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– Aegeus ! s’exclama l’immortel d’une voix de stentor qui tonna dans toute la salle. Ça, pour une surprise ! Je suis ravi de te voir ici !

D'un geste, il salua son invité. Aaron se tendit, sans que Cornélia n’en saisisse la raison.

Elle comprit la seconde suivante. Des ombres bougèrent subrepticement à la limite de son champ de vision, derrière les piliers dorés. Des silhouettes armées. Un clic retentit dans le silence, et elle sentit quelqu'un s’approcher derrière elle…

Le geste de Midas n'était pas un salut.

L’instinct prit le dessus. Galvanisée par la peur, elle réagit au quart de tour et tous les membres du groupe firent de même. Les masques glissèrent sur les visages ; l’instant d’après, Aegeus se retrouva entouré d’un barrage de nivées de combat. Seul Aaron était resté humain. Un soldat de Midas tenta de lui braquer une arme sur la nuque ; il suffit d’une seconde à l’adolescent pour le maîtriser et lui renvoyer la politesse. On entendit le choc de l’arme sur le sol. Il ne resta que le silence, à nouveau.

Cornélia, changée en tzitzimitl, se tenait prête à mordre, ses forces rassemblées en une masse de muscles vibrante, bien ancrée dans le sol comme le lui avait enseigné Aaron. Un jeune garde pointait sur elle la gueule noire d’un pistolet-mitrailleur. Elle ne le quittait pas des yeux, son souffle ralenti au maximum, tous ses sens focalisés sur lui. Le cœur du garçon battait fort. Il était nerveux. Cornélia se savait capable de détecter le moindre geste en une fraction de seconde et d’éviter son tir. À sa gauche, Beyaz grondait d’agressivité face à deux gardes ; à sa droite, Blanche avait disparu. Soudain, toutes les armes des soldats ennemis leur sautèrent des mains, en un enchaînement si rapide qu’il sembla presque instantané. Les gardes sursautèrent. Ils pâlirent d’un coup en voyant leurs automatiques tomber par terre.

– Bien joué, la naine, dit Aaron entre ses dents.

Leurs adversaires étaient vulnérables, ainsi désarmés tous à la fois. Une seconde leur aurait suffi pour les récupérer, mais cette seconde était suffisante pour que les monstres face à eux leur broie la gorge. Le rapport de forces venait de s'inverser, et en bons soldats, ils le comprirent aussitôt.

Lorsqu’ils levèrent les mains, signifiant leur reddition, un rire métallique éclata sous les voûtes, renvoyé en dizaines d’échos. Midas exhibait ses dents en un grand sourire scintillant.

– Je vois que tu as investi dans des mercenaires dignes de ce nom, depuis notre dernière rencontre !

– Tu m’y as forcé, siffla Aegeus. Tu ne m’avais laissé aucun survivant. Et depuis, Actéon a refait de même.

De nouveau, Midas fit un geste nonchalant de sa grande main dorée. Cornélia se crispa, mais les soldats se retirèrent à pas comptés et disparurent de nouveau dans les ombres.

– Approchez.

Cornélia retint son souffle en voyant Aegeus obtempérer. À contrecœur, elle le suivit, imitée par les autres membres du groupe – sauf Blanche, qui était toujours invisible, et Cornélia espéra qu’elle allait le rester. À pas lents, ils traversèrent la salle. Le sol était une marquèterie de bois luxueux, si bien cirée qu’ils pouvaient se voir dedans, en reflets très nets. Lorsqu’ils se trouvèrent proche du trône, ils se rendirent réellement compte de la taille de Midas. L’immortel culminait à plus de deux mètres de haut, large comme une armoire à glace. Il était tout à fait semblable à une statue, les angles du visage taillés à la serpe, sa peau de métal renvoyant la lumière en facettes. Sa brillance était telle qu'elle perturbait la vision de la tzitzimitl et la rendait un peu floue. Il était vêtu d’une tunique de guerrier antique, attachée sur l’épaule par une fibule incrustée d'un gros rubis ; le drapé ruisselait sur son torse massif. Comme sculpté par les plus grands artistes, le métal semblait léger et fluide comme de la soie.

– Viens là, mon ami. Plus près...

La voix caressante de l'immortel les hérissa tous. Avec indolence, il laissait pendre sa main par-dessus l’accoudoir. Aegeus s’approcha. Ses yeux lançaient des éclairs. Sentant venir la confrontation, Cornélia contracta ses mâchoires d'os et ses muscles de jaguar.

Mais Aegeus ne fit preuve d'aucune agressivité. Quand il s'agenouilla devant le trône, elle en eut le souffle coupé. Puis ils le virent tous courber la nuque devant Midas. Un grondement furieux se fit entendre derrière elle : celui de Beyaz.

– Eh bien, qu’attends-tu ? demanda Midas de sa voix métallique. Tu as peur que je te change en or ?

Il remua ses doigts épais.

– Quelle crainte stupide, pour toi qui as toujours été ma putain favorite. Tu es bien placé pour savoir que je préfère la chaleur de la chair au contact du métal.

Le silence se cristallisa dans la salle ; la température sembla soudain baisser de plusieurs degrés. Stupéfaits, les boyards fixèrent leur chef. Aegeus serra les dents : tout le monde vit bouger le muscle de sa mâchoire, sous sa joue. Il finit par prendre la main de Midas, si grande et lourde qu’elle faisait passer la sienne pour celle d’un adolescent. Et il y déposa un baisemain rapide.

– C’est bien, le félicita Midas. Il faut toujours renouveler son allégeance à ses plus vieux amis.

Négligemment, il enroula autour de son index l’une des mèches blondes d’Aegeus. Cornélia se sentit salie comme si c’était elle qu’il était en train de toucher. La fureur inondait les yeux d’Aegeus, mais il se laissa faire. Satisfait, Midas appuya son menton sur son poing. Sur le front, il portait une couronne acérée qui étincelait comme un soleil mortel.

– Que me vaut le plaisir de ta visite ?

– Je viens de la part de Mama.

L’immortel laissa échapper un soupire excédé.

– Encore ce saurien. Je n’en peux plus de cette encombrante voisine !

– Alors tu aurais dû t’installer ailleurs qu’à Moscou, grinça Aegeus.

– Que me veut-elle, cette fois ?

Aegeus inspira lentement, puis expira comme s’il cherchait à chasser toute son exaspération. L’ouïe surnaturelle de Cornélia capta les battements de son cœur. D’ordinaire, ils étaient toujours très lents, d’une pulsation posée semblable à celle d’un reptile, mais pas cette fois.

Cette fois, il devait y avoir de la peur – ou quelque chose d’approchant – pour le faire accélérer ainsi.

– Tu débordes sur ses frontières, dit-il enfin.

Midas haussa ses sourcils épais.

– « Mama Dodo » passe son temps à dormir, c’est bien pour cela que vous autres lui avez donné ce surnom stupide. Ses frontières lui importent peu !

– La preuve que non, grogna Aegeus. Tu lui as volé deux mètres de terrain, ce qui représente une certaine superficie étant donné la longueur de votre frontière commune. (Il lui jeta un regard rapide sous ses paupières baissées.) Tu débordes sur ses monuments. Et tu changes ses dragons en statues lorsque ton pouvoir s’emballe.

Midas éclata de rire. Ce son résonna sous les voûtes, brutal et grave comme le bruit d’un gong.

– Il ne faut simplement pas toucher l’or. Elle le sait. Ils le savent tous. C’est à leurs risques et périls s’ils osent s’approcher de mon Kremlin.

La peau de Cornélia se hérissa lorsqu’elle repensa à ce moment où, sous l’arche, elle avait touché les flaques d’or qui tapissaient les briques. Ce simple contact aurait pu la changer en statue ? Et Pouet qui y avait collé sa truffe !

– Que veux-tu ? demanda froidement Aegeus. Que faut-il qu’on te donne pour que tu lui rendes ces deux foutus mètres de frontière ?

Un sourire plissa les paupières de Midas. Il détailla Aegeus de bas en haut, avec la même félicité que celle d’un chat devant un petit mulot.

– Oh, que c’est agréable. Cela faisait longtemps que nous n’avions pas joué un peu, toi et moi. (Ses dents d’or apparurent entre ses lèvres épaisses.) Mais tu sais que tu ne pourras pas gagner facilement contre moi. Je ne suis pas Actéon. Je n’ai pas de chiens, je n’aime rien ni personne. Vous autres avez des faiblesses ; moi, je n’en ai plus depuis que mon cœur a cessé de battre.

Il parut réfléchir. Puis il saisit le menton d’Aegeus pour le forcer à le regarder dans les yeux. Un sourire concupiscent se dessina sur son visage carré.

– Je pourrais te réclamer, petite vouivre. Tu pourrais redevenir mienne, en souvenir du bon vieux temps.

Sur la peau d’Aegeus, les écailles se hérissèrent, lançant des dizaines de minuscules reflets.

– Me réclamer à qui ? siffla-t-il. Tu ne peux plus ni me louer, ni m’acheter. Je n’ai plus de maître ! Je suis libre.

Midas rit de nouveau.

– Oh, ce défi, cette naïveté. C’est délicieux.

Du regard, il désigna les boyards.

– Lorsque tu règnes sur ces êtres inférieurs, tu dois te croire ancien et sage, mais en vérité, tu es encore si jeune...

Aegeus ne bougeait pas, le regard vissé dans le sien, un sourire de façade cloué sur le visage. Cornélia aurait pu se réjouir de le voir ainsi rabaissé, soumis à plus fort que lui. Après tout, il se retrouvait à la place qu’elle occupait ordinairement face à lui.

Mais en réalité, elle ne trouvait aucun plaisir à cette scène.

Midas se pencha sur ses accoudoirs, surplombant Aegeus de toute sa masse.

– Tu es certes ton propre maître à présent, mais tout maître a un prix. Es-tu prêt à donner de ta personne pour obtenir ce que tu veux ?

Aegeus leva le menton avec morgue.

– Combien de temps veux-tu me louer ?

L’immortel tapota son menton, faisant clinquer le métal.

– Quelques siècles ?

– C’est non.

Les boyards se tendirent, craignant la réaction de Midas, mais il éclata de rire.

– C’est bien. Tu as gardé ton aplomb. À mes yeux, c’est lui qui t’a toujours donné ta valeur. (Il lui lança un regard torve.) Ça et ta nature de vouivre. Change donc de corps. Je ne veux plus parler à un homme.

Aegeus redressa vivement la tête, comme attaqué par un jet de venin.

– Arrête de me donner des ordres comme si j’étais encore à ta botte, Midas !

– Tu l’es. Comme tout le monde. Change, te dis-je ! J’ai envie de parler à une jolie jeune fille. Sinon, cette conversation prendra fin.

Aegeus le fixa, les yeux brûlants de haine. Il finit par se lever et cracha au pied du trône. Son insolence arracha un sourire à Midas.

Puis, sous les yeux éberlués de ses boyards, Aegeus changea.



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