierres ?
— On attendra le moment propice. Faudra pas faire n'importe quoi. Alors pas de connerie, tu attendras mes ordres, vu ?
— Oui, chef.
Il ne dit plus rien. L'autre se tut aussi. Peu après, ils dormaient.
Dans l'habitation principale, Ovaïa et Dokar, loin de se douter des manigances d'Abeth, discutaient toujours. La jeune femme demandait des nouvelles de la terre d'Ikryl. De la lignée seigneuriale bien sûr, mais également des populations. Avec complaisance, son beau-frère l'informait.
— Nous avons eu la chance d'être prévenus de l'arrivée des armées démoniaques, bien avant qu'elles ne menacent nos terres. Nous avons donc pu nous organiser. Militairement bien sûr, mais aussi grâce à des charmes. Notre mage nous a beaucoup aidé pour ça. Néanmoins, le front avance chaque jour... Nos soldats et nos chevaliers tombent, ce n'est qu'une question de semaines, pour que nos lignes de défense craquent.
Là, le visage de Dokar s'assombrit. Emplie de chagrin, Ovaïa ne sut que dire. En désespoir de cause, elle demanda :
— Qu'est-ce qui pourrait empêcher la déroute ?
— Un miracle, auquel plus personne ne croit...
La jeune femme cilla.
— Avez-vous essayé de contacter la Maison Royale ?
— Nous avons envoyé plusieurs émissaires à la cité de Jade, ils ne sont jamais revenus. De là à penser que le trône est tombé, il n'y a qu'un pas...
Ovaïa frémit.
— Ce serait un tel chagrin.
Dokar eut un pauvre sourire. Un court silence s'installa. Le jeune seigneur le brisa. Il demanda à sa belle-sœur :
— J'ai beaucoup parlé de moi, de ma famille, de ma terre, de la population d'Ikryl. Toi, tu ne m'as encore rien dit sur Eraland ! Ton pays est-il vraiment entièrement dévasté ? Qu'en est-il de la maison de ton père ?
Ovaïa se raidit instantanément. Son visage se ferma. Elle détourna la tête. La douleur la prenait au cœur, d'horribles images qu'elle aurait préféré oublier, remontaient à sa mémoire. Elle dit brusquement :
— La maison de mon père est tombée, toute ma famille a été massacrée. Nos soldats et nos gens sont morts, le pays d'Eraland n'existe plus, à sa place il n'y a que meurtres, famines, ruines et sauvagerie...
Soudain, elle fondit en larmes, naturellement Dokar la prit dans ses bras. Alors, elle se laissa aller et consoler, comme l'enfant perdue qu'elle était. L'homme, touché par cette détresse la laissa pleurer. Bien sûr, il avait de nombreuses questions à lui poser, concernant son frère surtout, il décida que ce serait pour plus tard. Pour lui, une chose était certaine, il n'était pas près de pardonner à Rovor d'avoir abandonné Ovaïa.
Dans le village tout était calme. La majorité des gens dormait. Ceux qui étaient de garde restaient attentifs. Principalement Jolo, qui debout devant l'entrée de la hutte d'Abeth et Gorio, ne comptait pas relâcher son attention. Ils étaient inoffensifs, pour le moment présent, mais le jeune homme se méfiait.
Le Kurior entra dans le hameau. Les mouvements du dragon étaient furtifs, étouffés. Il passa entre les habitations, sans être remarqué. À peine certains sentaient-ils une vague odeur de souffre, qu'ils attribuaient à l'ambiance générale qui régnait sur le monde. Toujours est-il que le Kurior arriva devant la maison principale. Il se dissimula derrière une sorte de totem, qui avait été planté par les précédents occupants des lieux, il se coucha, se roula en boule, ferma ses yeux rouges et s'endormit...
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