Les bois de Quezériol -13 -
Village de la crique blanche
Après l'annonce de la jeune femme qui sonnait comme un ordre, Jolo et Obro s'étaient regardés. Ensuite, le jeune homme des marais avait dit :
— Je suis d'accord, mais cela ne change rien pour moi, je t'accompagne.
Ovaïa osa dire :
— Je t'avais demandé de rester avec mon enfant.
— Le seigneur Dokar l'a renvoyé avec la nourrice et sous bonne escorte, au manoir. Il m'a demandé ensuite de rester dans tes pas.
— Dans ce cas.
Evalane intervint :
— Pour ma part, je reste avec toi, chère belle-sœur.
Ensuite, elle s'adressa à Obro :
— Puisque ton périple s'arrête ici et que tu retournes vers mon frère, nous te laisserons les chevaux, à charge pour toi de les ramener.
— Cela va de soi, Milady.
Il reprit cependant :
— Pour ce qui est de ce démon, je vous conseille la prudence.
Jolo assura à ce moment-là :
— Ne t'inquiète pas ; au moindre problème, je le jette par-dessus bord.
Le visage d'Obro s'éclaira d'un sourire satisfait. Il s'exclama :
— Voilà qui est parlé.
Evalane resta de marbre devant cette réaction, Ovaïa se taisait. Elle posa ses yeux sur les reliefs de leur repas. Il restait un ou deux poissons. Elle se leva, s'en saisit, puis déclara :
— Je reviens.
Elle quitta l'habitation.
La jeune femme s'avança vers le feu près duquel le malfaisant était blotti. Elle s'accroupit à sa hauteur. Il leva les yeux sur elle. Ovaïa posa la nourriture devant lui en disant :
— Voilà pour toi.
— Merci, ma Reine.
Elle cilla avant de l'avertir ainsi :
— Tu as gagné un sursis. Cependant, sois très prudent. À partir de demain, nous voyagerons en bateau. Jolo, l'un des deux hommes présents ici, nous accompagnera. Il n'hésitera pas à te tuer si tu nous trahis.
— Jamais, ma Reine, je vous resterai fidèle.
Elle se redressa, le toisa et rétorqua :
— Je l'espère pour toi.
Sur ces mots, elle s'en retourna vers l'habitation. Le démon l'avait suivie des yeux, ils étaient emplis d'adoration. Il reporta enfin son regard sur les aliments offerts par la jeune femme. Il les empoigna et lentement, commença à manger.
Frontière entre le pays de Quezériol et le pays du Surilor
Ozerel, épuisé, s'était arrêté de voler à la tombée de la nuit. Il venait de quitter les bois humides de Quezériol. Devant lui s'étendaient des steppes glacées à l'herbe rare. Les méandres du fleuve Ikryl les traversaient. Là, débutait le pays du Surilor.
Le général savait qu'il n'était pas tiré d'affaire pour autant. Arriver jusqu'à la cité en ruine où se trouvait le portail des mondes allait s'avérer difficile.
Les terres qui se présentaient à lui, étaient parcourues de vents hivernaux. À cela s'ajoutaient les flocons qui de temps à autre virevoltaient dans l'air gelé.
Grâce aux arbres des bois, Ozerel avait pu s'en préserver un peu. Dès le lendemain, il serait à découvert. Chaque flocon deviendrait alors comme autant d'aiguilles prêtes à le traverser et le faire souffrir.
Le démon n'avait pas le choix, il devait rejoindre au plus vite la porte. Pour le moment présent, Ozerel était tassé sur la large branche d'un sapin vert foncé. Son corps était d'une peau de cheval. Il avait croisé l'animal qui errait dans les bois plus tôt dans la journée. Il était seul et égaré. Le diable l'avait poursuivi, tué et écorché. Il s'était nourri de sa chair. Le malfaisant avait ensuite jeté sur ses épaules raidies de froid la dépouille encore sanguinolente de l'équidé.
Pour cette nuit-là au moins, il était préservé des conséquences les plus extrêmes de cette nuit de glace qui débutait à peine. Il y avait bien sa blessure qui le taraudait. Il s'efforçait d'oublier la souffrance qui peu à peu gagnait sa jambe tout entière. Ozerel ne voulait pas regarder non plus la sorte de moignon qui avait remplacé son pied fourchu. Un moignon qui noircissait un peu plus d'heure en heure.
Seul un feu clair et brûlant aurait pu l'aider à guérir. Il lui aurait suffi d'y plonger son membre blessé, pour amorcer la régénération.
Ce général ignorait la manière d'en faire. Dans ce monde à présent hostile, il était seul, sans les multiples servants qui avaient facilité sa vie, jusqu'au fiasco de la plaine de cendres. Oui, lui qui avait été prince du palais incandescent ne connaissait pas la science ardente. Elle était réservée à une caste particulière de diables et au maître bien sûr !
L'amertume l'envahit et aussi les regrets. Que n'aurait-il pas donné pour revoir la terre de feu où il était né. Que n'aurait-il pas donné pour retourner en arrière et renoncer à se révolter ! La tristesse le submergea. Elle faillit avoir raison de lui. La fatigue l'emporta, il s'endormit soudainement, ses rêves l'emportèrent vers le passé...
"... Ozerel se voyait fier et magnifique, le front ceint du diadème de flammes proclamant son statut de prince. Son corps d'un noir profond et brillant, vêtu de l'habit brûlant de cérémonie. Il portait sur sa hanche son cimeterre de commandement, celui destiné aux généraux des armées de son maître, de son roi, de son père.
Escorté de ses plus fidèles lieutenants, il marchait en direction du palais. Le souverain l'avait convoqué, il ne doutait pas une seconde que ce soit pour annoncer enfin son légitime droit au trône d'Onyx et de basalte..."
Ozerel s'éveilla brusquement. Il ouvrit les yeux sur une aube claire. Il bougea légèrement, faisant ainsi craquer la pellicule de givre qui le recouvrait. Une lassitude incroyable s'empara de lui. Il ferma les yeux à nouveau et faillit se rendormir. Il songea brièvement qu'il serait bien facile de se laisser aller vers l'engourdissement définitif de cette ambiance figée. Soudain, un sursaut de fierté le força à se redresser. Une nuée de minuscules brins glacés s'éparpilla autour de lui.
Il se débarrassa de la peau de cheval qui l'enveloppait. Déploya ses ailes et commença à les battre dans l'air froid et immobile. En plus de le réchauffer, cette activité lui permit de reprendre tout à fait ses esprits. Il plia avec soin la peau de l'équidé, la glissa sous son habit puis, avec détermination et sans regarder son membre blessé, qui avait noirci jusqu'au genou, il s'envola vers les steppes hostiles, rentrant ainsi en Surilor.
Village de la crique blanche.
Dans l'habitation, Ovaïa avait été la première à s'éveiller. Son sommeil avait été reposant et sans rêve. Ce qui lui convenait tout à fait. Elle jeta une fourrure sur ses épaules et quitta la maison.
Sans hésiter, elle se dirigea vers le foyer presque éteint. Le diable était allongé, il ne bougeait pas. Un peu inquiète, elle s'adressa à lui :
— Serais-tu mort ?
Il bougea légèrement, se redressa puis répondit :
— Non, ma Reine, je suis prêt à vous servir.
— Bien ! Tant mieux, tu ne nous serviras à rien si tu te transformes en cadavre puant.
Elle s'éloigna de lui et retourna dans la bâtisse.
Le démon se tourna vers le feu mourant, il le fixa et souffla doucement sur les braises ; aussitôt, celles-ci se transformèrent en flammes claires ; satisfait le malfaisant se détendit...
Cité Antique de Kixorlig - Porte des Mondes - Pays de Surilor
Au sein d'un temple écroulé, une arcade flamboyante vacillait légèrement. Plusieurs dizaines de démons étaient massées devant le portail. Régulièrement, ceux-ci tentaient de le franchir. Ils n'y parvenaient pas, le pœcile les refoulait violemment. Les diables gémissaient, suppliaient, invectivaient parfois, en pure perte. La porte qu'ils avaient allègrement franchie des mois plus tôt pour venir conquérir le monde des humains, leur refusait la possibilité de retourner au pays ardent.
Les diables n'abandonnaient pas, ils s'obstinaient encore et toujours, avec le maigre espoir, que le maître pardonnerait leurs rébellions. Inexorablement, les tentatives échouaient... Le courroux du roi de la contrée de feu n'était pas près de s'apaiser !
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