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– Toi, la kitsune ! aboya Aaron. Reprends ton apparence humaine ! T’es en train de nous foutre dans une merde noire !

Mais la renarde ne l’écouta pas. Elle passa à l’attaque. On entendit le métal tinter quand ses crocs étincelants ricochèrent contre le poitrail d’or ; la créature angélique ne frémit même pas, massive comme un bloc de marbre et tout aussi impavide.

RETOURNE DANS LES ENFERS PAÏENS D’OÙ TU VIENS, DÉMONE ! MEURS SOUS LA FOUDRE DU TOUT-PUISSANT !

Les quatre bouches du chérubin s’ouvrirent, dévoilant des dents aigües. Ses quatre ailes, aux plumes taillées en facettes comme des diamants, se déployèrent en corolle et des éclairs déchirèrent l’air autour de lui. La kitsune ne recula pas. Elle fit front. Le sol se mit à trembler sous ses pattes, puis sous la totalité du convoi. Un chaos de hurlement s'éleva des nivées ; sous l’eau, des fissures craquelèrent la rue avant de s’élargir…

– Non ! rugit Aegeus.

Alors tout s’arrêta. La foudre disparut en laissant des crépitements derrière elle. Le séisme s’apaisa. D’abord, tout le monde crut que c’était grâce au cri d’Aegeus ; mais la vérité fut bientôt rétablie. Quelqu’un se tenait devant le chérubin, à ses pieds. Lorsque la créature abaissa sa quadruple tête vers lui, comme si elle l’écoutait attentivement, le silence se fit. On entendit alors la voix d’Iroël, très posée, très douce, par-dessus le chuchotis de l’eau.

– :בְּרֵאשִׁ֖ית בָּרָ֣א אֱלֹהִ֑ים אֵ֥ת הַשָּׁמַ֖יִם וְאֵ֥ת הָאָֽרֶץ

Le chérubin se calmait à vue d’œil. Sa respiration lourde ralentit, jusqu'à devenir semblable au ressac de l’océan.

– וְהָאָ֗רֶץ הָֽיְתָ֥ה תֹ֨הוּ֙ וָבֹ֔הוּ וְח֖שֶׁךְ עַל־פְּנֵ֣י תְה֑וֹם

– V’là que’que chose, marmonna un boyard derrière Cornélia. Alors l'artisan est vraiment lié aux archanges ?

– Chhhht ! le rabroua une femme. Ferme-la ou ce truc va s’énerver de nouveau !

Iroël recula doucement, sans cesser de parler. Le chérubin avait replié ses quatre ailes sur son dos.

– :וְר֣וּחַ אֱלֹהִ֔ים מְרַחֶ֖פֶת עַל־פְּנֵ֥י הַמָּֽיִם. Rendors-toi, Tsaphkiel. Dieu est grand. Dieu veille sur ses enfants.

La chimère d’or s’allongea, provoquant un petit tsunami qui fit tanguer le Berliet, puis posa ses multiples museaux sur ses pattes de devant. Vidés de toute colère, ses yeux semblaient tristes à présent.

DIEU EST GRAND. MERCI, IROËL. JE SUIS HEUREUX DE TE REVOIR PARMI NOUS. VA EN PAIX SUR NOTRE TERRITOIRE.

Iroël s’inclina devant lui.

– Il en faut beaucoup pour réveiller un chérubin et le rendre à sa gloire d’antan, intervint une voix. Lorsque des invités surprise pénètrent dans notre secteur, ils évitent généralement de les insulter.

Tous les boyards, tous les nivées se retournèrent d’un même geste. La voix était si grave, si pleine, si vibrante que Cornélia s’attendit à voir Dieu – ou quelque chose d’approchant, dans le style vieil homme à barbe blanche. Ce ne fut pas du tout le cas. Elle plissa les paupières pour ne pas être éblouie.

– Metatron, salua Aegeus. Tu en as mis, du temps. C’est ton grand âge qui commence à te jouer des tours ?

La créature qui se tenait là avait presque forme humaine. Presque. Ce n'était qu'une silhouette éblouissante dont on discernait à peine les contours ; et, comme le matagot, elle marchait sur l’eau sans un bruit. Un grand disque d’or ornait l’arrière de sa tête, comme les auréoles des saints sur les peintures médiévales. Quatre paires d’ailes se tenaient déployées autour d’elle, vibrant d’un éclat blanc et aveuglant comme celui de la neige.

– Que viens-tu faire ici, mortel ? répliqua-t-il de sa voix grave sans relever l’insolence d’Aegeus. Ce lieu est dévoué à la mémoire de notre Père, tu le sais mieux que personne. Comment oses-tu te présenter devant nous après avoir tué Michaël ?

– Oups, chuchota la voix de Blanche. C’est vrai que le chien noir d’Aegeus avait tué l’un des deux archanges, chez nous…

Cornélia sursauta vivement. Blanche avait repris forme humaine et s’était accroupie juste à côté d’elle. Qu’avaient-ils tous à la prendre par surprise ?

Je ne pensais pas qu’il était possible de tuer vraiment un archange, pensa la tzitzimitl.

Blanche hocha la tête.

– Je trouve ça bizarre aussi…

– Ne me fais pas rire, grogna Aegeus. Les vôtres ne peuvent pas mourir.

– Tiens tiens, murmura la cadette. Je m’en doutais…

Tu l’avais vu venir ? lui demanda Cornélia. Ce Metatron ?

– Oui. On aurait dit un petit soleil à l’horizon. Quand la roue a pété les plombs, ça l’a attiré… J’ai prévenu Aaron tout de suite. D’ailleurs, trois autres arrivent !

Alors même qu’elle parlait, trois silhouettes descendirent du ciel derrière Metatron, comme des étoiles en chute libre. Quand elles se réceptionnèrent et replièrent leurs ailes immenses, Cornélia reconnut des archanges. Ils ressemblaient beaucoup à ceux qu'elle avait vus dans le monde réel ; mais leur corps entier semblait brûler d’un feu intérieur qui illuminait leur peau et faisait apparaître tout leur réseau veineux par transparence. Leurs yeux étaient tels des brasiers blancs, et autour de leur tête tournoyait un cercle d'or. C'était une auréole délicate, presque invisible tant elle était fine. Dans les traits du premier, Cornélia crut reconnaître l’un des deux archanges qu’elle avait déjà rencontré. Quel était son nom, déjà ? Gabriel ? Il lui avait paru presque ordinaire dans leur monde, avec son torse nu et ses tatouages usés... Alors que dans la Strate, son aura divine le rendait méconnaissable. Dans ses bras musclés, il tenait un bébé. Le nourrisson portait la même auréole qu'eux trois et sa peau était pareillement translucide, laissant voir sa lumière intérieure.

– Qu’est-ce que je disais, commenta Aegeus.

Cornélia se figea. Ce bébé…

– C’est lui ? murmura Blanche. Michaël, celui qui est mort ? Ils renaissent à chaque fois, en fait ?

L’enfant ne faisait aucun bruit. Il ne babillait pas, ne souriait pas. Il restait hiératique, son regard fixé sur Aegeus, aussi sérieux qu’un adulte. Un frisson de mauvaise augure parcourut Cornélia.

– Personne ne tue nos frères impunément, railla Gabriel. Tu croyais t'en tirer comme ça, le dégénéré ?

Il leva la main à l’intention des deux archanges derrière lui.

– Abattez-le.

Mais Metatron tendit son bras devant eux.

– Non. Il y a des humains à ses côtés et tu sais fort bien que notre tabou nous interdit toute violence sur leur personne, Gabriel. Laisse-le justifier sa présence parmi nous.

Gabriel recula, le visage déformé par la colère. Cornélia vit qu’il n’aimait guère se faire recadrer par son supérieur.

– C’est évident, non ? cracha-t-il. Ils veulent juste passer avec leur putain de convoi grotesque. C’est ça qu’Actéon voulait empêcher !

– Dire qu’il vous avait payés pour empêcher notre départ, railla Aegeus. Vous avez échoué en beauté. Et à présent, nous sommes là. Sur votre damnée sépulture !

Heurtés par le blasphème, les archanges firent un pas furieux en avant ; toutes les roues enterrées autour du convoi frémirent de colère. Le chérubin releva sa grosse tête informe.

QUI OSE SOUILLER LA MÉMOIRE SACRÉE DE NOTRE PÈRE ?

Metatron fit un geste très rapide de sa main droite. La statue d’or s’apaisa aussitôt ; dans un soupir, elle reprit sa posture mélancolique.

– Metatron, lança Aegeus. Nous ne venons pas en guerre. Ce convoi existe simplement pour permettre aux nivées de s'expatrier, pour survivre. Notre seul objectif est de migrer dans les vingt-quatre heures. (Il inclina la tête ; ses yeux clairs comme le diamant étincelèrent.) Et pour ça, nous devons traverser votre secteur.

– Nous ne permettons pas aux créatures païennes de fouler cet endroit, trancha Metatron. Seuls les humains et leurs frères animaux sont tolérés ici-bas, car ils sont les enfants choyés de notre Père. Mais ni toi, ni le changelin qui t’accompagne… (Aaron se crispa sur son fusil.) Ni les autres créatures de votre groupe ne pourront traverser.

« Les enfants choyés de notre Père… » Cornélia repensa à la violence et la vulgarité des deux archanges qui les avaient attaquées sur le toit d’un immeuble, à Lyon. Ils les avaient traitées de truies ; ils avaient tenté de les brutaliser malgré leur tabou – inscrit sur leur bras – qui les brûlait chaque fois qu’ils portaient la main sur elles. Elle fixa Gabriel, qui se tenait en retrait derrière Metatron avec un rictus mécontent sur le visage. Dans les vingt-quatre heures, ces archanges laissaient libre cours à leur furie, mais ici, leur supérieur les tenait en laisse.

– Cela sent le traître, ajouta Metatron en tournant sa face dépourvue de regard vers tous les membres du convoi. Je sens une aura impie parmi vous. Quelqu’un, ici, a causé beaucoup de mal à notre Père.

Les archanges se tendirent. Blanche fronça les sourcils. Aegeus l’imita ; pour la première fois, ils semblait désarçonné.

– Qui ça ? Désigne-le. Je ne pense pas avoir quiconque répondant à cette description. Je suis le plus ancien de notre groupe, les autres n’ont même pas deux siècles.

Metatron observa lentement les nivées, puis les boyards. Une certaine tension se cristallisa sous le poids de son attention.

– Dis-nous qui, Metatron, lança l’un des archanges d’une voix rude. On va le buter, ce porc !

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