Les Bois de Quezériol - 6 -
Le camp des cavaliers du roi, installé dans une vaste clairière, était parsemé de neige gelée et de terre brune. Quelques tentes dressées çà et là exhibaient leurs toiles de couleurs indéfinissables et percées de trous. Un ou deux braseros réchauffaient l'atmosphère sibérienne du site. Le soleil d'hiver quant à lui dispensait une lumière éblouissante et froide. Une ambiance assez bruyante, mais détendue s'offrait aux regards d'Obro et Jolo. Puis le jeune homme du marais frissonna violemment.
Paméo qui n'était pas loin, descendit de cheval, avant de désigner une des tentes aux arrivants :
— Là-bas vous pourrez vous réchauffer et vous restaurer un peu. dit-il
Il ajouta à l'intention de Jolo :
— Je crois que tu trouveras également quelques vêtements secs.
Il conclut enfin :
— Nous parlerons après.
Prenant sa monture par la bride, il s'éloigna d'eux. Les voyageurs s'empressèrent vers la tente.
Deux femmes souriantes et vêtues très simplement les accueillirent. Elles leur offrirent tout d'abord des mugs fumants remplis d'un liquide presque noir, d'où émanaient des effluves entêtantes et âcres. Obro s'exclama :
— Du Kavao ! Cela fait des mois que je n'en ai plus bu !
Méfiant, Jolo demanda :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Le meilleur des remontants, bois et tu retrouveras toutes tes forces !
Bien que dubitatif, le jeune homme du marais attrapa un des récipients. Obro, pour sa part, en avait déjà avalé une bonne gorgée. Jolo trempa ses lèvres dans le breuvage puis imita son compagnon de voyage. Une douce chaleur envahit sa bouche. Des saveurs intenses le submergèrent, puis sa gorge s'enflamma violemment. Des larmes montèrent à ses yeux et il toussa bruyamment. Obro s'esclaffa, il reporta le récipient à ses lèvres. Jolo s'en hésiter fit de même.
Après cette expérience pour le moins inédite, Jolo se sentit un peu réchauffé. Néanmoins, les femmes l'incitèrent à ôter ses vêtements trempés et glacés. Obro, du coin de l'œil assista au déshabillage du jeune homme. Puis résolument, il se détourna et alla s'asseoir à une table. Là, on lui servit à manger. Jolo, revêtu d'habits propres et secs, le rejoignit peu après. Le cavalier lui dit :
— Tu as meilleure allure.
Enfin ils se restaurèrent ensemble.
Quand Paméo rentra sous l'abri de toile, ils avaient terminé de manger. Il s'installa avec eux, se fit servir du Kavao, puis déclara :
— À présent, je vous écoute, qu'est-ce qui vous a conduit sur les terres du roi ?
C'est Obro qui raconta, dès qu'il eut terminé son récit, le cavalier dit à Paméo :
— À présent, c'est à ton tour.
Le frère de Leneel s'assombrit légèrement ; cependant, il commença à raconter :
"Après l'attaque des malfaisants sur le domaine d'Igrul, je fus laissé pour mort. La plupart de mes gens, ma sœur et quelques autres avaient été capturés. D'ailleurs, je suis heureux de savoir que Leenel est toujours vivante.
J'ai eu la chance qu'un couple de paysans qui avaient miraculeusement échappé au massacre, me trouve, me recueille et me soigne.
Ensuite, nous avons quitté le domaine dévasté, pour la cité de Jade. Nous avons mis plusieurs semaines à la rejoindre. Les malfaisants l'assiégeaient. Fort heureusement, l'homme et la femme qui m'accompagnaient connaissaient le moyen de rentrer dans la ville royale sans se faire voir des démons.
Nous sommes rentrés dans des grottes qui couraient sous la ville. Ainsi par des voies détournées, nous sommes parvenus à rentrer dans la cité. Le couple m'a laissé afin de se rendre chez des parents. Je me suis présenté au palais de Jade où j'ai offert mon épée à notre roi. "
Paméo s'arrêta. Patiemment, Obro et Jolo attendirent qu'il reprenne son récit. À leur grande surprise, il se contenta de terminer son Kavao. Ensuite il se leva. Consterné Obro s'exclama :
— Eh ! Où vas-tu ? Tu n'as pas terminé ?
— Je n'ai pas grand-chose d'autre à ajouter, sinon qu'après de longs mois de siège, il s'est passé ici, la même chose que sur le pays d'Ikryl. La pluie s'est mise à tomber, les nuées rougeâtres se sont dissipées et les malfaisants ont commencé à battre en retraite... Pour le reste, ce sont des détails dont je n'ai pas vraiment envie de parler...
Là, sa main droite, presque malgré lui, effleura la cicatrice rouge sang qui marquait son front. Puis en se taisant, il quitta la tente. Les voyageurs se regardèrent. Ils étaient estomaqués. Paméo avait bel et bien escamoté la fin de son histoire, pourquoi ? Jolo hasarda :
— Il a dû beaucoup enduré...
— Comme nous tous, mais lui sans doute plus que les autres.
Obro quitta son siège et proposa :
— Allons voir si nous pouvons être utiles.
Sans hésitation, le jeune homme du marais acquiesça. Ils quittèrent l'abri de toile.
Quelque part dans les bois de Quezériol
Les jeunes femmes, dès leur entrée sous les pins, avaient suivi le chemin qui longeait le fleuve. Par intermittence, elles voyaient le cours d'eau briller sous le soleil de cette froide matinée déjà bien avancée. Evalane dit à sa belle-sœur :
— Ces bois sont immenses ! J'ai peur que nous ne soyons obligées d'y rester des semaines avant d'en sortir.
— Sauf si nous rattrapons le chef des démons plus tôt...
— Étant donné qu'il vole, il aura atteint les terres du Surilor bien avant notre sortie de cette forêt de pins.
— Je pensais que le froid pourrait un peu le retarder.
— Hum... Peut-être.
Evalane posa ses yeux sur le fleuve, en ajoutant :
— L'idéal serait d'avoir un bateau. Nous gagnerions beaucoup de temps.
— J'y ai pensé aussi. Dis-moi, il n'y a pas un village de pêcheurs, en aval, près d'une petite crique, juste au bord de la forêt ?
— Exact, mais nous n'y sommes pas encore, il faudra quelques jours.
Evalane sourit et demanda à Ovaïa :
— Qui t'a parlé de l'existence de ce village ? Tu n'avais jamais voyagé aussi loin vers le nord me semble-t-il ?
La jeune mère força sa mémoire, puis elle répondit :
— Rovor je crois, durant la période de nos fiançailles.
La tristesse fondit sur elle. Ses traits s'emplirent de chagrin. Evalane comprit son désarroi. Elle-même sentait ses yeux la picoter. Elle proposa soudain :
— Nous devrions peut-être en parler ?
— Parler de quoi ?
— De mon frère, prendre quelques minutes pour exprimer notre chagrin, nous ferait le plus grand bien.
Ovaïa se raidit, sa voix claqua :
— Je laisse aux autres les usages liés au deuil, je n'ai pas de temps pour ça !
Sans tenir compte de la dureté soudaine d'Ovaïa, Evalane insista :
— Je ne parle pas d'usages, mais de laisser notre peine s'exprimer. Ainsi, nous pourrons continuer notre périple avec sérénité, sans que l'ombre de Rovor n'assombrisse plus qu'il ne faut notre route...
Elle précisa :
— Tu en as besoin et moi aussi.
Sa belle-sœur lui lança un regard éperdu. Puis elle talonna son cheval, sans rien répondre. La Dame d'Ikryl fit de même. Elles continuèrent à chevaucher ainsi, sans rien dire. Puis Ovaïa déclara brusquement :
— Je suis d'accord.
Evalane sourit et conclut donc :
— Nous ferons ça ce soir, quand nous nous arrêterons pour la nuit.
Ovaïa accepta encore, et elles s'enfoncèrent plus profondément au cœur des bois...
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