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Il haussa les épaules, sourit encore bizarrement.

– Parce que j’avais faim. C’est tout. (Devant l’expression de Blanche, il ajouta.) J’imagine que j'avais pas assez mangé au p’tit-dej et qu'il fallait attendre encore une heure avant d’aller à la cantine... bref, j’en sais rien. J’avais plus faim que d’habitude et j’étais entouré de gosses. Ils sentaient bon. C’était comme de la viande sur pattes. Alors j’ai essayé de bouffer mon voisin. Voilà.

Blanche ignorait si la scène avait été comique aux yeux des autres enfants, ou s’il y avait eu du sang et des larmes.

– J’ai été viré de l’école et on m’a obligé à faire des séances de psy.

Bon. Probablement du sang et des larmes.

– Ça va, mentit Blanche. Ça arrive aux enfants d’être, euh... bizarres. De ne pas se rendre compte du mal qu’ils font…

Un rire rauque échappa à Aaron devant sa réplique maladroite.

– Arrête. J’avais aucun lien avec les enfants de mon âge. J’arrivais pas… à comprendre que j’étais humain, que j’étais comme eux. (Il entrouvrit ses mains et les contempla.) J’ai mis des années à comprendre qui était le mec qui me regardait dans le miroir. Tu sais à quel âge les bébés comprennent ça ? Dix-huit mois. Même les cochons en sont capables.

– Et le psy, il t’a aidé ?

Un sourire cynique dénuda les canines d’Aaron. Comme toujours, elles étaient parfaitement humaines et régulières.

– Je l’ai mordu à la troisième séance. Il m’a viré lui aussi.

– Bon, fit Blanche.

Aaron sembla apprécier son manque de réaction. C’est peut-être pour cela que sa langue se délia un peu plus.

– C’est à ce moment-là que mon père a commencé à avoir peur de moi, j’crois. Mais il se contentait de me crier dessus.

Il serra les mâchoires. Blanche eut l’impression fugace qu’il essayait d’empêcher l’émotion de trop monter en lui.

– C’est à cause de mes conneries que… C’est le coup du pigeon qui l’a fait sortir de ses gonds. Plus tard.

– Le coup du pigeon ? répéta doucement Blanche.

Aaron inspira. Il sembla lutter. Il ne parlait jamais de lui ; en fait, il ne parlait jamais tout court, et se contentait de crier la plupart du temps. D’ordonner, d’exiger, et d’autres verbes désagréables. Blanche le savait bien. Il y avait de la sauvagerie en lui, qui refusait de se mêler aux autres. Mais pas à cause de sa nature ; cela elle en était persuadée. Non, c’était une sauvagerie volontaire. Il s’excluait lui-même.

Tous ces mots qu’il ne disait pas, tous ces sentiments qu’il ne confiait jamais, ils devaient certainement rester à l’intérieur. Ils devaient grouiller là, sous la peau…

– J’m’étais fait virer de la cantine, dit-il dans un souffle. J’étais tout seul dehors, dans la cour. D’un coup, j’en ai eu marre. J’ai escaladé les grilles de l’école et j’ai décidé de rentrer chez moi.

Blanche haussa les sourcils. Ce petit garçon avait dû mettre à rude épreuve le personnel scolaire.

– J’avais super faim. Tout le temps… plus que les gosses de mon âge. Il y avait des pigeons dans la rue. Alors j’en ai chopé un, et puis je l’ai ramené chez moi pour le manger tranquillement.

– Bon, fit Blanche.

Ça allait devenir sa réplique automatique, celle qui lui évitait de dire « Bon sang, tu es terrifiant ».

– Mes parents travaillaient la journée, alors la maison était fermée à clé. J’ai cassé la fenêtre de ma chambre. Je suis rentré, j’ai tué le pigeon. Cette sale bête a mis du sang partout, ça m’a donné encore plus faim. Alors je l’ai plumé et je l’ai mangé.

– Cru ?

– Ben oui. J’allais quand même pas faire du feu dans ma chambre.

– Ah ben oui.

Il y avait tout de même des limites. Blanche toussota. Elle essaya de ne pas penser au pauvre oiseau et à son agonie.

– Et tu avais quel âge à ce moment-là ?

Aaron fronça les sourcils.

– Je sais plus. J’étais en CP.

– Bon...

– Quand mon père est rentré, il a pété les plombs. (Aaron secoua la tête.) J’l’avais encore jamais vu comme ça. Il a compris à ce moment-là, je crois. Qu’il y avait vraiment un truc qui clochait chez moi. Que j’étais pas normal. Il a… il a décidé de me corriger.

Ses yeux bougeaient sur l'horizon de Sydney, sans vraiment le voir, plongés dans ses souvenirs. Blanche sentit son cœur se serrer.

– Et puis, il y a eu tout le reste… J’me suis fait virer de toutes les écoles du coin… j’ai agressé un vieil homme dans la rue. Plus mon père me « corrigeait », plus ça empirait. Je mordais dès que je me sentais menacé. Il avait peur de s’approcher trop près de moi, de me toucher à mains nues. Et plus il avait peur, plus il tapait fort…

Blanche le fixait, retenant son souffle.

– Le pire, ça a été quand mon frère a ramené des potes à lui…

– Tu as un frère ?

– Pff ! Non, du coup, grogna-t-il avec mépris. C’est le fils de mes parents. Il avait cinq ans de plus que moi. Un jour, il a ramené sa bande de potes, et ils sont venus mettre le bordel dans ma chambre pendant que j’étais à l’école. Quand je suis revenu, tout était sens-dessus-dessous. Et puis il y avait leur odeur. (Il fronça le nez.) Je déteste ça. Je déteste quand des gens mettent leur odeur sur mes affaires. J’me sentais plus en sécurité dans ma chambre. Alors j’ai… j’ai marqué mon territoire. C’était plus fort que moi.

Blanche retint sa mâchoire qui menaçait de se décrocher. Honteux, Aaron évita son regard.

– J’ai pissé partout. J’voulais que tout le monde comprenne bien que cet endroit-là, il était à moi, et qu’ils viennent pas fourrer leur sale gueule dans mes affaires. Quand il a vu ça, mon père… mon père.

Il marqua une pause lourd de sens.

– Bref. T’as compris.

Il passa une main fatiguée sur sa figure.

– J’étais encore en CP, je crois. De toute façon, j’ai passé des années en CP et en CE1.

– Ah oui ? murmura Blanche. Pourquoi ?

Elle osait à peine se faire entendre, de peur de briser le fleuve des mots d’Aaron, de peur que tout s’arrête d’un coup.

– J’arrivais pas à apprendre à lire. Les instits pétaient les plombs avec moi, ils comprenaient pas pourquoi j’y arrivais pas. J’suis allé chez des orthophonistes, chez des psys… Ils m’ont diagnostiqué plein de trucs. De la dyslexie… et tous les autres trucs en dys-.

Il haussa les épaules.

– J’suis pas dyslexique. J’suis juste un crocotta. Tous leurs exercices, ça me cassait le cerveau. De toute façon, mes parents auraient dû s’en douter. J’ai mis quatre ans à commencer à parler…

Il acheva d’une voix vibrante de honte :

– J’ai dix-sept ans et j’sais toujours pas lire. J’suis incapable d’apprendre.

Blanche se figea.

– Oh non ! Tu peux pas lire de livres ?

Aaron cacha un sourire fatigué dans la paume de sa main.

– Putain, les livres c’est vraiment le cadet de mes soucis, si tu savais.

Elle se remémora le jour où elle avait lu le début du Petit Prince, lorsqu'ils étaient chez Actéon. Aaron lui avait demandé le titre. Elle ne le lui avait pas donné. Elle lui avait montré la couverture, simplement, avec un peu de mépris. Quelle idiote.

En tout cas, la façon dont elle avait accueilli sa confidence semblait lui convenir. Il avait déversé beaucoup de choses, bien plus que d’habitude, et il semblait un peu confus.

– Aegeus, il sait tout ça ? demanda-t-elle doucement.

– Juste les grandes lignes. Il a pas besoin de… Ça le concerne pas. Et puis il s’en fout, c’est du passé.

Il n’ajouta rien, et tous les deux contemplèrent les buildings qui brillaient au loin.

– Je déteste ce corps, finit par murmurer Aaron. Je le déteste.

Blanche glissa un regard furtif vers ses mains à lui, jointes sur la rambarde, avec leurs phalanges abîmées, puis remonta sur ses avant-bras zébrés de cicatrices. Puis sur ses biceps…

– Moi, je l’aime bien.

Elle se rendit compte de ce qu’elle venait de dire et plaqua les deux mains sur sa bouche, espérant ravaler sa phrase. Trop tard. Choqué, Aaron rit du nez, avant de se tourner vers elle en fonçant les sourcils.

– T’as dit quoi, là ?

Il avait très bien entendu. Il attendait juste confirmation. Leurs yeux se croisèrent. Le cœur de Blanche se mit à battre plus fort, à lui en marteler les côtes. Aaron attendait sans bouger. Elle sentit qu’elle se tenait en équilibre à la croisée de deux chemins, et que c’était le moment de choisir. « Donne-lui de l’affection » avait dit la kitsune. « Il va te manger crue » répliqua la voix de Cornélia dans sa tête. Ce garçon dévorait des pigeons, essayait de manger les gens, urinait pour marquer son territoire. Ce n’était pas un garçon. C’était un crocotta. C’était le loup, la Bête. Est-ce qu’elle avait vraiment envie de se rapprocher de lui ?

« Non », aurait dit Cornélia. « Non, non, non ! Hors de question. »

Mais ce n’était pas Cornélia qui était concernée. Est-ce qu’elle, Blanche, en avait envie ?

Elle se remémora la tête d’Aaron posée sur ses genoux, le soyeux de ses cheveux. Sa peau humaine qui finissait de se reconstituer sur ses tempes, recouvrant la peau noire de la bête... Son air épuisé lorsqu’il avait ouvert les yeux.

« Tu t’es ramollie si t’en es au point de pleurer pour un tocard dans mon genre. »

Elle fit son choix.

Pétrifié comme un statue, Aaron la regarda s’approcher de lui. S’approcher encore. Jusqu’à ce que seuls quelques centimètres les séparent. Blanche plongea dans ses yeux noirs ; à présent, il entendait sûrement son cœur à elle battre comme un fou.

Ne réfléchis pas, se répéta-t-elle. Sinon, tout est fichu. Ne réfléchis pas !

Et, vive comme un feu follet, elle lui planta un baiser sur les lèvres. Ce fut si rapide qu’elle n’en sentit presque rien. Aaron sursauta comme si elle venait de le poignarder par surprise.

– T’es pas répugnant, répéta-t-elle.

Au bord de la crise cardiaque, elle tourna les talons et s’enfuit.

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