55 - Le roi d'or

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– Je n’ai pas encore dit oui, grogna la vouivre. (Elle lui jeta un regard aigu.) Tu n’ignores certainement pas que je mène un convoi de nivées jusqu’à Manaos...

– Je suis au courant. La rumeur s’est diffusée dans la Mégastructure comme une traînée de poudre.

– L’unique raison pour laquelle je fais le pigeon messager pour Mama Dodo, c’est pour qu’elle nous autorise à traverser son secteur. Mais si je peux traverser le tien à la place, je n’ai plus besoin de la contenter.

Midas haussa les sourcils, joueur.

– Oh, je vois. Me voilà vexé : tu étais prêt à tout pour passer chez elle, dans le seul but de m’éviter ! Mais par ironie du sort, te voilà forcé de venir ici, réclamer un morceau de terrain que je ne te donnerai que si tu te soumets à moi. En d’autres termes, te voilà piégé, Aegeus… (Il sembla se délecter de la sonorité du prénom.) Quoi que tu fasses, tu as besoin de moi.

D’un geste, il lui ordonna de venir s’agenouiller de nouveau, ce que la vouivre fit en vibrant de mécontentement.

– Ton convoi doit user beaucoup de ressources, reprit-il distraitement. L’on raconte que des centaines de nivées t’ont rejoint, et que votre route s’étend sur plus de mille kilomètres !

La fausse compassion, dans sa voix, hérissa la peau de Cornélia. L'immortel poursuivit :

– Tu as besoin de carburant, de nourriture et d’eau. Tout cela, nous pouvons te l’apporter.

– Toi, tu as de l’eau et de la nourriture ? rétorqua Aegeus qui courbait toujours la nuque. C’est nouveau.

– Pas moi, bien sûr. Le peu que j’importe est destiné à mes boyards. Mais je songe à Epona, Bastet et aux autres. Ce bal est une belle occasion pour toi. Si tu te montres assez diplomatique, les déesses t’aideront. Je peux m’assurer qu’elles soient bien disposées à ton égard...

Midas posa une main sur le dessus de sa tête et caressa ses cheveux d’or.

– Tu es un bon chien, Aegeus. Un bon chien loyal. Et tu seras choyé en conséquence si tu fais ce que je te dis.

Le bon chien semblait sur le point de mordre la main de son maître. Pourtant, il jeta :

– C’est d’accord. Nous irons.

Midas hocha la tête, satisfait.

– Bien. Ne t’inquiète pas : tu ne dévieras pas trop de ta route. Bastet nous invite dans l’un de ses palais près de sa frontière avec Orphée. (Il traça un geste vague dans les airs.) Une fois le bal terminé, tu n’auras qu’à reprendre ton chemin en obliquant vers le nord-est. Droit vers les Aztèques. Et lesté de bien davantage de ressources que tu n’en possèdes actuellement. Tout cela grâce à nous !

Aegeus se releva souplement.

– Je vois de quel palais tu veux parler. Je t’y rejoindrai directement, n’espère pas que je fasse la route à tes côtés. Je dois diriger mon convoi.

Avant que Midas ne puisse répondre, la vouivre se plia en deux, secouée par une violente quinte de toux. Ce fut si brutal qu’elle termina presque à genoux. Lorsque la jeune femme se releva enfin, le souffle court, le front luisant, Midas se pencha vers le sol. Cornélia plissa les yeux : sa vision de tzitzimitl lui permit de distinguer de minuscules éclats tranchants qui jonchaient le parquet ciré. Midas les toucha du bout du doigt.

– Je ne m’y connais guère en vouivres, mais ce symptôme-là m’inquiète plus que les autres…

Il leva les yeux vers Aegeus. L’inquiétude qui s’y trouvait n’était pas feinte.

– Tu tousses des écailles, mon ami.

***


Le petit groupe de boyards quitta le palais russe, empruntant les mêmes couloirs sombres qu’à son arrivée, traversant les ombres émaillées de statues. Tous murés dans le silence. Aegeus se trouvait en tête, plongé dans ses pensées. Il avait repris son corps d’homme. Comme tous les autres, Blanche et Cornélia ruminaient la confrontation avec Midas, la métamorphose d’Aegeus, et toutes ces allusions à un passé commun, honteux, qui collait à la peau d’Aegeus. Et cette quinte de toux qui l’avait laissé pantelant, raide de douleur…

Les gardes de Midas les regardaient passer. La dryade qu’ils avaient vue en entrant se trouvait sur les genoux d’un autre homme ; lorsqu’elle releva la tête à leur passage, elle croisa le regard de Mitaine. Leurs yeux violines, si semblables, se suivirent jusqu’à ce que Mitaine tourne à l’angle du couloir. D’autres dryades occupaient le palais, discrètes et silencieuses, généralement nues. Ainsi que d’autres nymphes que Cornélia n’avait jamais vues. Certaines avaient la peau luisante, perpétuellement humide, et leurs chevelures étaient formées d’algues et de plantes aquatiques. Des écailles argentées couvraient leurs pommettes et leurs longues jambes fuselées. D’autres nymphes semblaient couvertes d’une peau de nuage, blanche et vaporeuse. Elles avaient des formes très rondes, moelleuses comme des toisons de mouton, et pourtant éthérées et fragiles. En lieu et place de chevelures, c'étaient des cascades d’eau qui ruisselaient jusqu'au creux de leurs reins avec un bruit de pluie. Étaient-ce les naïades et les néphélées mentionnées par Midas ? Les gardes les attrapaient par le bras à leur passage, les tiraient vers eux pour leur voler un baiser – ou pire. Leurs mains s’enfonçaient dans leurs peaux fragiles, y laissant des empreintes bien visibles. Les nymphes ne se débattaient pas. Elles fixaient le sol, ou le mur droit devant elles, et attendaient simplement qu’ils en aient terminé.

– Tu vas casser Bibiche si tu continues, souffla la voix de Gaspard derrière Cornélia.

La jeune femme ne se retourna pas. De toute évidence, Mitaine était en train de broyer son fusil entre ses mains.

– Hé, vous ! lança un boyard ennemi alors qu’ils passaient devant lui.

Aegeus se retourna, imité par tout le groupe. L’intrus ne se démonta pas malgré les neuf visages patibulaires qui lui faisaient face. Ce soldat-là était plus âgé que les autres et se tenait plus droit ; bien qu’il fût plus petit, il semblait occuper davantage d’espace. C’était certainement l’un de leurs chefs.

– Cette dryade, dit-il en regardant Mitaine de ses yeux froids. Elle est à nous.

Mitaine se pétrifia. Gaspard pâlit ; puis son visage se durcit. D’un pas, il alla se camper devant elle, son arme bien en main.

– N’importe quoi. Elle est libre. Tu confonds, l’ancien ! Dégage avant que je me fâche.

Un demi-sourire étira les lèvres du vétéran.

– Je ne confonds pas. Ça fait un bail, mais moi, j’oublie pas. J’oublie jamais les visages. (Il étudia le visage de Gaspard.) Et toi, aussi, fils de chien. Fut un temps, tu étais sous mes ordres !

Il fit un geste rapide et, aussitôt, des cliquetis retentirent ; Gaspard se retrouva mis en joue par trois hommes, le canon d’un Sig Sauer appuyé à l’arrière de sa tête. De leur côté, les boyards d’Aegeus avaient bougé exactement en même temps : Danaé tenait son arme braquée sur le chef ennemi, tandis que Beyaz et Aaron s’étaient placés en protection autour de la dryade. Elijah et Cornélia, d’instinct, s’étaient resserrées autour d’Aegeus.

Un rictus amusé tordit la bouche du commandant.

– Nous voilà à armes égales...

– Pas tout à fait, salopard !

C’était la voix de Blanche. Il tressaillit en réalisant qu’elle se trouvait derrière lui. Et qu’elle lui braquait un pistolet semi-automatique sur la nuque – celui qu’Iroël lui avait donné et qui était le sien, désormais. Cornélia dévisagea sa sœur, ébahie. Une once de fierté passa dans les yeux de Beyaz. La position de la blondinette était loin d’être professionnelle, mais ses mains ne tremblaient pas. Ses leçons avaient porté leurs fruits.

Accessoirement, elle était toute nue. Sur le sommet de sa tête, son masque de raijū scintillait. Il venait juste de servir.

– Hop hop hop, dis à tous tes copains de lâcher leurs armes, lui ordonna Blanche en imitant parfaitement tous les films d’action qu’elle avait vus dans sa vie. Sinon, je te…

Le rire d’Aegeus la coupa dans son élan. Il résonna dans le couloir.

– Arrêtez-moi tout ce cinéma. (Son regard impérieux glissa sur les soldats ennemis qui les tenaient encore en joue.) Nous sommes sous la protection de Midas. Et il m’a permis de garder la dryade. Elle est à moi à présent.

C’était absolument faux. Mitaine le dévisagea, bouche bée ; les gardes se regardèrent entre eux, mal à l’aise. Il était risqué pour eux d'aller quérir une confirmation auprès de Midas. D’un geste nonchalant, Aegeus leur fit signe de déguerpir.

– Dégagez, bande d’imbéciles. Votre maître n’apprécierait pas vos manières ; mieux vaut éviter que je lui parle de cet incident.

Et ainsi, aussi facilement, il désamorça la situation. Le vétéran obtempéra à contrecœur ; les gardes battirent en retraite les uns après les autres. Gaspard se remit à respirer. Il regarda Aegeus. Puis Mitaine. La dryade le dévisageait aussi, le souffle court. Elle semblait à deux doigts de rendre son repas – bien qu’elle n’ait ni estomac, ni système digestif.

– T’aurais pas dû venir, dirent-ils en même temps. J’le savais.

Aaron leva les yeux au ciel et, d’un geste, leur ordonna de se remettre en route. Il ne vit pas la dryade asséner une petite claque sur la joue de Gaspard.

– Espèce d’idiot !

Mais l’insulte sonnait étrangement tendre.


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