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Les choses sérieuses commencent ! :D

Le secteur des archanges était jonché de déchets et de cadavres.

Des créatures mortes de faim ou de soif parsemaient les rues, leurs ventres gonflés dépassant de l’eau comme d’étranges rochers en décomposition. Cornélia trébucha sur une petite chimère à mi-chemin entre un castor et une tortue, qui était morte piégée dans un filet orange. Ses yeux avaient disparu, rongés par l'eau et les mouches, mais pas l’étiquette du filet. Elle clamait encore « Clémentines – origine Espagne ». La pauvre bête avait dû se débattre longtemps : les mailles étaient restées incrusté dans sa chair.

Ses quatre petits gisaient un peu plus loin. Le cœur de Cornélia se serra. Elle se souvint, d'un seul coup, à quel point la Strate pouvait se montrer inhospitalière – et pourquoi tant de nivées avaient rejoint le convoi. L'exode mené par Aegeus constituait leur dernier espoir. Ils constituaient leur dernier espoir : les boyards, les camions géants, et même Cornélia et Blanche qui appartenaient désormais à cette petite armée.

À intervalles réguliers, des sortes de tridents plein de vase s'élevaient du bitume. Certains culminaient à plus de quatre mètres de haut tels des arbres d’acier, alors que d’autres émergeaient à peine. En les observant mieux, Cornélia reconnut des chandeliers à sept branches, en piètre état.

Plus inquiétant, les roues d’or se faisaient de plus en plus nombreuses. Elles semblaient pousser hors du sol, lentement, tout autour du convoi. Lorsque Cornélia contourna l’une d’entre elles, elle sentit la chaleur qui en émanait, ainsi qu'une vibration légère, comme un chant subliminal qui s'infiltrait au fond de ses os.

Aegeus n’avait donné aucun ordre depuis le passage de la frontière ; aussi, tout le monde se contentait de marcher en évitant les roues de son mieux. Les nivées se resserraient les unes contre les autres. Les boyards avaient les nerfs à fleur de peau ; Cornélia sursautait au moindre bruit.

– Quel endroit sinistre, dit une voix à ses pieds.

Elle faillit faire une crise cardiaque. C’était le matagot qui trottinait près d’elle. Il marchait sur la surface de l’eau sans s’y enfoncer, tranquillement, avec la légèreté d’un insecte. Ses empreintes laissaient de petites vaguelettes derrière lui.

– Quel mauvais goût dans la décoration, persifla-t-il. Ce lieu pue l’Église et les grenouilles de bénitier.

Cornélia réalisa alors qu’il était le seul dont elle n’entendait pas battre le cœur. Mis à part le son léger de ses os qui frottaient les uns contre les autres, son corps ne produisait aucun bruit. Était-il… mort ?

Avez-vous vraiment le droit de vous montrer en public ? s’inquiéta-t-elle. Surtout ici ?

– Je fais ce qu’il me chante, consœur. Si une démone du ciel dans ton genre a le droit de fouler la sépulture du vieux barbu, pourquoi pas un petit diablotin comme moi ?

Cornélia leva les yeux vers les immeubles en ruine, nimbés par la lumière sanguinolente du crépuscule. La vision mouvante de la tzitzimitl les faisait miroiter.

Cette histoire de sépulture… c’est une expression, hein ? Dieu n’existe pas. Et s’il existait, il ne pourrait pas mourir.

Le matagot s’esclaffa.

– Nous sommes dans la Vingt-Cinquième heure. Ici vivent tous les dieux et les diables, servis par le petit peuple comme toi et moi... Et ils y meurent, aussi. Parfois.

D’un bond souple comme celui d’une panthère, il grimpa sur une roue dorée qui émergeait à deux mètres de là. Celle-ci se mit à vibrer plus fort.

Ne faites pas ça ! paniqua Cornélia.

Elle jeta des coups d’œil alentours, mais personne, parmi les boyards les plus proches, ne semblait voir ce chat. Il se pencha sur la surface brillante de l'objet et lut les caractères hébraïques qui y étaient gravés, sous la forme d'une frise entrelacée.

Tsaphkiel. Mon pauvre vieux, regarde-toi. Tu es tombé bien bas. (Il releva ses pupilles luminescentes sur Cornélia.) À l'origine, chacune de ces roues est un esprit angélique ! Mais la mort de leur Père les a réduits à ce que tu vois là.

Il frotta son menton contre la roue en ronronnant. Cornélia vit le métal vibrer de plus belle. De colère ?

– Sans rancune, susurra le matagot à la roue. Dans un monde comme le nôtre, vous étiez voués à l’extinction. Satan, lui, vivra toujours. Et nous, ses bien-aimés servants, viendrons pisser sur votre tombe jusqu’à la nuit des temps !

Dans un grondement d’apocalypse, la roue s’arracha du sol, faisant éclater le goudron en gerbes meurtrières. L’explosion fit jaillir une vague d’eau qui gifla Cornélia de plein fouet ; des éclats de roche lui criblèrent le corps. Elle roula sur le flanc alors que des cris retentissaient autour d’elle. Lorsqu’elle se redressa, choquée et haletante, elle se trouva face à un œil.

Un œil énorme, formé de plusieurs cercles rougeoyants imbriqués les uns dans les autres. Et cet œil-là n’avait ni paupière, ni cils, ni rien de vivant en lui. Il s’ouvrait sur la surface d’or de la roue.

Car devant Cornélia se tenait la roue. Elle surplombait de haut la tzitzimitl, entièrement sortie du sol, gigantesque, aussi haute le Berliet ; et sur toute sa surface s’ouvraient des yeux inhumains qui ne cillaient pas. Le souffle coupé, Cornélia resta tétanisée, seulement capable d’entendre les battements fous de son cœur qui lui martelaient le thorax. La roue la regardait. En vérité, ce n’était pas une roue, mais quatre. Quatre anneaux imbriqués les uns dans les autres, qui roulaient sur eux-mêmes dans un mouvement perpétuel, brassant un souffle ardent qui venait brûler les os de Cornélia. Et sur le pourtour de ces quatre roues, entre leurs yeux multiples, étaient gravés des caractères en entrelacs.

Tsaphkiel.

– Oups ! fit la voix du matagot.

On ne voyait de lui qu’une petite silhouette noire, perchée sur la roue à cinq mètres de haut.

QUI OSE BAFOUER LA SÉPULTURE DE NOTRE PÈRE ? tonna une voix d’orage émaillée d’éclairs.

Le matagot sauta au sol, à côté d'une Cornélia pétrifiée.

– C’est pas moi ! (Il ajouta plus bas.) Celui-ci est plus gaillard que ce à quoi je m’attendais. Je suis navré, il risque d’être difficile à calmer !

Il disparut sans demander son reste. Des explosions de bitume déchirèrent le sol tout autour du convoi, mêlées aux cris des nivées.

Toutes les roues alentours venaient de jaillir du sol.

Le convoi se retrouva cerné. Gigantesques et flamboyantes, les roues se rapprochèrent des nivées dans des roulements de tonnerre, en propageant des ondes brûlantes dans l’air de la Strate. Les claquements des crans de sécurité des mitraillettes résonnèrent en cascade.

QUI ? répéta la roue dérangée par le matagot. QUI OSE BAFOUER CETTE SÉPULTURE SACRÉE ?

Cornélia recula, la peur au ventre. Elle ne faisait pas le poids face à une telle monstruosité. Maudit matagot ! Cet imbécile avait manqué une occasion de se taire.

– On fait quoi, chef ? hurla l’un des boyards.

– Ne tirez pas ! tonnèrent Aegeus et Aaron en même temps.

Aegeus n’avait pas l’air effrayé. La tête renversée en arrière, il scrutait le ciel, dans l’attente de quelque chose. Les nivées se serraient les unes contre les autres, terrifiées ; les boyards battaient en retraite sous les vents ardents qui émanaient des roues et venaient leur brûler la peau. L’une d’entre elles s’approcha du Berliet, dans lequel tous les enfants et les vieillards devaient trembler en silence. Quand elle surplomba le camion, sa chaleur fit évaporer instantanément toute l’humidité de la carrosserie. Aegeus fit signe au conducteur de rouler pour lui échapper ; mais avant qu’il ne pût obéir, une petite silhouette s’interposa devant le mastodonte.

– Arrière !

Cornélia en eut le souffle coupé. C’était la kitsune, la tête levée vers les quatre roues imbriquées qui tournaient sans fin.

– Recule, monstre infâme ! N'approche pas !

D’un seul coup, elle disparut et un gigantesque renard de lumière prit sa place. De trop nombreuses queues battaient l’air dans son sillage ; ses yeux étaient tels des puits de ténèbres. Cornélia comprit que les petits renards qu’elle avait vus courir au Venetian Hotel n’étaient que des formes minuscules qui camouflaient toute la puissance des kitsunes. Les yeux des boyards passèrent d’un monstre à l’autre. Les deux créatures restèrent face à face une seconde, puis la roue parut exploser de colère. Des flammes ardentes jaillirent de son centre, nimbant ses quatre cercles dorés qui tournoyèrent avec rage.

COMMENT OSES-TU ME FAIRE FACE, CRÉATURE DE SATAN ?

Dans un fracas infernal, elle s’embrasa entièrement et tout son or sembla fondre sur lui-même. Soudain, ce ne fut plus une roue. Elle prit la forme d’une lourde chimère au corps de lion, à la peau métallique comme une statue dorée. Sa tête informe portait quatre visages : une face de lion, une face d’aigle, une face de bœuf et une face d’homme. Quatre ailes démesurées lui couvraient le corps comme un linceul. Lorsque l’immense bête d’or rugit, l’intégralité du convoi fit plusieurs pas en arrière,

– Mais putain, j’y crois pas ! beugla Aaron. Fallait forcément que quelqu’un fasse le con et qu’on se prenne un chérubin sur la gueule !

Un chérubin, cette chose indescriptible ? À quel point Cornélia était-elle inculte pour que ce mot lui évoque simplement un petit angelot mignon ?

– Toi, la kitsune ! aboya Aaron. Reprends ton apparence humaine ! T’es en train de nous foutre dans une merde noire !

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