Le Pays D'Ikryl - 8 -
Evalane éberluée, regardait Ovaïa avec stupéfaction. Enfin, elle protesta avec véhémence :
— Comment peux-tu dire ça ? Affirmer que mon frère serait responsable des horreurs que nous vivons tous depuis des mois, non, je refuse de le croire, je le connais, toi aussi, il a des défauts, c'est vrai, mais nuire à son prochain n'en fait pas partie.
— Je ne dis pas qu'il l'a fait volontairement. Ce que j'affirme par contre, c'est qu'il est peut-être impliqué.
Brusquement, elle se sentit lasse. Elle s'appuya contre le chariot à côté duquel elle se trouvait. Elle reprit ensuite :
— Écoute, je suis désolée, je ne voulais pas te blesser de quelque manière que ce soit.
Evalane la contempla. Sa gorge était serrée par l'émotion. Elle se reprit un peu. Puis soudain elle réalisa qu'Ovaïa avait peut-être raison. Elle connaissait son frère, il était incapable de faire du mal à quiconque. Par contre, sans le vouloir, et afin d'assouvir son besoin de découvertes, et même pour avoir l'occasion de consulter un nouveau livre, Rovor pouvait aller très loin. D'ailleurs, à l'aube de son adolescence, il avait dérobé un manuscrit très ancien appartenant à un monastère, proche du manoir familial. Son père, qui n'était pourtant pas réputé pour ses coups de sang, était entré dans une grande colère. Il avait administré à Rovor la raclée de sa vie. De plus, la lignée d'Ikryl avait dû offrir aux religieux, une somme conséquente, pour compenser la perte de l'ouvrage, détérioré par son frère. Evalane sortit de ses souvenirs. Sur un ton empli de chagrin, elle dit à sa belle-sœur :
— Les dieux fassent que tu te trompes !
Ovaïa tristement répondit :
— Je l'espère...
Un silence s'installa entre elles.
Evalane le brisa ainsi :
— Dans l'immédiat et sans preuves formelles, je considère que tes affirmations ne sont que spéculations.
Ovaïa faillit protester, car pour elle, il s'agissait de certitudes, mais elle préféra ne pas insister. Elle ne souhaitait pas se brouiller avec Evalane. Celle-ci changea de sujet en disant :
— Suis-moi, je vais te donner un harnachement pour la jument.
La jeune mère lui emboîta le pas...
Une heure plus tard, Obro revint avec ses cavaliers. Il dit à Dokar :
— La présence d'une patrouille de démons est confirmée. Ils ne sont pas très nombreux. Par contre, ils sont lourdement armés.
Le jeune seigneur qui avait espéré se tromper, soupira. Puis il demanda :
— À ton avis, où la rencontre aura-t-elle lieu ?
— D'après moi, juste avant de sortir de la forêt. J'ai vu des éclaireurs nous survoler, ils ne sont donc pas très loin.
Dokar se massa les tempes en disant :
— C'est là que le chercheur d'eau nous serait utile...
Obro ne répondit pas. Dokar lui ordonna :
— Tu vas repasser à travers bois et rester près du point de rencontre présumée. Vous resterez cachés pour qu'au moment voulu vous les preniez à revers.
— Bien, Monseigneur.
Il tourna bride entraînant avec lui ses cavaliers !
La chaleur était insupportable. Ovaïa, juchée sur la jument grise, transpirait sous sa cotte de mailles. Néanmoins, elle restait digne. Son épée à portée de main, dissimulée sous les fontes de sa selle, elle chevauchait au milieu des cavaliers et immédiatement aux côtés d'Evalane. Le convoi était reparti depuis presque trois quarts d'heure. L'orée de la forêt n'était plus très loin. Sa belle-sœur ne lui avait pas adressé la parole depuis leur discussion à propos de Rovor. Elle lui demanda soudain :
— Cela ira ?
Elle la regardait, interrogative. La jeune mère sourit et affirma :
— À part la chaleur, oui.
Evalane soupira :
— Ne m'en parle pas, je suis en nage.
Elle ôta son heaume, le fixa à sa selle et essuya la sueur qui coulait sur son visage. Elle reprit ensuite :
— En fait, je parlais de ton état d'esprit, tu n'as pas peur ?
Ovaïa s'interrogea. Bizarrement, elle n'éprouvait aucune crainte. Après avoir passé des mois en proie à la terreur la plus absolue, à l'idée de se retrouver face à des démons, elle se sentait sereine, néanmoins, elle crut bon de dire :
— Un peu, mais ça va aller.
À cet instant passèrent au-dessus de la caravane des créatures ailées. Elles auraient pu passer pour des oiseaux. Tous levèrent la tête, beaucoup s'affolèrent. Ce n'était pas des oiseaux, mais des démons...
Fort heureusement pour le convoi, le couvert des arbres les protégeait, même si la plupart étaient dépouillés de leurs feuilles. La nuée de malfaisants s'éloigna, puis fit demi-tour, avant de repasser au-dessus d'eux, et de repartir dans la direction d'où ils venaient. Dokar ne les avait pas lâchés des yeux. Il pensait : "J'espère qu'Obro et ses hommes sont en position !" Il hurla à ses cavaliers :
— Protégez les flans !
Puis il galvanisa les hommes à pied ainsi :
— Surtout vous restez groupés. Faites bloc ! Ne rompez pas le mur de défense !
À présent, la lisière de la forêt apparaissait, et sur le sentier poussiéreux, la patrouille de Démons, armée jusqu'aux dents et vociférante, avançait en bataillon serré vers eux. Sur un arbre proche, le Kurior mollement étendu sur sa branche, était prêt à ne pas en manquer une miette...
Jolo n'avait pas hésité à se joindre à "La piétaille" afin de combattre les malfaisants, même s'il n'avait jamais guerroyé, il était prêt à batailler avec courage, en suivant les ordres du seigneur d'Ikryl. Avait-il peur ? Sans doute un peu, mais elle s'effaçait devant sa détermination à défendre le cortège.
L'ennemi avançait vite, poussant des cris, dans le but d'intimider l'adversaire. Jolo n'était guère impressionné. Autour de lui, il sentait quelques hommes faiblir, ils étaient du clan des grottes jaunes. Il les galvanisa ainsi :
— Surtout ne rompez pas les rangs, sinon je vous avertis que c'est moi qui vous embrocherai avec mon javelot !
Il n'était pas tendre avec les hommes d'Abeth, mais il pensait n'avoir aucune raison de les ménager. Dokar, de là où il était, avait entendu la réflexion du jeune homme. Lorac, qui était à ses côtés, lui dit :
— Il est remarquable, un meneur d'hommes apparemment.
Dokar répondit :
— Il est fils de chef !
Il ne put en dire plus, la patrouille de malfaisants était sur eux. La confrontation débutait...
*****
Le choc fut assez violent, mais personne ne céda. Les démons avaient de solides boucliers qu'ils levaient devant eux, en guise de protection. Les humains étaient équipés d'écus tout aussi résistants. Durant plusieurs minutes, les deux groupes ennemis restèrent arc-boutés l'un contre l'autre, se bloquant mutuellement. Puis il y eut un léger flottement chez les malfaisants. Jolo le remarqua, il ordonna à la petite troupe de guerriers :
— On pousse plus fort !
Là, la défense des démons céda. Les corps-à-corps s'engagèrent, Jolo, sans peur, se jeta dans la mêlée...
De là où elle était, Ovaïa se retrouvait loin de l'action. De ce fait, elle se sentait quelque peu frustrée. Elle se disait :
— À quoi bon m'être harnaché de la sorte, si c'est pour rester en arrière ?
Elle regarda sa belle-sœur et lui demanda :
— Quand passons-nous à l'attaque ?
— Nous protégeons les flans du convoi. Il est fort à parier que nous éviterons l'affrontement direct. Nous avons plutôt de la chance !
La jeune mère soupira :
— Moi qui voulais en découdre avec cette engeance...
Evalane haussa les épaules en disant :
— Ce sera pour une autre fois...
Ovaïa ne répondit pas. Elle se redressa sur sa selle et porta ses yeux au loin, vers la bataille. Soudain, n'y tenant plus et à la consternation d'Evalane et des autres cavaliers, elle talonna son cheval pour se porter à la tête de la caravane.
Dokar en voyant arriver la jeune femme s'exclama avec contrariété :
— Qu'est-ce que tu fais là ? Je t'ai peut-être permis de participer à la défense de la colonne, mais pas de t'impliquer plus !
— Merci, j'avais compris. Je ne veux pas rester en arrière, mais massacrer du démon.
— Il n'est pas question que tu te lances à cheval, dans la mêlée, ce serait une erreur tactique gravissime.
— Ce n'est que ça ? D'accord...
Elle mit pied à terre, récupéra son épée dissimulée sous les fontes, et sans tenir compte de la fureur de son beau-frère, rejoignit la piétaille et s'engagea à leur côté dans l'offensive.
La jeune femme avait rejoint Jolo. C'est à ses côtés qu'elle partit à l'assaut de l'ennemi. Elle frappa de taille et d'estoc, brandissant l'épée de son père, embrochant sans reculer les belligérants infernaux. Elle parait les attaques avec fluidité et facilité, les évitait, se dérobait aux bourrades brutales, et aux sabres meurtriers des adversaires. Ceux-ci, déconcertés par la grande force de cette guerrière inattendue, commencèrent véritablement à reculer. À cet instant, Obro et ses cavaliers surgirent derrière l'ennemi. Ils chargèrent, et les malfaisants furent pris en tenaille !
De là, l'issue de la bataille ne faisait aucun doute. Ovaïa continua à tailler, embrocher, percer, en bref massacrer du démon, elle y mettait toute sa rage, tout son chagrin... Jusqu'au moment où un malfaisant leva le bras en s'écriant : "Pitié ma reine ! Je me rends !" Elle cessa aussitôt de frapper le bouclier du démon. Jolo demanda alors :
— Qu'est-ce qu'il a dit ?
Elle hésita et demanda à son tour :
— Tu n'as pas entendu ?
— Si, mais je n'ai pas compris, jusqu'à preuve du contraire, je ne parle pas démon.
C'était dit sur le ton de la plaisanterie. Ovaïa éprouva un malaise intense, elle se reprit et déclara :
— Je crois qu'il a demandé grâce...
Elle leva une ultime fois son épée, pour achever le malfaisant, mais la voix de son beau-frère intervint :
— Non Ovaïa, nous allons épargner celui-ci, c'est la première fois que nous avons un prisonnier. Il faut en profiter.
La jeune femme baissa son épée, recula et laissa Jolo et un autre homme s'occuper du captif. Elle rejoignit la jument blanche. Elle se sentait fatiguée cette fois. Lentement, elle regagna l'arrière du convoi. Le Kurior toujours allongé sur sa branche, la suivit des yeux..
Annotations