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***

Ils repartirent six heures plus tard, comme planifié par Aaron. Avant d'oser faire un pas hors du perron, ils scrutèrent le ciel avec nervosité.

– Il y a bien un archange qui va finir par nous tomber sur la tronche... grogna Mitaine en grinçant des dents. Ça se passe trop bien. C'est comme s'ils se foutaient de la mort d'Orion... Ils ont même pas l'air de quadriller le secteur.

– En même temps, c'était un connard, répliqua Gaspard. Même ses frères en avaient peut-être marre de lui. (Il lui donna une bourrade amicale, puis cala son gros sac sur son épaule.) Moi, j'vais pas m'en plaindre, en tout cas. Allez, en route, mauvaise troupe !

Lorsqu’ils se rassemblèrent tous sous le ventre de l’hydre, les boyards portant leurs paquetages, les nivées mêlées sans aucune distinction d'espèce, Cornélia eut de nouveau cette impression d’un petit convoi rien qu’à eux. Gaspard et Mitaine se chamaillaient ; Oupyre cabriolait dans l’eau ; Pouet se tenait près de Blanche, sur ses gardes, prêt à mordre quiconque s’approcherait un peu trop. Tous les monstres d’Orion, quant à eux, étaient partis. Au fond d’elle, Cornélia se sentit étrangement triste de leur disparition.

Bon vent, mes amis.

Tous les monstres étaient partis… sauf un.

– Va-t’en toi aussi, grognait Beyaz à intervalles réguliers. Allez, ouste !

Mais la petite licorne se fichait bien de ses « ouste ». Elle se mit à trotter gentiment à côté de lui, en s’amusant à lui mordiller les bottes quand il s’arrêtait trop longtemps à son goût. Tout l’émerveillait. Elle s’amusait de la moindre vague qui venait clapoter à ses pattes, et sautait par-dessus les déchets qui flottaient.

Hélas, ce qui devait arriver arriva : après plusieurs heures de marche, elle commença à avoir vraiment faim et à regarder d’un autre œil les nivées qui l’entouraient. Son attention finit par se porter sur l’hippalectryon, le seul à ne pas être recouvert de pointes et d’écailles ; le seul, en fait, à ressembler à un gros poulet. Cornélia et Blanche la surveillaient du coin de l'œil, songeant à leur précédente discussion. Pour cette licorne, il n'était certainement pas question de morale. Elle était comme Oupyre : totalement dépourvue d'empathie, et gouvernée par ses seuls caprices. Heureusement, Beyaz aussi la surveillait étroitement. Quand elle sauta à la gorge du pauvre hippalectryon, le soldat réagit avec toute la vigueur de son entraînement militaire. Il la plaqua au sol, s'assit sur elle alors qu'elle gigotait et, la mort dans l’âme, finit par lui donner à manger deux de ses propres rations.

À partir de cet instant, son sort fut scellé.

La licorne comprit aussitôt qu'en plus d'être un drôle nounours, il pouvait être un distributeur de nourriture. Elle ne le lâcha plus d'une semelle. Littéralement. Elle planta ses petits crocs pointus dans le talon de sa chaussure et se laissait traîner derrière lui, le ventre à plat par terre. Beyaz l'ignora superbement, attendant qu'elle se lasse. Cela prit deux heures environ. Deux heures pendant lesquelles des déchets, des cailloux et des cadavres de poissons s'emmêlèrent dans sa crinière et sa queue interminables, de sorte que le soldat se retrouva à traîner derrière lui la moitié de la Strate.

– Foutue bestiole, répétait-t-il sans cesse. Foutue, foutue bestiole.

– Beyaz, finit par dire Aaron.

Il s'arrêta, obligeant tout le monde à faire de même, et se retourna vers lui.

– Ça suffit. Soit tu la butes, soit c'est moi qui te bute.

Sous le choc, Blanche produisit un bruit étranglé. Un soupir caverneux monta de la gorge de Beyaz. Il sortit son couteau et, d'un brusque coup de talon, obligea la licorne à le lâcher. Toujours étalée par terre, elle leva vers lui ses grands yeux dorés. Il se pencha vers elle, attrapa sa crinière du poing pour lui soulever la tête. Blanche et Cornéla pâlirent ; elles suivirent des yeux la lame blanche du couteau.

– Ne fais pas ça ! supplia la cadette. Non, Beyaz, tu...

– Désolé, grogna-t-il. J'suis un très mauvais coiffeur.

Bouche bée, elle le regarda scier la crinière de la créature. Les crins tombèrent par poignées, fluides et brillants comme de l'argent liquide, et se mêlèrent à l'eau de la Strate en libérant tous les déchets puants qu'ils avaient emprisonnés. Une minute plus tard, la licorne bondit sur ses pattes, la tête hérissée d'épis mal coupés. Elle avait perdu gravement en élégance ; mais l’élégance lui importait peu. De surprise et de joie, elle sauta sur place, enchantée de se voir allégée d’autant de poids. Beyaz ne sourit pas, mais son expression parut s'adoucir. Sans rien dire, il se tourna vers Aaron. Celui-ci se pinçait l'arête du nez, consterné.

– Si elle pose problème, on la mangera au prochain repas, dit-il d'un ton sec.

Personne n'en crut un mot. D'un geste, il leur ordonna de se remettre en route ; Iroël haussa un sourcil railleur à l'intention de Cornélia.

Beyaz va sacrifier sa paye, lut-elle dans ses yeux. Elle acquiesça en réprimant un sourire. Le « drôle nounours » avait beau se donner des airs de dur, il était touché en plein cœur.

Harassés, ils finirent par s'arrêter dans un magasin qui n’avait plus de nom, ni de vitrine. Des étagères jonchaient le sol, couvertes de mousse et de racines. Ils mangèrent et burent, se reposèrent un peu ; puis Aaron alpagua les deux sœurs.

– C’est l’heure de l’entraînement. Vous avez dix secondes pour mettre vos masques !

– On est à moitié mortes de fatigue, rétorqua Blanche.

– C'est ça. En attendant de l'être totalement, vous tenez encore debout. Ici, tout de suite.

– C'est de la torture, grommela Cornélia en obtempérant.

Les boyards s'assirent en cercle autour d'eux. Les nivées les imitèrent, et même l'hydre glissa trois de ses têtes dans le magasin, curieuse d'assister à cet entraînement.

Sous le feu de ces regards croisés, Cornélia enfila son masque. La peau translucide de la tzitzimitl la recouvrit dans un frisson ; elle retrouva toutes ses sensations affûtées à l'extrême. Et d'un coup aussi brutal qu'un uppercut, lui revint le souvenir de sa cage, de la faim débilitante, des brûlures sur son dos. Des combats dans la fosse d'orchestre... ainsi que la voix d'Orion qui la félicitait. Une peur terrible la submergea, suivie d'une grande haine. Elle eut envie de pleurer. Voilà ce qu'Orion lui avait fait. Elle ne pouvait plus ni dormir, ni vivre en paix. Il y aurait toujours quelque chose pour la ramener à ce qu'elle avait vécu là-bas, dans ce maudit opéra...

– Je ne veux pas, dit une petite voix près d'elle. Je ne veux pas le mettre.

C'était Blanche, qui tenait toujours son masque entre ses mains. Ses mots s'infiltrèrent dans l'esprit tourmenté de Cornélia et, par une magie qu'elle ne s'expliqua pas, parvinrent à y mettre de l'ordre. Les souvenirs perdirent un peu de leur intensité.

C'est normal, voulut-elle dire à Blanche. C'est normal. C'est Orion. Ce n'est pas de notre faute... Nous devons simplement faire avec. Trouver le moyen d'avancer malgré tout.

Dans un effort qui lui sembla surhumain, elle avala les bruits, les sensations, les douleurs qui lui empoisonnaient l'esprit. Elle déglutit, les fit descendre un peu plus bas, là où ils auraient plus de mal à l'atteindre, là où son corps pourrait s'occuper d'eux. Ils ne disparaîtraient pas. Mais ils pourraient peut-être être digérés, petit à petit. Cornélia savait que la tzitzimitl était assez forte pour ça. Digérer le traumatisme, et le transformer en carburant.

Blanche n'avait toujours pas bougé. Elle avait l'air pétrifiée par le simple contact de son masque. Aaron la contemplait sans rien dire. Danaé, qui regardait la scène, finit par sauter sur ses pieds :

– Elle est fatiguée, c'est normal vu la route qu'on vient de faire. Mais tu sais quoi, si tu veux absolument une victime, chef, je suis dispo pour te mettre la rouste que tu mérites !

Ce faisant, elle libéra Blanche de tous les regards qui pesaient sur elle. Cornélia vit sa sœur se remettre à respirer. Aaron aussi, d'une certaine façon, sembla sortir d'un état proche du rêve éveillé.

– Si tu insistes, Danaé, dit-il. Mais c'est surtout Cornélia qui a besoin d'une mise à niveau.

Cela tombait bien, car l'interpelée avait bien besoin de bouger pour évacuer un peu ses pensées. Lorsqu'Aaron l'attaqua, cherchant à évaluer son habileté et ses réflexes, elle laissa son instinct prendre le dessus ; cet instinct malsain, forgé et entretenu par Orion et son dressage sordide, mais qui pourrait peut-être lui sauver la vie un jour.

Au final, Aaron fut plutôt surpris de ses capacités. Positivement surpris, ce qui était assez rare pour être souligné. Avec amertume, Cornélia songea que le dressage d’Orion avait porté ses fruits.

Danaé et Beyaz rejoignirent vite l’exercice ; la petite licorne ne tarda pas à rejoindre le rang des élèves, sans se rendre compte qu’elle mettait le bazar plus qu’autre chose. Bientôt, Elijah les suivit dans leur élan combatif, puis Mitaine et Gaspard. Même l’ombrageux Sergueï se laissa gagner par l’enthousiasme général. Chacun avait ses propres compétences à travailler, liées à la nature de son masque.

La panthère d'eau de Danaé, en plus de ses crocs de fauve, possédait deux crochets de serpent qui contenaient plus de venin qu’un crotale – et même si ce venin-là n’était pas destiné à digérer ses proies de l’intérieur, il n’avait rien d’une sinécure. Sa petite taille et son pas silencieux la rendaient furtive et discrète ; sa peau visqueuse, semblable à celle d’un poisson, lui permettait d’échapper souplement à l’étreinte de ses adversaires. Ses très belles nageoires colorées n'étaient pas là pour l'apparat : comme celles des rascasses de mer, elles cachaient des dards venimeux.

La wyvern d’Elijah, au long museau glabre et aux oreilles immenses, était un dragon bien différent des zonures ou les thyréophores. Ses yeux y voyaient mal, mais telle une chauve-souris, elle pouvait produire des ultrasons afin de tout percevoir autour d'elle, avec une précision qui étourdissait Cornélia. Elijah ne se risqua pas à voler, ç'aurait été du suicide sur le territoire des archanges. Ses ailes le gênaient beaucoup pour se déplacer. Les wyvern étaient faites pour vivre dans les airs : cloué au sol, Elijah ne pouvait que ramper malhabilement.

En le regardant s'enrouler dans ses ailes translucides, au travers desquelles on pouvait voir un réseau veineux fin et délicat, Cornélia ne pouvait s'empêcher de songer à celles d'une vouivre. Elles ressemblaient tant aux ailes d'Aegeus, qu'Homère leur avait montrées dans sa projection lumineuse... Aegeus pouvait-il aussi se retrouver coincé au sol, à cause de ses ailes trop grandes ?

Le troisième boyard, Sergueï, était quant à lui taillé pour le combat. Il avait trois têtes, donc trois paires d’yeux et d’oreilles ; et il savait s'en servir. Son buste principal, celui d’un gros bélier, pouvait envoyer culbuter un adversaire deux fois plus gros que lui. De son dos émergeait un autre buste, celui d’un lion, qui claquait des mâchoires pour protéger ses flancs. Et le cobra qui lui servait de queue surveillait ses arrières.

Cornélia ne savait toujours pas comment il faisait pour gérer les trois à la fois.

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