20 - Pourquoi Dieu est mort

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Cornélia songea aux archanges livrés à eux-mêmes. Quand Dieu avait disparu, ils avaient été forcés de devenir quelque chose. Forcés de trouver quoi dire après « Je serai », alors que cela leur avait toujours été défendu. Elle se demanda fugacement qui était Orion des millénaires auparavant. Avait-il été un archange juste et droit, entièrement dévoué à Dieu ? Avait-il protégé et défendu les humains, comme Metatron et Sobroniel le répétaient, eux qui semblaient coincés dans un passé révolu ?

– C’est à cause de ça que les archanges nous méprisent ? demanda-t-elle d’une voix exsangue. Parce qu’ils considèrent que nous sommes le Mal ? Parce que nous avons tué Dieu ?

Indécis, le matagot enroula sa queue en forme de point d’interrogation.

– Aucune idée. Impossible de dire ce qu’il se passe dans leur crâne d’emplumés ; les archanges ont toujours été imprévisibles. Si vous voulez mon avis, c’était une mauvaise idée de les créer sans amour et sans libre-arbitre !

Il adressa un sourire dentu à Iroël.

Nous, nous avons été créés avec beaucoup d’amour et de libre-arbitre. Et surtout, de la ruse et de la malice, car ces deux ingrédients sont comme le sel et le poivre : ils donnent du goût. Les créations de Dieu sont si fades ! Satan sait faire la cuisine, lui.

Iroël grogna. Oupyre s’approcha du matagot à petits bonds, les dents en avant, le nez remuant pour inspirer son odeur. Ce dernier recula, les pupilles étrécies.

– Dites bien à cette… cette créature de me laisser tranquille.

Cornélia soupira sans leur prêter attention. Elle demanda à Iroël :

– Comment on va faire, maintenant ?

Un éclat songeur passa dans les yeux du jeune homme. Il fronça les sourcils.

– Dis-moi comment est la ménagerie. Comment elles sont, les cages ?

Cornélia sursauta ; prise d'une inspiration subite, elle se tourna vers la hase.

– Mais oui, les cages ! Puisqu’Oupyre nous a déjà créé un tunnel pour sortir de là, il ne reste qu’un problème : les barreaux ! Je suis passée à travers, les boyards ne peuvent pas en faire autant. Mais Oupyre peut couper les barreaux avec ses dents !

Comme Iroël ne disait rien, elle insista, moins sûre d’elle :

– N’est-ce pas ? Je l’ai déjà vue faire des trous dans des portes. Et cisailler des canons de mitraillette !

– Pas sûr, dit lentement Iroël. Il y a des métals que les nivées détestent…

Cornélia ne releva pas la faute de français, trop agitée par l'information.

– Quoi ? Quels métaux ?

– Le fer, l’or, l’argent, répondit le matagot à sa place. Et le plomb. Les cages et les chaînes, dans la Vingt-Cinquième heure, sont toujours faits de ces métaux-là. Parce qu'ils peuvent nous soumettre... et nous faire plier.

Cornélia le dévisagea. Pourquoi n'avait-elle jamais eu connaissance de ceci ? Elle arpentait la Strate depuis des semaines, elle vivait au contact de plus de cent nivées, marchait dans des crottes de dragon, dormait avec un chapalu et son haleine pestilentielle, elle avait vu naître des bébés coulobres. Et elle ne savait même pas ce qui pouvait les affaiblir. Ou les tuer.

– Vous soumettre ? J'y crois pas. C’est de la magie ?

– Tout dépend de ce que tu nommes magie ! répliqua le chat. C’est un pouvoir sourd et désagréable, celui de l’industrie. C'est l’opposé de la magie d’artisan... Le fer, l’or, l’argent et le plomb sont les métaux plus anciens du monde, usinés par les humains, pour les humains, depuis l’aube des temps. Et ils les ont utilisés pendant des millénaires pour enchaîner et contraindre les nivées. (Sa queue hérissée de vertèbres battit l’air avec agacement.) C’est pourquoi nous les supportons très mal. Et dans la Strate, on y mêle souvent du souffre ou de l’arsenic. (Il désigna Oupyre du bout de la queue.) Au cas où quelqu’un d’un peu trop bête essaierait d’y planter les dents.

– Si Orion est pas idiot, ses cages sont comme ça, compléta Iroël.

Cornélia plissa les yeux et fouilla dans sa mémoire. Les barreaux n’étaient clairement pas en or. Ils ne ressemblaient pas non plus à de l’argent.

– Je crois que j’ai vu de la rouille sur certaines cages.

Iroël hocha la tête.

– Donc du fer. Le wolpertinger pourra pas les couper.

La déception de Cornélia fut brève. Au mot « couper », une idée de génie lui traversa l’esprit. Elle désigna l’atelier de Sobroniel, sous leurs pieds.

– Tes collègues, ils ont des chalumeaux et des pinces à métaux !

Le cadenas qui fermait la cage de Blanche lui revint en tête. Oui, c’était cela qu’il leur fallait. Une cisaille assez solide ! Iroël croisa les bras à son tour, le visage fermé.

– Non. Si on casse les cages avec des outils, Orion comprendra tout de suite que c’est Sobroniel. C’est le seul endroit avec des outils, dans tout le secteur.

Cornélia eut envie de s’arracher les cheveux.

– Et alors ? On sera déjà partis depuis longtemps. On se moque de leurs histoires. Grand bien leur fasse s’ils se tapent dessus une fois qu’on aura décampé !

Iroël se tendit. Elle se souvint du ton sur lequel il avait dit « notre secteur ».

– Non. Pas Sobroniel. Je veux pas le piéger comme ça.

Ils se firent face en silence. Le regard d'Iroël était inflexible. Il n'avait pas la dureté du diamant, comme celui d'Aegeus ; non, ce regard-là était absolument iroëlien, d'une honnêteté très pure. Pure et inébranlable. Cornélia finit par abdiquer.

– Tu es trop loyal.

Le jeune homme détourna les yeux. Il sourit sombrement.

– Je fais pas exprès. La loyauté est dans mon sang, je crois.

– Mais alors comment faire pour sortir de là ?

À la pensée qu’elle devrait bientôt retourner dans sa cage, une bouffée de panique lui retourna l'estomac. Elle essaya de l'ignorer. Iroël se pencha vers elle, le regard luisant.

– Les cages. Elles sont fermées comment ?

– Des verrous ou des cadenas. C’est Orion qui a les clés sur lui, mais pas tout le temps. Uniquement quand il vient nous ouvrir. (Elle se força à ne pas gémir de frustration.) Si seulement Blanche était libre ! Ce serait si facile pour elle de lui voler le trousseau.

Il fallait libérer Blanche avant tout. Sous sa forme de raijū, elle était la clé – littéralement – de leur évasion. Iroël ferma les poings, fit craquer ses phalanges sans y penser.

– Il faut que je vole le trousseau.

– À Orion ? sursauta-t-elle. T'es dingue ! C’est du suicide. Non, il faut que ça vienne de nous. (Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas utilisé ce mot-là.) Lorsqu’Orion passe entre les cages pour nous libérer, il faudrait qu’on fonde sur lui à plusieurs pour l’immobiliser et lui prendre le trousseau…

Le grésillement de la lance résonna dans ses oreilles. Un frisson de douleur anticipé lui parcourut le dos.

– Mais personne n’osera faire une chose pareille, acheva-t-elle d’une voix sourde. Moi non plus, d’ailleurs. Il est si rapide… Et il se venge… il se venge de toute rébellion.

Elle n’arrivait pas à mettre de mots sur la terreur que lui inspirait Orion. C’était une sensation froide comme la glace, incrustée dans chaque fibre de son corps.

– Il faut que je lui vole les clés, répéta Iroël d’une voix qui n’admettait pas de réplique.

– Hors de question. C’est beaucoup trop dangereux !

Le garçon leva les yeux au ciel, agacé.

– Cornélia, j’ai fait pire.

– C’est un argument, ça ? s’énerva-t-elle. Tu ne vas pas te faire tuer bêtement pour…

Il désigna le cou de la jeune femme, marbré d’ecchymoses.

– Pour ça… ?

Elle se tut, furieuse. Puis elle attrapa le matagot et le souleva dans les airs.

– Messire matagot, vous savez vous téléporter, hein ?

– Repose-moi, gémit-il en se tortillant. C'est la troisième fois aujourd'hui ! Diable, je déteste ça…

– Allez voler le trousseau pour nous, dit-elle très vite. Je vous en prie ! Ou encore mieux… Allez dire à Aegeus que…

Le chat disparut avant qu’elle ait fini sa phrase. Elle retint un hurlement de frustration et attendit qu’il revienne. Mais en vain. Il n’avait pas dû aimer son ton impérieux, ou la façon dont elle l’avait attrapé. Il avait disparu définitivement. Et avec lui, son espoir de contacter Aegeus.

– Que… je le maudis pour l’éternité, lui et son foutu matagot ! éructa-t-elle. Qu’ils finissent tous les deux chez l’Abominable ! C’est tout ce qu’ils méritent !

Le désespoir la submergea. Elle eut envie de se recroqueviller par terre, de former une toute petite boule qui n'aurait plus jamais à se battre contre Orion et ses monstres. Il y avait forcément une solution, un plan qu’ils pouvaient mettre sur pied... Elle ne voulait pas retourner là-bas. Pas sans emporter avec elle, au moins, une petite étincelle d’espoir.

Quelque chose lui tapota la cheville. C’était Oupyre, ou plus exactement l’une de ses plumes, qu’elle tenait entre ses dents. Quand Cornélia se pencha, la hase déposa la longue rémige soyeuse dans sa paume.

Tombée, dit-elle distraitement. Cadeau.

Euh… merci ?

Perplexe, Cornélia fit tournicoter la plume entre ses doigts. Oupyre s’en alla en gambadant, exactement comme ces enfants qui venaient offrir des feuilles ou des perles et s’en désintéressaient aussitôt. Mais la plume venait de donner une idée à Cornélia. Une dernière idée.

– Iroël ! s’exclama-t-elle avec l'énergie du désespoir. Tu voulais chercher l’archange Raguel, celui qui rend la Justice ? (Elle pointa la plume vers lui avec détermination.) Pas la peine. Fais-toi un masque de Raguel. Fais-toi passer pour lui !

Le garçon eut un mouvement de recul, l'air de se demander si ce plan délirant venait de son esprit ou de celui de Blanche.

– Quoi ?

– Tu sais à quoi il ressemble, non ? Tu connais les archanges, et en plus tu sais voler. Si tu te déguises en Raguel et que tu fais irruption dans la ménagerie pour découvrir des humains emprisonnés, Orion n’aura pas le choix, si ? Il faut juste que la supercherie tienne dix minutes. Après, on s’enfuira tous au galop !

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