Les bois de Quezériol - 2 -
Ozerel se réveilla en sursaut. Totalement recouvert de neige, il avait l'impression d'être devenu un bloc de glace.
Cette sensation n'était rien par rapport à la terreur ressentie dans son rêve, cela lui avait paru tellement réel !
Il se força à bouger et leva les yeux. Le jour se levait sur un ciel d'un bleu vert cristallin. Les nuages avaient été chassés par une bise glaciale qui soufflait toujours. Les sapins vert foncé, couverts d'une fine couche de neige givrée, étaient figés par le gel.
Il s'empressa de bouger et de se redresser avant de regarder en dessous de lui. Il voyait ces démons étendus autour du foyer éteint, à peine visibles et ils ne bougeaient pas.
Ozerel craignant le pire quitta son refuge. Ses ailes étaient roides de froid, mais il parvint à s'envoler et se poser près des autres malfaisants.
Quelques-uns levèrent les yeux vers lui, à peine une vingtaine. Les autres restèrent étendus sur le sol, endormis pour l'éternité. Ozerel préféra ne pas s'appesantir sur cette perte. Il ordonna simplement :
— On se bouge !
Aucun des malfaisants ne protesta. Péniblement, ils se remirent en route.
****
Ovaïa s'éveilla brusquement. Elle se redressa et regarda autour d'elle. Elle était seule dans la pièce principale de cette ferme abandonnée. Dans l'âtre de la cheminée ne subsistaient que quelques braises. La jeune mère n'eut pas le temps de se demander où se trouvait Evalane que celle-ci rentra dans bâtisse. Ses bras étaient encombrés de morceaux de bois. Elle sourit à sa belle-sœur en déclarant :
— Ah, te voilà réveillée ! Te sens-tu reposée ?
— Oui, et toi ? Tu es levée depuis longtemps ?
— Une demi-heure à peu près. Je suis allée voir les chevaux sous l'appentis, il y avait du bois coupé, et devine ce que j'ai trouvé également ?
— Aucune idée...
— Deux pots de terre cuite remplis de viande en saumure.
Elle posa son chargement près de la cheminée en concluant :
— Je ranime le feu et je retourne les chercher.
Ovaïa la suivit des yeux et objecta :
— Si cette famille revient, elle aura besoin de cette nourriture, tu ne crois pas ?
Evalane se troubla, avant de répondre :
— C'est vrai, néanmoins le pain de voyage ne sera pas éternel, et nous ne savons pas combien de temps il nous faudra pour rattraper ce démon !
— Sans doute, mais quand même, ce n'est pas bien de la prendre.
Ses sourcils se froncèrent. Un voile de préoccupation troubla son visage. Evalane, surprise demanda :
— Quelque chose ne va pas ?
— Non ou plutôt si, en fait, j'en sais rien...
Evalane alla s'asseoir près d'elle :
— Raconte-moi...
— J'ai fait un rêve bizarre cette nuit ou plutôt un cauchemar. Sauf que je n'étais pas effrayée. Pourtant j'aurais dû l'être !
— Tu étais où dans ce rêve ? Qu'est-ce que tu y faisais ?
La réponse de la jeune mère stupéfia la Dame d'Ikryl.
— Je me trouvais dans un environnement infernal. Je tuais le chef des malfaisants. Je me sentais bien dans cet endroit comme si j'étais chez moi et aussi ...
Là, elle hésita. Evalane l'encouragea à poursuivre ainsi :
— Aussi quoi ?
Ovaïa prit une profonde inspiration et révéla :
— J'étais une démone.
Evalane n'avait pas eu le sursaut attendu. Au contraire, elle haussa les épaules en disant :
— Pourquoi t'émouvoir autant, ce n'est qu'un rêve justement ? Effrayant, je te l'accorde.
— Sauf qu'effrayée, je ne l'étais pas... De plus, me voir en démone !?
— Tu as juste beaucoup d'imagination ; pour le reste, tu es une personne courageuse. Alors, qu'un simple songe ne suffise pas à te faire peur, ce n'est pas surprenant...
Ovaïa contemplait sa belle-sœur en se disant qu'elle ne comprenait pas ou ne voulait pas comprendre, ce qui revenait au même. La jeune mère préféra ne pas insister. Elle se leva et décida :
— Je vais aller chercher cette viande en saumure dont tu as parlée...
— Tu as changé d'avis ?
Ovaïa, sans répondre, quitta la maison.
La jeune femme fut accueillie par un soleil éclatant qui brillait dans un ciel sans nuage, d'un bleu vert translucide. Le froid était des plus piquants, accentué par une bise sifflante et glaciale.
Ovaïa frissonna. Elle resserra l'étole de fourrure autour de ses épaules et contempla le paysage féerique qui s'offrait à elle.
Les alentours avaient pris des teintes étincelantes aux reflets irisés de bleu et de blanc. Ces couleurs avaient diapré les arbres dénudés, aux branches figées par le gel. La jeune femme restait immobile dans ce froid intense. Puis elle s'avança en direction des splendeurs hivernales qui étincelaient tels des joyaux libérés de leurs écrins.
Elle oubliait son intention première de récupérer la nourriture sous l'appentis. En fait, des souvenirs attachés à d'autres hivers l'avaient assailli...
Elle se revoyait petite fille aux côtés de son père. Chaudement vêtue de soie et de fourrure, elle était chaussée de bottes solides. Ses doigts gantés glissés dans ceux d'Akéron d'Eraland, et, rassurée par ce géant, elle marchait à ses côtés. Leurs pas faisaient crisser la neige sur laquelle ils avançaient. L'homme lui disait :
— Tu es un miracle, mon enfant. Un cadeau que je n'attendais pas. Je remercie chaque jour les dieux de t'avoir offert à mon affection.
Là, il l'avait soulevée dans ses bras. Elle s'était retrouvée très près de son visage. Son souffle lui envoyait des bouffées chaudes aux senteurs de tabac. Cela aurait paru désagréable à d'autres personnes, mais pas à la petite fille qu'elle était à l'époque. Car elle avait toujours associé ces odeurs à son père. Il lui avait dit encore :
— Quand l'adversité t'arrachera à moi, n'oublie jamais à quel point je t'aime !
Cette phrase dite avec gravité ne l'avait pas interpellée, alors. Elle avait simplement entouré le cou de l'homme de ses bras et avait répondu :
— Je t'aime aussi, papa.
En y repensant à présent, Ovaïa ressentait l'essence prophétique de cette affirmation. Elle en était profondément troublée. Son père avait-il vraiment eu de tels pressentiments ?
Elle n'eut pas le temps d'approfondir la question. La voix d'Evalane la fit tressaillir :
— Ovaïa, qu'est-ce que tu fais ?
La jeune mère reprenait place dans la réalité. Elle fixa sa belle-sœur. Elle lui sourit en disant :
— Je pensais à mon père.
— Dans ce froid ? Cela fait vingt minutes que tu es sortie.
Elle demanda ensuite :
— Tu es allée chercher les pots de viande.
Ovaïa secoua négativement la tête. Evalane lui ordonna presque :
— Rentre, sinon tu vas prendre froid.
Docilement, elle obéit sans discuter.
Un peu plus tard
Les jeunes femmes étaient installées devant la cheminée palpitante de chaleur. Un feu clair y crépitait. Il réchauffait l'atmosphère, mais aussi le cœur d'Ovaïa.
Elles se restauraient, piochant joyeusement dans un des pots en terre cuite remplis de viandes tendres et parfumées par une marinade épicée. Les scrupules de la jeune mère s'étaient envolés. Elle se contentait juste d'apprécier ce moment, en laissant de côté les nombreuses questions sans réponses qu'elle se posait.
Evalane faisait de même. D'autant plus que ses interrogations s'avéraient plus pragmatiques et par conséquent moins complexes.
Elles terminèrent ce repas matinal par une infusion, parfumée de miel. En effet, Ovaïa avait sorti de son sac quelques plantes, mais aussi les rayons de miel trouvés des jours auparavant dans le petit bois après le marais. Quand elle y repensait, elle avait l'impression que cet épisode avait eu lieu il y a des lustres. Tant de choses s'étaient passées depuis.
Elle refusa d'y réfléchir plus, préférant se concentrer sur l'instant présent. Elle fixa l'âtre et le feu qui y brûlait et sourit en se disant qu'elle adorait la beauté de ces flammes hautes et claires qui la réchauffaient. Cela la ramena à son rêve. Elle se détourna donc et dit à Evalane :
— Nous ne devons pas nous attarder plus.
Sa belle-sœur l'admit volontiers. Ainsi, elles se levèrent et rangèrent les reliefs de leurs repas. Evalane éteignit de feu...
Vingt minutes plus tard, les jeunes femmes quittaient les lieux et reprenaient leur périple en laissant derrière elles un refuge qui allait être le dernier avant longtemps...
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