Le Pays d'Ikryl - 2 -
Evalane, passa par la tente des servantes et ordonna à l'une d'elle de se rendre auprès d'Ovaïa. Ceci fait, la jeune chevalière rejoignit son frère. Il se trouvait sous un grand chapiteau, dressé au centre des ruines, et présidait une réunion d'état-major. Les cavaliers les plus fidèles à sa maison l'entouraient. Elle arriva au moment où un homme barbu dans la force de l'âge, déclarait :
— La mer intérieure de Békali est sécurisée, mais nos pertes en hommes sont conséquentes, de plus, nous avons perdu plusieurs galères.
L'homme se tut quand Evalane entra, son visage se peignit de désapprobation. La jeune femme remarqua cette hostilité, mais ne la releva pas. Elle prit place au milieu des hommes en disant :
— Désolée de mon retard.
Son frère assura en souriant :
— Nous t'avons gardé ta place, ma sœur.
La réunion reprit son cours. Le jeune seigneur demanda :
— Qu'en est-il du front ouest ?
Evalane prit aussitôt la parole :
— Le dernier message que nous avons reçu indiquait que nos lignes résistaient, mais comme partout ailleurs, nos morts s'accumulent. Nous n'allons pas tarder à manquer de combattants.
Dokar soupira, réfléchit et décida :
— Bien, il est nécessaire d'enrôler. Les hommes d'Abeth feront l'affaire. Ils arrivent à point nommé...
L'homme barbu, scandalisé, eut un haut-le-corps immédiat. Il objecta :
— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais vous n'y pensez pas ? Des criminels ? Des cannibales ?
Calmement, Dokar répondit :
— Justement, c'est la meilleure manière pour eux de se racheter, de gagner leur rédemption : défendre les terres de leur seigneur.
Il conclut :
— Nous en enverrons la moitié sur le front ouest, l'autre moitié en direction de la mer de Békali.
Dès lors, plus personne ne se risqua à protester. Le conseil d'état-major se poursuivit.
***
La servante souleva le pan de toile. Elle rentra sous la tente du seigneur Dokar. Ovaïa leva ses yeux sur l'arrivante et remarqua ses bras chargés de linge propre. Sur un ton abrupt, elle demanda :
— Qui es-tu ?
La servante s'inclina en répondant avec respect :
— Je suis Méeli, Noble Dame. Milady m'envoie pour vous servir.
Ovaïa la contempla. C'était une jolie fille, bien en chair, mais sans excès, au visage rond, ses yeux noisette étaient vifs, sa bouche charnue. Tout en elle respirait la bonne santé et la vivacité. Ovaïa demanda :
— Tu es attachée à la maison d'Ikryl ?
— Depuis un mois, Madame. Ma famille est morte, Milady a eu la bonté de me prendre à son service pour que je puisse subvenir à mes besoins.
Ovaïa, qui était assise sur sa couchette et qui donnait le sein à son fils, lui ordonna sur un ton doux :
— Approche donc, Méeli.
Elle s'avança sans peur, mais sans hardiesse. Elle savait être respectueuse, sans faire preuve d'obséquiosité. Cela plut à Ovaïa. La jeune fille stoppa face à la couchette, suffisamment près pour entendre les ordres de la dame, mais assez loin pour ne pas paraître audacieuse. La jeune mère lui dit :
— Tu n'as qu'à poser les linges sur mon lit.
Elle obéit, puis se recula et attendit. Ovaïa était un peu ennuyée. Elle avait perdu l'habitude d'être servie. La jeunette le comprit, elle osa proposer :
— Avez-vous besoin de quelque chose, Madame ? Vous avez faim peut-être ?
Ovaïa admit :
— Un peu, c'est vrai.
— Voulez-vous que j'aille vous chercher un peu de nourriture, Madame ?
La jeune mère opina du chef. La servante lui dit :
— Je fais au plus vite.
Elle la salua et quitta la tente. Ovaïa, une fois seule, fixa son bébé qui terminait de boire. Il s'endormait. Elle le déposa doucement sur le lit et se rajusta tout en fixant la pile de linge apportée par la servante. La Dame s'en saisit, et commença à l'examiner.
Méeli revint très vite. Elle portait une écuelle pleine qu'elle donna à Ovaïa qui en examina le contenu. C'était une sorte de ragoût, aux senteurs un peu épicées. Méfiante, elle désigna la viande, recouverte d'une sauce ambrée et agrémentée de tubercules, en demandant à la servante :
— Qu'est-ce que c'est ?
Méeli comprit ses réserves, elle répondit :
— Rassurez-vous, Madame, cette viande est honorable.
— C'est-à-dire ?
— C'est du cheval. Beaucoup sont morts dans les batailles. Monseigneur a ordonné que leur chair ne soit pas perdue.
Cette réponse, si elle rassura Ovaïa, l'assombrit également. Elle pensait au destrier de son frère, sur le dos duquel elle s'était enfuie, un magnifique étalon noir, fin, nerveux, fait pour la course, mais pas pour les longs périples au sein de pays hostiles et dévastés. Il était mort au bout de deux mois, de faim, mais aussi d'épuisement. Pour survivre la jeune femme avait dû manger sa chair. Ce souvenir lui souleva le cœur. Elle posa l'écuelle sur le lit et se détourna ensuite. Surprise, la servante osa dire :
— N'est-ce pas à votre convenance, Madame ? Je vous assure, ce n'est pas si mauvais. C'est même très bon...
Ovaïa leva brusquement la tête vers elle, prête à l'invectiver. Méeli eut un geste de recul. Ovaïa se domina. Elle réalisa que la servante ne comprenait pas sa réaction, en ces temps difficiles, peu de gens faisaient la fine bouche. La nausée de la jeune mère reflua, elle se saisit de l'écuelle et se força à manger. Petit à petit, elle le fit avec plus d'appétit et termina son repas. Quelques minutes plus tard, la jeunette l'aidait à sa toilette ; sans résister, elle se laissa assister.
******
Une heure plus tard, sous le chapiteau, la réunion d'état-major se terminait. Un à un, les cavaliers se retiraient pour aller prendre un peu de repos. Dokar et Evalane étaient seuls. La jeune femme se permit de dire :
— Lorac ne change pas ! Il est toujours aussi hostile à ma présence parmi tes cavaliers !
— Il ne faut pas lui en vouloir. Il est attaché aux traditions anciennes. Il te tolère, ce qui pour un homme de son âge est déjà beaucoup.
Elle n'eut qu'un soupir en réponse. Dokar reprit :
— En parlant de tradition, où en es-tu avec Syvan ?
Elle se raidit. Ses lèvres se serrèrent ! Que son frère aborde ce sujet ne lui convenait guère. Il insista :
— Je ne veux pas te mettre mal à l'aise, ma sœur, mais je dois savoir ce qu'il en est de lui et toi !
Elle soupira puis consentit à dire :
— En ce qui concerne ce mariage que père et toi m'avez imposé, j'honorerais ma parole. Néanmoins, et pour ce qui est de lui donner une descendance, admets que l'époque ne se prête guère à la naissance d'enfants !
— C'est vrai, cependant à ton retour, fais en sorte d'être plus agréable avec lui. C'est quelqu'un de bien et de peu exigeant. Quoi que tu en dises.
Elle cilla et répondit :
— Inutile de me le préciser, je le sais.
Il la contempla, mais n'insista plus, sur ce sujet, il lui dit seulement :
— Il est temps de nous reposer nous aussi.
À leur tour, ils quittèrent le chapiteau.
*****
Quand ils arrivèrent dans leur tente, Ovaïa dormait l'enfant, niché contre son sein, somnolait. Evalane remarqua la jeune servante, étendue à même le sol, qui s'était assoupie également. La Dame d'Ikryl la réveilla avant de lui ordonne à voix basse : "Retourne dans ta tente pour te reposer, tu reviendras demain matin."
Elle obéit aussitôt. Après son départ, le frère et la sœur ne s'attardèrent pas. Ils se couchèrent à leur tour. Demain les attendait avec son cortège de problème et toujours une guerre à mener et à gagner.
Cependant dans le temple, le Kurior se levait, s'étirait en bâillant, puis quittait l'édifice religieux. Il était temps qu'il se mette en chasse...
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