Le Pays D'Ikryl - 12 -
Le convoi était reparti. Il suivait une route qui l'éloignait du fleuve. Néanmoins, les voyageurs ressentaient encore la fraîcheur venant de l'Ikryl qui, somme toute, restait proche. Une certaine légèreté régnait au sein de la caravane. La baignade inattendue avait apporté un sentiment d'euphorie parmi les voyageurs. De rares exceptions cependant, entre autres Abeth et Gorio, auxquels il n'avait pas été permis de se rafraîchir dans le fleuve et pour d'autres raisons, Jolo et Ovaïa. Tous les deux savaient que tout avait changé entre eux. Jolo sans cesse repensait au moment bref, mais intense partagé avec la jeune femme. Un seul regard en des circonstances fortuites l'avait empli d'incertitudes. Tant qu'il croyait qu'elle ne ressentait rien pour lui, il pouvait se laisser aller à ses sentiments, mais ce qu'il avait vu dans les prunelles sombres d'Ovaïa, lui apprenait qu'elle était sensible à sa personne, sa présence.
Il se demandait s'il ne vaudrait pas mieux pour eux deux qu'il s'en aille, qu'il retourne chez lui par exemple, quel qu'en soit le risque. Rien que cette idée le plongeait dans un abîme de chagrin. D'ores et déjà, s'éloigner d'elle lui était viscéralement impossible. Il ne pouvait que rester auprès d'elle. Pour le meilleur et pour le pire et ce, jusqu'à ce que le destin en décide autrement, jusqu'à la mort même, il lui serait dévoué. Étrangement, quand il eut compris cela, il se sentit un peu mieux. Il redressa les épaules, fixa son regard loin devant lui, et accéléra le pas...
Le Kurior suivait la caravane à distance en utilisant le fleuve. Il savait que le convoi ne s'éloignerait pas suffisamment de l'Ikryl pour qu'il le perde de vue. Le dragon nageait au milieu du courant calme et paresseux avec un plaisir évident. De temps à autre, il plongeait pour attraper quelques grenouilles d'eau et les croquer. Cette espèce particulière, typique de la région, privilégiait les eaux courantes aux eaux stagnantes. Par ailleurs, lorsque les rivières ou autres s'asséchaient, les batraciens s'enfonçaient profondément dans le sol et tombaient dans une sorte de sommeil cataleptique. Ils pouvaient rester des mois ainsi à attendre des conditions plus favorables. C'est ce qu'il s'était passé, quand l'Ikryl s'était remis à couler, les grenouilles étaient sorties de leur coma. Elles étaient nombreuses à présent, pour la plus grande joie du Kurior.
Ce dernier batifolait au milieu des flots. Il avait beau s'accommoder de n'importe quel environnement, il préférait encore l'élément liquide. Au-dessus de lui, le ciel était calme, toujours rougeâtre. Parfois le Kurior regagnait la rive, s'ébrouait comme un jeune chien, et levait son museau pour contempler les teintes vineuses des nuées compactes qui masquaient le soleil. Le sortilège qui avait changé le monde, restait puissant. La voix du maître disait alors au Kurior : "Il n'en sera pas toujours ainsi, rassure-toi." Le dragon replongeait dans l'eau, et se laissait porter par le courant...
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Loin de là, l'armée infernale commandée par le général Ozerel se déplaçait en direction du volcan Oleko. Autrement dit, il battait en retraite, même s'il était loin d'avoir renoncé à conquérir le monde.
Dans le même temps, la dame d'Igrul et ceux qui la suivaient, franchissaient les lignes de défenses humaines. Plusieurs cavaliers galopèrent vers eux... Moitié pleurant, moitié riant, Leenel courut dans leur direction. Pour elle et les autres, le cauchemar se terminait.
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Après une journée de route relativement calme, la caravane stoppa sur un terre-plein herbeux proche du fleuve, mais assez éloigné pour que personne, cette fois, n'ait véritablement le loisir de se baigner à nouveau. Pourtant la fraîcheur due à l'Ikryl demeurait. D'ailleurs Dokar remarqua que la végétation de l'endroit, aussi maigre soit-elle, avait commencé à reverdir. Le jeune seigneur donna ses ordres pour l'installation. Puis déambula parmi les personnes et le matériel que l'on commençait à décharger. Pour ce faire, il passa devant la cage où était enfermé Abeth, Gorio, mais aussi le Démon. Le chef des grottes jaunes l'interpella ainsi :
— Monseigneur ! Je vous en prie, puis-je vous parler ?
Surpris, Dokar pivota vers la prison roulante. Il fixa Abeth avec méfiance et lui répondit :
— Qu'est-ce que tu veux ?
Le ton du jeune seigneur était peu amène. Cependant le captif poursuivit en désignant le démon :
— Sommes-nous vraiment contraints de voyager avec cette créature malfaisante ?
Dokar eut un sourire sans joie, et cette parole :
— Pour moi, tu es tout aussi malfaisant que lui. En ce qui le concerne, c'est sa nature, quelle est ton excuse ?
Abeth pâlit, puis ses traits se durcirent. Il était furieux. Le jeune seigneur reprit :
— Pour répondre à ta question, sache qu'il restera en ta compagnie jusqu'à notre arrivée au manoir de mon père.
Il allait s'en retourner, mais Abeth l'interpella encore :
— Fort bien Monseigneur, mais dans ce cas, vous allez devoir agir pour qu'il reste en vie, je crois qu'il est en train d'agoniser. Apparemment, la fraîcheur actuelle, venant du fleuve, ne lui réussit pas...
Dokar alla regarder le démon. Il réalisa qu'Abeth disait vrai. Le malfaisant ne paraissait guère en forme. Le jeune seigneur se détourna et haussa les épaules en déclarant :
— Eh bien, s'il meurt, ton problème sera résolu, tu auras même un peu de viande à te mettre sous la dent, ce qui devrait t'enchanter.
Il s'éloigna sur ces mots. Gorio dit alors à son chef :
— Il s'en fiche !
— Hum... Pas sûr, Attendons, nous verrons bien...
Gorio n'insista plus. Abeth, quant à lui et à son habitude, s'apprêta à patienter.
Dokar repéra Ulkir installant l'auvent qui abriterait la cuisine jusqu'au lendemain. Il s'avança vers lui et dit :
— Quand tu auras terminé, tu iras jeter un œil au malfaisant. J'ai l'impression qu'il ne va pas très bien, et je tiens à ce qu'il survive jusqu'à notre arrivée chez mon père.
L'intendant, qui était un peu soignant aussi, objecta :
— Je n'y connais rien en matière de démon, Seigneur.
— Essaye, quand même de voir ce que tu peux faire.
Ulkir soupira. Il dit presque à contre-cœur :
— Bien, Monseigneur.
Satisfait, Dokar s'éloigna de lui, et se concentra sur d'autre problèmes...
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