Le Pays D'Ikryl - 9 -

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La plupart des démons avaient été massacrées. Certains étaient parvenus à s'enfuir. Il n'y avait qu'un seul captif. Comme il s'agissait pour Dokar, de l'unique prisonnier qu'il ait jamais fait parmi les démons, le jeune seigneur voyait cette escarmouche comme une grande victoire. Il en oubliait l'attitude d'Ovaïa qui avait bravé son autorité devant ses hommes. Cependant, il comptait bien mettre les choses au point avec elle. 

Pour l'immédiat, Dokar avait fait ligoter et bâillonner le malfaisant. Il l'enchaîna dans le chariot grillagé, où se trouvaient déjà Abeth et Gorio. D'ailleurs ceux-ci n'en menaient pas large d'avoir un tel compagnon de voyage. 

Ovaïa, de son côté, avait rendu la jument grise à Evalane. Elle avait enlevé et glissé dans ses affaires la cotte de mailles offerte par sa belle-sœur. Enfin, elle avait rejoint son chariot. La jeune servante donnait le sein à son fils. Ovaïa lui avait dit :

— Garde-le près de toi pour le moment. 

Après cette phrase, elle s'était installée non loin d'elle et le convoi était reparti. Il avait quitté la forêt pour s'engager sur de vastes étendues d'herbes jaunes, battues par des vents chauds et secs. La jeune femme, une fois encore, se remémora les souvenirs liés à son voyage nuptial. À ce moment-là, ces plaines étaient fertiles, l'herbe grasse et abondante. De nombreux troupeaux d'animaux y paissaient. Ovaïa remarqua aussi que le fleuve, où coulaient jadis des eaux tantôt calmes, tantôt tumultueuses, était presque à sec. Bien sûr, tous les animaux avaient disparu. 

Une chape de tristesse s'empara d'Ovaïa. Elle pensa : "Cela finira-t-il un jour ? Le monde redeviendra-t-il comme avant ?" Une certitude s'imposa à elle, une certitude qui lui disait : "Pour que tout s'arrange, tu dois te rendre en Surilor." 

Cela la déstabilisa quelque peu. Dans le même temps, elle se rappela les paroles du démon. Des paroles qu'elle avait comprises, alors que la créature s'était exprimée dans un langage infernal ! L'effroi remplaça la tristesse. Elle eut l'impression de se noyer, de manquer d'air ! La voie de la servante la remit en phase avec elle-même, elle lui demandait :

— Vous ne vous sentez pas bien, Madame ?

Elle se redressa, s'efforça de sourire et répondit :

— Si, je suis juste un peu lasse !

Ensuite elle fixa son bébé en demandant :

— A-t-il terminé de boire ?

— Oui, Madame. 

Alors Ovaïa le récupéra. Elle le plaça tout contre elle. Elle se sentit tout de suite mieux. L'effroi, le mystère de sa compréhension des paroles du malfaisant et même le paysage désolé autour d'elle, ne la préoccupèrent plus. Seul son fils comptait. Une puissante vague d'émotion l'enveloppa, elle se laissa porter par elle avec joie. Le convoi, cahin-caha poursuivait sa  route.    Quant au Kurior, il restait à bonne distance, mais toujours présent. Il n'était pas près de lâcher Ovaïa...

******

Le soir venu, la caravane stoppa près du lit asséché du fleuve. Ce dernier avait d'ailleurs donné le nom à la région qu'elle traversait : l'Ikryl. Dokar donna ses ordres. On installa le camp. De la nourriture et de l'eau furent distribués. Le jeune seigneur chargea Obro de la sécurité. Enfin, il se dirigea à pas vifs vers sa tente, il était temps qu'il s'entretienne avec Ovaïa.

La jeune femme changeait son bébé quand il arriva. La servante était près d'elle, elle attendait une directive quelconque. Le jeune seigneur interpella sa belle-sœur ainsi :

— Confie ton fils à Méeli et sors quelques minutes avec moi, Ovaïa.

Surprise, elle pivota vers lui. Elle comprit qu'il était contrarié. Ainsi jugea-t-elle bon d'obtempérer. Elle fit signe à la servante qui prit sa place et elle suivit Dokar hors de l'abri.

Il la mena près du fleuve désormais stérile. Cependant assez loin pour que leur entretien n'ait pas de témoin. Là, il lui fit face et lui dit sur un ton sentencieux :

— Si tu interfères encore une fois avec mes directives, je te jette dans la cage en compagnie d'Abeth et de son comparse !

Le ton était sans appel. Ovaïa le scruta en se demandant si sa menace pouvait être sérieuse. Elle ne put se faire une opinion. Elle répliqua :

— Tu exagères, mon insubordination est-elle grave au point que tu me livres à la merci de ces cloportes ?

Il fronça les sourcils et rétorqua :

— Quand bien même, tu as sapé mon autorité, compte sur moi pour ne pas te laisser recommencer sans réagir cette fois.

Elle dit :

— Je peux toujours partir, si je t'embarrasse tellement.

— Ne sois pas idiote, où iras-tu ?

— En Surilor !

— Toute seule ? 

— C'est ce que je comptais faire, de toute façon. Par ailleurs, tu as pu constater que je sais me défendre !

Avec humeur, il secoua la tête. Il s'exclama :

— Tu es complètement inconsciente et la femme la plus têtue que je connaisse ! 

Il prit une profonde inspiration avant de poursuivre :

— Ne peux-tu pas comprendre que j'ai besoin de cohésion ? Que je ne peux l'obtenir qu'à une seule condition : que mes hommes suivent mes ordres sans discuter. Si une personne, toi, en l'occurrence, agit en contradiction avec mes directives, mes cavaliers pourraient ne plus avoir confiance en moi. Comprends-tu ce que j'essaie de te dire ? Plus que jamais, mon autorité doit être respectée. Sinon, c'est la voie ouverte au pire, surtout en ces temps épouvantables que nous traversons tous. Alors c'est vrai, ton intervention est sans doute pour beaucoup dans notre victoire d'aujourd'hui, mais imagine si cela avait eu l'effet contraire, provoquer notre fin par exemple ?

Ovaïa, quelque peu agacée, se renfrogna. Elle savait que quelque part, il avait raison. Ce qu'elle n'ignorait pas non plus, c'est que le fait qu'elle soit une femme, l'empêchait de voir qu'elle était un soldat comme les autres. Elle convenait aussi que si elle avait été un homme, elle aurait fini avec le poing de Dokar dans la figure, et serait déjà enfermée avec l'affreux chef des grottes jaunes. Elle décida donc d'être conciliante. Elle déclara :

— C'est entendu, Je suis désolée. Désormais, je suivrai tes ordres à la lettre, sauf cas de force majeure. Cela te va ainsi ?

Il cilla avant de répliquer :

— Si tu es sincère, je ne t'en demande pas plus.

— C'est juré, sur l'emblème de ma maison.  

— Nous sommes donc d'accord.

Il se détourna et conclut :

— Retournons à la tente à présent...

— Si cela ne te gêne pas, je vais rester quelques minutes encore.

Il fronça les sourcils, puis concéda :

— Entendu, mais ne t'attarde pas trop, la nuit tombe.

Il la laissa seule...

Ovaïa s'avança plus près de la berge, elle s'assit sur l'herbe sèche et laissa pendre ses jambes. Elle songea qu'autrefois, elles auraient été immergées jusqu'aux genoux. D'ailleurs, elle s'était déjà baignée dans l'Ikryl. La nostalgie l'envahit... Elle la laissa exister jusqu'au moment où l'impression de ne pas être seule lui fit tourner la tête sur sa gauche. Là, elle sourit et dit :

— Où étais-tu donc passé. 

Il s'agissait du Kurior, il vint s'allonger à côté d'elle. Elle le gratta doucement entre ses deux cornes en disant :

— Tu n'es pas prudent, tu sais, si quelqu'un te voit...

La voyageuse le fixa dans les yeux sans terminer sa phrase. Elle n'avait jamais été aussi près de lui, mais n'avait pas peur. Elle se détourna et fixa son regard sur la crevasse dure et poussiéreuse de l'Ikryl assoiffé, en disant à voix haute :

— Dommage qu'il n'y ait plus d'eau, j'aurais bien pris un bain ! 

Soudain, elle se leva, fixa fugitivement le  dragon, sourit et ajouta :

— Tu pourrais peut-être m'arranger ça pour demain matin ?

Ovaïa s'éloigna sur ces mots. Le Kurior fixa à son tour le fleuve, puis leva son museau écailleux vers le ciel. Sa langue bifide sortit brièvement. Il émit un sifflement continu. Un roulement d'orage retentit, et un éclair déchira le ciel sombre... et la pluie tomba...

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