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– J’ai fait… comme si Dieu était mon père, reprit Iroël à voix basse. Parce que mon vrai père pouvait pas être là, mais Dieu, lui, il est partout. C’est la seule chose que j’avais.

Il détourna la tête.

– Mais il est mort. Il était déjà mort quand j’étais petit. Je savais pas, mais je priais pour rien.

Cornélia inspira lentement, puis osa poser la question qui la hantait depuis le début – depuis qu’elle avait vu ce panneau sinistre, à la frontière, avec sa mise en garde en lettres capitales.

– Je ne comprends pas comment Dieu peut être mort. Un dieu, ça ne peut pas mourir. Si ? Comment est-il mort ?

Iroël frotta les cals sur ses mains.

– Je sais pas. Les archanges disent que c’est la faute des humains. Ils l’ont rendu triste et il est mort.

C’est lunaire, songea Cornélia. La réponse est à la hauteur de la question.

– La réponse est bien plus complexe que ça, intervint une petite voix entre deux tons. Et comme toute chose en ce monde, elle est liée à l’Abominable !

Cornélia et Iroël sursautèrent. Sur leur droite, tranquillement assis au bord du toit, se tenait le matagot. Furieuse, Cornélia bondit sur ses pieds.

Vous ! C’est à cause de vous que tout a dérapé ! Parce que vous êtes monté sur cette maudite roue et que vous avez blasphémé sous son nez ! (Elle l’attrapa par le cou et le leva au niveau de ses yeux.) Je vais vous…

Quand elle le secoua, le chat ouvrit de grands yeux humides et suppliants, espérant peut-être la faire craquer.

– Pas la peine de faire ces yeux-là ! fulmina Cornélia. Ça ne va pas du tout avec votre dégaine de sac d'os !

– Je ne pouvais pas savoir que ces chérubins étaient encore éveillés, se lamenta-t-il. De toute façon, les archanges auraient forcément fini par repérer le convoi !

Iroël serra les poings. Il les dévisageait sans comprendre, hérissé de méfiance.

– Cornélia, fais attention. C’est un démon, il sert le Diable !

Il lui arracha le matagot et l’immobilisa des deux mains, avant de le soulever au-dessus du vide.

– D’où tu viens, démon ? siffla-t-il.

– De mon coffre, pleurnicha le matou en se tortillant dans sa poigne. Lâchez-moi ! C'est de la discrimination !

Cornélia sentit la moutarde lui monter au nez. Voilà qu’Iroël se laissait gagner par cette stupide lutte religieuse, à présent !

– J’en ai par-dessus la tête de vos histoires de Dieu et de Diable ! s’énerva-t-elle.

Le matagot disparut d’un coup. Il réapparut derrière les jambes de Cornélia.

– Je déteste les archanges, gémit-il théâtralement. Ils sont sournois et cruels. Et leurs fils sont tout aussi méchants !

– Vous, n’en rajoutez pas ! le gronda-t-elle. Vous feriez mieux de vous faire oublier !

Iroël les observait.

– Cornélia… (Ses sourcils se froncèrent.) Tu es son… maître ?

Elle leva les bras au ciel.

– Bien sûr que non ! Je ne suis pas folle ! C’est Aegeus, son maître. Il le garde dans son coffre noir, celui qui était sur la Mouche !

La compréhension fit jour dans les yeux d’Iroël. Puis le mépris.

– Alors il a des démons… Pourquoi je suis pas surpris ?

– Parce que nous, nous pouvons apporter la richesse, le savoir et la ruse à nos fidèles, alors que la foi en votre vieux Père n’a jamais rien apporté à personne ? répondit le matagot avec malice.

Il se cacha derrière Cornélia quand Iroël fit un pas vers lui.

– Tais-toi. Ne dis pas de mal de Dieu !

Je vais en prendre un pour taper sur l’autre, songea la jeune femme.

– On parlait de sa mort, intervint-t-elle. (Elle s’accroupit à la hauteur du matagot.) Vous savez comment il est mort ? Vous avez dit que ça avait quelque chose à voir avec l’Abominable.

Iroël croisa les bras, l’air sombre. Il écoutait pourtant. Le matou ronronna, satisfait que toute l’attention se porte sur lui.

– Oh, oui, tout le monde connaît cette histoire. Sauf les mortels !

Il s’assit sur son derrière, puis se racla la gorge avec solennité.

– À l’aube des temps, le vieux barbu a créé ses humains pour qu’ils soient maîtres de toutes les créatures terrestres. Ils étaient supérieurs en tout aux autres animaux ; enfin, ils étaient censés l'être. Moi, je crois que le vieux barbu les a loupés un peu... (Iroël grogna et le matagot se hâta de poursuivre.) Par la suite, quand les humains sont sortis de son stupide jardin plein de pommiers, eh bien, ils ont posé pied sur Terre... Et sur Terre règne l’Abominable, pas Dieu !

Un rire chuintant lui échappa.

– Tu ne le sais peut-être pas, mais jadis, l’Abominable était le plus parfait de tous les anges. Il était Satan, un magnifique chérubin qui siégeait près de Metatron, au plus haut rang du ciel, près de Dieu. Il était Lucifer, l'Astre brillant, le sceau de la perfection, le fils de l’aurore aux ailes déployées !

Les sourcils d’Iroël se fronçaient de plus en plus.

– Vous devriez rajouter encore plus de qualificatifs, soupira Cornélia.

– Le vainqueur des nations, l’ange éclatant de lumière ! compléta le matagot d’un air extatique. Mais voilà : Satan avait une forte volonté. Et c’était là une chose gravissime, car le vieux barbu voulait régner sur toute chose et ordonner à tous les anges. Aucun ange ne pouvait devenir quelque chose par lui-même, ni choisir sa place. Ils ne pouvaient qu’obéir. Mais Satan, lui, voulait avoir sa propre volonté. Et ainsi, il s’est détourné de Dieu. Un jour, il a osé dire « Je serai… » et cela a provoqué sa chute.

– Je serai ? répéta Cornélia, perplexe. Je serai quoi ?

– Peu importe la fin de la phrase, répliqua le matagot avec hauteur. Quelque chose comme « Je serai libre » ou « Je serai semblable au Très-Haut ». Ce n’est pas le vrai problème ! Qu’un ange ose dire « Je serai », voilà ce qui a précipité la colère de Dieu.

– Dieu était un tyran, ou quoi ? grommela Cornélia, qui n'avait absolument aucune notion de catéchisme. Ou c’est toi qui essaies de me le faire croire ?

Iroël secoua la tête.

– Un tyran est un homme qui se prend pour Dieu. Dieu est Dieu... Il sait tout, il décide tout. Il est sage et tout le monde doit obéir. Si tu obéis pas, ça veut dire que tu crois pas dans sa sagesse.

– Exactement, confirma le matagot. (Il jeta un regard en coin vers Iroël.) Celui-là a été bien dressé.

– Et donc, intervint Cornélia pour le remettre sur les rails de son histoire. Les humains qui sortent du Jardin d’Eden…

Elle voulait simplement savoir comment Dieu était mort, et voilà que le matou était parti pour lui refaire la Genèse.

– Ah oui ! fit le matagot. Donc les humains sont arrivés sur Terre, là où Satan avait été précipité avec d’autres anges. Parce que lorsqu’ils se sont rebellés, Dieu les a foudroyés et, ce faisant, ils ont perdu leurs ailes. Ils sont devenus le Mal. Mais ils y ont gagné le libre-arbitre !

Le matou bomba le torse, fier de son maître.

– Alors, dans sa grande générosité, Satan offert le même libre-arbitre aux humains. Ils avaient déjà le Bien et l’obéissance à Dieu ; il leur a donné en plus le Mal et la désobéissance. Ainsi, ils sont devenus libres. Et ensuite, siècle après siècle, il leur a soufflé les idées les plus abominables…

– En dix secondes, on est passés du libre-arbitre aux idées abominables, commenta Cornélia, résignée.

Iroël fixait le sol.

– Et l’humain a déçu Dieu.

– Exactement, confirma le matagot. D’abord, les humains ont découvert le vol, le pillage, ils ont parqué les animaux dans des cages. Ils ont appris le goût du pouvoir et celui de la guerre. Puis l’Abominable leur a soufflé une nouvelle idée : ils ont inventé les nations et les peuples. Et c’est cela qui a tué Dieu. Parce qu’au nom des nations, ils se sont livrés à l’esclavage, la torture, les meurtres de masse, les génocides... Ah, j'en oublie certainement. Il y a trop de belles inventions à citer.

Le matagot sourit largement.

– C’est ainsi que l’ère de Satan a débuté.

Cornélia se mordillait un ongle depuis deux bonnes minutes.

– Mais alors… Dieu est mort… de déception ?

– Ce genre de dieu ne peut pas vraiment mourir, rétorqua le matou. Il est comme l’Abominable et les autres anges : un concept, une représentation d’une volonté si forte qu’elle s’est mise à exister par elle-même. Ce n’est pas du tout comme les dieux grecs, égyptiens et les autres qu’on peut croiser dans la Mégastructure. Eux sont nés de quelqu’un, ils sont des êtres vivants. Yahvé et Satan ne sont jamais nés.

– Ne prononce pas le nom du Seigneur, gronda Iroël.

Cornélia leva les yeux au ciel. Elle était coincée sur ce toit entre un diablotin et une grenouille de bénitier !

– Le vieux barbu a beaucoup souffert de la violence des humains, reprit le matagot en se fichant éperdument de l’intervention d’Iroël. Mais ce qui l’a achevé pour de bon, ce sont toutes les fois où ses propres fidèles ont massacré, torturé et tué en son nom. Ils se déclamaient de Dieu, mais en fait, c’est l’Abominable qui les dirigeait ! Et ces idiots ne s’en rendaient pas compte. Alors Dieu a fini par disparaître pour de bon. Il a été réduit à néant.

Il se frotta contre le mollet de Cornélia ; un frisson de répugnance lui remonta le dos quand elle sentit la froide rugosité de ses vertèbres.

– Aujourd’hui, Satan est le seul à régner sur les Hommes. Ce n’est que justice, après tout, puisqu’il leur a offert la liberté !

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