Le Pays D'Ikryl - 20 -

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Manoir de la lignée d'Ikryl 

Evalane soupira, avant de fixer Syvan et de lui dire :

— Je suis désolée.

— De quoi ? De m'avoir giflé le lendemain de notre nuit de noces ou alors de t'être enfuie avec ton frère afin d'éviter d'autres tête-à-tête avec moi  ?

Elle ne répondit pas et détourna les yeux. Doucement, il l'incita à le regarder de nouveau :

— C'était si terrible ces moments passés avec moi ?

— Tu... Tu ne comprends pas...

— Oh que si, je ne suis pas Leenel et voilà tout, mais je sais une chose, c'est que je t'ai rendue heureuse cette nuit-là. 

— Je t'en prie, ne commence pas, tu savais ce qu'il en était pour moi.

— Oui... Nous avions passé un accord, tu es partie depuis plus d'un mois, alors je me demandais...

— Je suis désolée, je ne suis pas enceinte. Depuis la grande obscurité, les grossesses sont rares.

Elle releva son regard sur lui et remarqua sa tristesse. Il se leva, redressa les épaules et déclara :

— Je ne renonce pas aux termes de notre accord, Evalane. En conséquence, je me présenterai à toi ce soir.

 Il quitta les lieux sur ces mots. Evalane était déconcertée et incapable de comprendre pourquoi cet homme la troublait autant, alors qu'elle aimait Leenel d'Igrul. Puis elle repoussa ses préoccupations, récupéra son baudrier, son heaume et sortit de la pièce.

******

Dans la vaste cour du manoir, c'était l'effervescence. Evalane avait chargé Lorac de s'atteler au démantèlement du convoi. En premier, il envoya le cuivre à l'atelier de métallurgie. Puis il se chargea de répartir les tâches parmi les cavaliers. En dernier, il dirigea les rares personnes appartenant au clan d'Abeth et qui les avaient accompagnées, vers les geôles du manoir. Un procès les attendait pour s'être nourris de chair humaine. Enfin, il s'occupa de lui et tenant son cheval par la bride, il rejoignit au fond du parc du domaine la maison des cavaliers qui jouxtait les écuries. 

Evalane avait rejoint sa chambre. Elle ôta son armure, avant d'enlever ses vêtements de dessous, tachés et froissés et se retrouva nue au milieu de la pièce. Elle avança vers la table de toilette. Une demi-heure plus tard, la femme terminait ses ablutions. Elle ouvrit un coffre puis contempla ce qu'il contenait. Une vague grimace, enlaidit brièvement ses traits, elle sortit néanmoins son corselet*,  une fine chemise de lin et une robe ample en soie bleue bordée de galons d'argent aux manches. Son père avait beau être conciliant avec elle, quand elle était présente au manoir, il tenait à ce qu'elle porte des vêtements "corrects", même en ces temps troublés. D'une voix forte, la jeune femme appela :

— Tirali !

Une jeune servante entra dans la chambre de la jeune femme et exécuta une courte révérence :

— Oui madame ?

— Aide-moi à m'habiller, je te prie..

La domestique s'exécuta.

Une demi-heure plus tard, la jeune femme était presque prête. En dernier, elle emprisonna ses cheveux sous un touret* en résille, et chaussa des poulaines* de cuir souple. Tirali récupéra un coffret sur le chevet d'Evalane. Elle le lui présenta en soulevant le couvercle. Evalane n'y jeta qu'un coup d'œil rapide, avant de dire :

— Pas de bijoux aujourd'hui.

— Madame, votre alliance peut-être ?

Elle soupira et plongea son regard dans le coffret. Elle contempla l'anneau d'or, s'en saisit et le glissa sur son annulaire droit, puis sans un mot, quitta sa chambre. La servante, en chantonnant, posa le coffret et commença à ranger le désordre laissé par la Dame...

******

Pendant ce temps au sein du convoi restant...

La route se déroulait devant eux avec facilité. Même la température ambiante était moins lourde, on pouvait même dire qu'il faisait frais. Ovaïa était étonnamment détendue. Elle oubliait ses inquiétudes, sur le Kurior, sur sa compréhension du langage démoniaque et surtout sur Rovor. Jolo marchait seul, loin d'Ovaïa, il avait préféré reprendre ses distances avec la Dame d'Eraland. Dokar ouvrait la marche. Ses cavaliers  étaient répartis équitablement sur la longueur de la caravane. En queue de peloton se trouvait le chariot-cage. Pas moins de quatre cavaliers l'escortaient. C'est que Dokar se méfiait de plus en plus des deux comparses. Il savait qu'Abeth, s'il en avait l'occasion, n'hésiterait pas à leur jouer un tour à sa façon. Conséquence, il n'avait pas l'intention de relâcher sa surveillance. En attendant, Abeth et Gorio n'étaient pas de très bonne humeur. Gorio parce qu'il en avait assez de manger du pain de voyage, d'autant plus que les rations avaient été réduites. Quant au chef des grottes jaunes, il était excédé d'être constamment enfermé..., mais il n'était pas près de goûter à cette liberté qu'il appelait de ses vœux, puisqu'à son arrivée au manoir, il serait enfermé dans les geôles du domaine d'Ikryl. Cela usait sa patience. Il parvenait à rester calme en se disant encore et encore que son moment viendrait.  

Ainsi se déroulait cette ultime ligne droite. Quant au Kurior, il suivait toujours la colonne à distance... Avec une double mission : protéger Ovaïa et surveiller étroitement les deux encagés !

Le soir venu, le convoi stoppa non loin du fleuve. Le camp fut dressé, sans doute pour la dernière fois avant l'arrivée au Manoir. Au moins Dokar l'espérait. Il supervisa le montage des tentes, organisa les tours de garde et enfin gagna son abri. Il trouva les jeunes femmes, Ovaïa et Méeli, discutant ensemble en s'occupant du bébé. Dokar sourit. Cette scène, somme toute assez ordinaire, lui mettait du baume au cœur. Le bébé gazouilla... Attendri cette fois, il s'approcha d'elles. 

Ovaïa sourit à l'homme. La servante recula. Soudain, le jeune seigneur demanda :

— Je peux le porter un peu ? 

Si la jeune mère fut surprise, elle ne le montra guère. C'est elle qui déposa le bébé dans les bras de Dokar. Le visage de l'homme était empli de lumière, il berça l'enfant et se mit à chantonner : 

"L'oiseau sur la branche a construit un nid, a pondu un œuf, il était tous gris,

 l'oiseau sur la branche a réchauffé l'œuf, il en est sorti un oiseau tout p'tit..."

Ovaïa était surprise, elle redécouvrait son beau-frère. Elle entendait le bébé gazouiller, elle le voyait agiter ses petits bras. De toutes évidences, il était conquis par la belle voix de basse de son oncle. Dokar leva ses yeux sur elle. Voyant son étonnement, il dit :

— Je me suis beaucoup occupé de mon fils quand il était petit.

Soudain, il s'assombrit. Il rendit brusquement l'enfant à Ovaïa. Puis il se détourna et sortit, pas assez vite cependant pour que la jeune mère ne remarque pas les larmes qui avaient envahi le regard clair du jeune seigneur. Elle se rappela brusquement que Dokar avait récemment perdu son enfant...   

Alors elle confia son fils à Méeli et quitta l'abri à son tour.

*****

Dokar n'était pas allé plus loin que le bord du fleuve. Il se tenait sur la berge, le regard fixé sur les eaux miroitantes. Le seigneur dit à la femme sur un ton un peu abrupt :

— Je vais bien !

Ovaïa se mit à ses côtés. Ensuite elle déclara :

— Je suis désolée...

Sans se retourner, il répondit :

— Pourquoi ? Ce n'est pas ta faute ?

Il haussa les épaules en ajoutant :

— C'est la vie...

Ovaïa, attristée, regarda à son tour les eaux du fleuve. L'onde paresseuse brillait. Soudain, elle fronça les sourcils, leva les yeux vers le ciel et restant interdite, elle s'exclama soudain :

— Dokar, regarde !

Il se tourna vers sa belle-sœur. Elle pointait du doigt la voûte céleste. L'homme leva son visage. Ses yeux s'écarquillèrent. Au-dessus d'eux, le manteau épais et obscur s'était déchiré et la lune pleine et blanche entourée d'un cortège d'étoiles illuminait un ciel velouté. Ovaïa sentit une douce émotion l'envahir et pour la première fois depuis des mois, elle se mit à croire que la grande obscurité se terminerait un jour. Elle entendit un bruit de plongeon. Elle reporta son regard sur le fleuve et elle vit le Kurior. Celui-ci venait de plonger, il jaillit presque aussitôt hors de l'eau, effectua une cabriole, puis une autre et encore et encore... Dokar qui l'avait vu aussi s'étonna :

— Qu'est-ce qu'il fait ?

Ovaïa sourit en disant :

— Il danse, Dokar, il danse  !



Corselet : Vêtement féminin qui serre la taille et se lace sur le corsage.


Touret : coiffe portée par les femmes au moyen-âge


Poulaines :  Autrefois, chaussure d'origine polonaise, munie d'une pointe d'un demi-pied de long ou plus, qui était baleinée ou rattachée à la jambe par une chaîne.

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