54 -

5 minutes de lecture

En une fraction de secondes, l’homme aux écailles se métamorphosa. Ses muscles puissants glissèrent sous sa peau et fondirent comme du beurre. Sa taille s’affina et des formes rondes enflèrent sur ses hanches, sur sa poitrine. Ses mains gagnèrent en délicatesse. Alors même que sa transformation n’était pas encore achevée, il resserra sa ceinture pour ne pas perdre son treillis militaire.

Il, ou plutôt elle.

Car désormais, c’était une femme qui se tenait campée là, dans ses bottes noires. Une femme sublime et irréelle, une créature de fiction aux formes impossibles. Ce n’était pas la beauté des kitsunes, éthérée et aristocratique ; ç’en était une autre sorte, brûlante et sensuelle. Sa taille était étroite comme celle d’une guêpe, mais tout le reste s'était doté de courbes opulentes. Noyée dans ses cheveux d’or, cette femme arborait cet air de dédain séduisant si caractéristique d’Aegeus.

Les boyards – toujours sous leur forme de monstres – la dévisagèrent sans bouger. Sans oser respirer. Cornélia comprit qu’elle n’était pas la seule stupéfaite. Eux non plus ne devaient pas connaître tous les pouvoirs d’une vouivre.

– Je te préfère ainsi, commenta Midas en la déshabillant du regard. Je t’ai eu en tant qu’homme pendant bien longtemps ; j’ai envie d’un peu de changement.

Sans rien dire, la jeune femme lui renvoya un regard dur, incisif comme le tranchant d’une lame. Sur ses épaules et son visage, quelque chose agitait sa peau par en-dessous, sous-jacent comme une vague. Ses écailles. Elles se hérissaient avec fureur. On entendait les chuintements légers qu’elles produisaient en perçant l’épiderme.

– Mon pauvre ami, dit Midas à qui cela n’avait pas échappé. C’est la première fois que je te vois dans cet état. Que t’arrive-t-il ? N’as-tu pas ton escarboucle avec toi ?

Aegeus pinça les lèvres. Il enfonça sa main droite dans sa poche, et Cornélia devina qu’il voulait cacher son aspect à peine humain, les griffes qui faisaient perler des gouttes de sang au bout de ses doigts. Mais en vain. Tout le monde avait vu.

– On me l’a volée. Il y a déjà un certain temps.

Sa voix était le parfait reflet de son apparence, féminine et assurée. Midas se redressa sur son trône.

– Qui donc ? Je ferai châtier cet insolent.

– Je n’ai pas besoin de toi pour le châtier, Midas ! jeta la vouivre. Je sais de qui il s’agit, et je m’en chargerai moi-même. J’attends simplement d’avoir passé le secteur d’Epona. Cet imbécile est sous sa protection : si je le tue avant d’arriver chez elle, je me condamne avec lui.

L’immortel plissa les paupières.

– Je vois.

Il se rencogna contre son dossier, qui avait l’air aussi confortable que le fond d’un cercueil.

– Epona… dit-il pensivement. Que dirais-tu de la voir ces jours-ci ?

Aegeus fronça les sourcils.

– Je ne serai pas chez elle avant un moment. Il faut d’abord que je traverse le secteur de Mama et celui d’Orphée.

– Tu m’as mal compris. C’est elle qui va se déplacer.

Un grand sourire s’étira sur le visage de l’immortel, dessinant des pattes d’oie aux coins de ses yeux.

– Je vais à un bal, très chère. Et en guise de paiement pour ces deux mètres de frontière que tu veux me voir rendre, j’aimerais que tu m’accompagnes.

Un bal ? L'incompréhension parcourut les boyards. Cornélia avait du mal à suivre cette conversation décousue.

– Un bal ? répéta Aegeus, qui pour la première fois semblait déstabilisé.

– Oui. Je conçois que le concept puisse te surprendre, toi qui est davantage coutumier des tournois d’arène, mais Bastet Sekhmet donne un bal cérémoniel très bientôt, auquel ses voisins proches et lointains sont invités. C’est l’occasion pour nous de réitérer nos pactes de non-agression, de réviser nos frontières et nos échanges commerciaux si nécessaire. Vois cela comme un petit apéritif entre amis.

– Un apéritif où il y aura des morts, rétorqua sèchement la vouivre. Je connais Bastet, et je te connais toi. Quels sont les autres invités attendus ?

Dites-moi qu'il ne songe pas vraiment à y aller, songea Cornélia.

– Ma foi, Orphée ne viendra certainement pas. Nous ne l’avons pas vu depuis quelques temps...

Aegeus ne laissa rien paraître. Connaissait-il Orphée ? Était-ce un ami ? Un ennemi ?

– J’ose espérer qu’Argos Panoptès se déplacera. Ne serait-ce que pour contenter sa protégée, qui est friande de ces évènements frivoles, comme toutes les femmes. (Midas se frotta le menton, pensif.) Ce va-nu-pieds de Panurge viendra certainement nous empuantir avec son troupeau de moutons.

– Enfin une figure amicale, grogna Aegeus.

– Pour Judas, il ne faut pas y songer. Nous nous haïssons cordialement. (Il ajouta, comme si la précision les intéressait.) Les chrétiens dans son genre me donnent de l’eczéma, et je te prie de croire que cette pathologie n’a rien d’agréable sur une peau de métal.

Aegeus leva les yeux au plafond, semblant espérer qu’il lui tombe sur la tête pour achever son existence et la conversation avec.

– Horus déclinera poliment, poursuivit Midas. En guise d’excuse, il fera parvenir à Bastet mille bœufs chargés de trésors et des mets les plus raffinés. C’est ce qu’il fait toujours. Échidna viendra, je l’espère, même si elle forme un duo terrifiant avec la déesse-lionne ; au moins, nous ne nous ennuierons pas avec ces deux-là à notre table. Quand à Homère, ma foi, c’est la grande question.

– Et les démons russes ? grommela la femme aux écailles.

Cornélia songea à Baba Yaga et ses deux confrères : le vieux Kochtcheï au manteau imbibé de sang, le démon du Gel et son étalon magique. Et même Kot Baioun, l’énorme chat aveugle, qui contait des histoires à dormir debout – littéralement. Une once de nostalgie l’envahit. Il était étrange de constater comme des créatures si effrayantes pouvaient devenir semblables à de vieux amis, lorsque l’on se retrouvait confronté à bien pire.

– Cela m’étonnerait, marmonna Midas. Cette triade d’imbéciles n’a jamais digéré le fait que je me sois installé ici. Ils règnent déjà sur trois siècles de Moscou, ils ont à leur disposition des copies innombrables du Kremlin, mais rechignent à me laisser un bout de territoire qui couvre quarante-cinq pauvres années ! Ma parcelle n’est qu’une goutte dans l’océan de la Strate.

Il poussa un grognement qui résonna comme le bronze.

– De toute façon, il n’est même pas certain que Bastet les ait invités. Leurs frontières sont bien loin des nôtres.

Il joignit les mains et se pencha vers Aegeus, un éclat malicieux dans ses yeux de métal.

– Alors, mon ami. Qu’en dis-tu ? Je ne te louerai que l’équivalent de deux ou trois jours, juste le temps de ce bal. Cela me plairait d’avoir une jeune vouivre à mes côtés, comme au temps jadis. (Il lui lança une œillade.) Depuis toi, je n’arrive plus à goûter aux plaisirs de la chair. Les faunes, les dryades, les naïades, les néphélées, tout me semble fade. Je les change en statue au bout de quelques secondes, tant ils m’ennuient.

Le visage de la femme écailleuse ne laissa rien paraître.

– Voilà donc la raison de cette décoration trop chargée, dans tes couloirs.

– Alors c’est entendu, conclut Midas qui avait entendu ce qu’il avait envie d’entendre. Nous partirons bientôt. Tu peux amener tes boyards, si cela t’agrée. Mais rien ne dit qu’ils reviendront en vie.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0