Les bois de Quezériol - 5 -
Obro s'affaiblissait de minute en minute. Le froid, la fatigue, la désespérance aussi, avaient raison de lui. Ses assaillants étaient en passe de l'abattre définitivement.
Alors que le cavalier allait abdiquer, une immense clameur retentit. Obro leva la tête sur le chemin de terre qui se déroulait devant lui. Là, il vit surgir une vingtaine d'hommes en armures, montés sur des chevaux aux pattes larges et solides et à la robe sombre. Obro remarqua les étendards portés par cette troupe inattendue ; il reconnut les armoiries, il s'agissait des emblèmes de la maison de Jade, la maison royale.
Les malfaisants s'empressèrent de s'enfuir. Ils s'égaillèrent dans les bois en courant et en piaillant sans demander leurs restes !
Obro soulagé, mais surpris de ce secours inopiné, s'exclama :
— Que toutes les divinités soient remerciées !
Pendant ce temps, Jolo était toujours aux prises avec le général Ozerel.
Le jeune homme du marais avait toutes les peines du monde à se bouger dans l'eau gelée. Peu à peu, son corps devenait insensible. Il n'était plus très loin du découragement, et donc, de l'abandon. Un sursaut de fierté lui insuffla le courage qui lui manquait.
Il profita d'un moment où Ozerel était presque à fleur d'eau. Il attrapa l'une de ses jambes et rassemblant ses forces, la tira violemment sous le flot du fleuve. Surpris par cette offensive quelque peu désespérée de Jolo, le général démoniaque se sentit brusquement entraîner en direction de l'onde glaciale. Sa réaction ne fut pas suffisamment rapide pour empêcher l'une de ses jambes d'être immergée jusqu'à mi-mollet. Il hurla de douleur avant de secouer son membre en tous sens. Jolo lâcha prise et s'agrippa à la barge.
Ozerel fou de douleur et de colère, darda sur lui un regard fulminant. Il gronda dans sa direction. Sans peur, Jolo le fixa. Ses yeux étaient étincelants et farouches. Il lui lança d'une voix certes épuisée, mais vindicative :
— Je n'ai pas peur de toi, démon !
Le général qui sentait la douleur s'accentuer, réalisa qu'il ne pourrait pas le capturer. Il abandonna. À ce moment-là, il entendit la clameur des cavaliers royaux et les cris de frayeur de ses diables qui s'enfuyaient. À son tour, il s'échappa en s'envolant.
Péniblement, Jolo remonta sur la barge, il se laissa tomber sur le dos, les bras en croix et le souffle court, juste à côté du cheval d'Obro. Celui-ci encore effrayé s'agitait en hennissant. Il faisait dangereusement tanguer l'embarcation. Jolo frissonna puis se redressa. Il jeta au destrier du chevalier un regard quelque peu craintif. Il était toujours aussi réservé envers la gent équine...
Soudain, il entendit un appel. Il se remit debout et fixa la berge à sa droite. Il vit Obro qui lui faisait des grands signes. Le jeune homme des marais comprit qu'il lui demandait de le rejoindre. Il se remit donc à l'aviron et commença à ramer jusqu'à la rive.
Obro n'avait pas pris le temps de remercier les cavaliers. Il avait couru jusqu'au bord du fleuve et avait eu le temps de voir le malfaisant ailé se sauver. Ensuite, Jolo était retourné dans le bateau. Obro avait été soulagé, cela même si l'agitation d'Ouragan, très visible de là où il était, l'avait inquiétée. Il s'était avancé plus près de la berge et avait appelé son compagnon de voyage. Celui-ci, très vite, était retourné près de l'aviron...
À présent, le bateau avançait vers la rive. Des cavaliers étaient venus rejoindre Obro. Ils lui prêtèrent main forte pour tirer le chaland vers la berge. Jolo sauta sur la terre ferme et attacha une corde autour d'un sapin, au tronc solide et épais. De son côté, Obro fit descendre son cheval de l'embarcation, ceci avec des précautions multipliées.
L'un des chevaliers quitta le dos de son destrier. Il s'approcha des deux navigateurs en ôtant son heaume, Obro le reconnut immédiatement, il s'exclama :
— Est-ce possible ? Paméo ?
Il s'agissait du frère aîné de Leneel d'Igrul.
Le chevalier sourit, ses yeux noirs s'éclairèrent brièvement. Obro remarqua sur son front une longue cicatrice rouge vif. La dernière fois qu'il avait vu le jeune noble, elle n'y était pas !
Ses cheveux, couleur de nuit étaient coupés très court, il était maigre, mais semblait quand même en assez bonne forme. Obro s'exclama :
— Je te croyais mort !
Paméo répondit :
— Je me suis cru mort aussi.
Son visage s'était brusquement assombri, Obro lut sur les traits soudain durcis de Paméo, une souffrance et une dureté qu'il ne lui avait jamais connue. Puis cette ombre s'effaça. Il reprit sur un ton presque joyeux :
— Je peux savoir ce que tu fais ici ?
Il jeta un bref coup d'œil à Jolo qui venait de sauter sur la berge, en ajoutant :
— Et en compagnie de ce paysan...
Le jeune homme du marais sursauta et lança à Paméo un regard courroucé. Il déclara en même temps :
— Je suis pêcheur.
Obro se permit de préciser :
—Jolo fait partie du clan des marais de Jurosalk. Il est fils de chef. Courageux et noble d'âme. Excuse-toi tout de suite, Paméo !
Ce dernier observa mieux Jolo. Il réalisa que l'air digne et fier du jeune homme n'avait rien de commun. Il lui demanda :
— Les marais de Jurosalk ? En pays de Tharolia ?
— C'est cela, juste avant les monts de cuivre.
Les sourcils bruns de Paméo se froncèrent, la rougeur de sa cicatrice s'accentua, il dit perplexe :
— J'y suis passé une fois avec mon père, il y a longtemps, j'étais enfant encore, nous avions été accueillis pour une nuit par un homme remarquable. Il était le chef d'une communauté de gens qui habitaient sur des bateaux, il se nommait Tulo.
— Il s'agit de mon père.
Paméo allait ajouter autre chose, mais Obro se permit de dire :
— N'y aurait-il pas un autre endroit pour discuter ? Vois Jolo, il est trempé, il a besoin de se réchauffer devant un bon feu. Ensuite, nous pourrons nous raconter nos aventures respectives.
Le jeune noble concéda :
— Tu n'as pas tort !
Il remit son heaume, remonta sur son cheval et déclara :
— Suivez-moi, notre campement n'est pas très loin !
Il s'éloigna des voyageurs sur ces mots. Obro et Jolo se regardèrent, puis sans attendre s'engagèrent sur le chemin emprunté par Paméo et ses cavaliers.
Quelque part dans les bois.
Ozerel, vaincu par la douleur qui irradiait sa jambe jusqu'à mi-mollet, dut atterrir plus tôt qu'il ne l'aurait souhaité.
Le malfaisant choisit pour cela un épicéa aux branches larges et aux aiguilles vert foncé. Il se posa, un peu en catastrophe puis, après avoir assuré son équilibre, il alla regarder sa jambe blessée. L'effarement le saisit. De son pied griffu et préhensile, il ne restait qu'une masse informe de chair noirâtre dégoulinante. Une sorte de désespoir submergea le démon et il se demanda soudain comment lui, le général le plus puissant des armées incandescentes avait pu en arriver là !
Brusquement, la colère remplaça l'affliction. Ozerel éructa pour lui-même :
— Tout cela, c'est la faute de ce fichu Nécromancien !
Il chercha au fond de l'une des poches de sa large veste de cuir la sphère contenant l'esprit du sorcier. Il ne la trouva pas ! Surpris, Ozerel chercha dans sa seconde poche. Elle était vide aussi. Il devint livide. Ses yeux noirs sans pupille se chargèrent d'inquiétude. Le général comprit. Il l'avait perdue, sans doute durant son affrontement avec le jeune humain du bateau. Elle avait dû tomber dans l'embarcation.
Déconfit, il hurla sa rage !
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