58 -

6 minutes de lecture

***

Le convoi attendait son chef, toujours stationné au bord de la Moskova, comme un immense troupeau qui s’étendait le long de la rive. Mama Dodo n’était nulle part en vue. S’était-elle rendormie sous terre ? Ou arpentait-elle son territoire, vérifiant que toutes ses frontières étaient respectées ?

Sitôt que les boyards aperçurent l’éclat de la chevelure d'Aegeus, ils passèrent le mot dans les rangs. Bientôt, une partie des effectifs se rassembla autour du petit groupe, sans que personne n’ose demander comment cela s’était passé chez Midas. Les hydres étirèrent leurs longs cous pour observer la scène, attentives.

– Changement de programme ! beugla Aaron. Écoutez bien le chef !

– Que quelqu’un lui offre un mégaphone, par pitié, marmonna Gaspard.

– Nous sommes invités chez Bastet, lança Aegeus.

Les têtes des hydres eurent toutes un mouvement de recul, ce qui donna l’air d’une étrange vague noire en apesanteur. Les boyards, eux, tressaillirent.

– Bastet Sekhmet ? répéta un faune sans y croire. La déesse-lionne ?

– La Puissante ? fit un autre.

– La maîtresse des maladies ? renchérit un troisième.

– On va devoir aller… chez elle ?

Super, se dit Cornélia. Impeccable.

Près d’elle, Pouet se tassa sur lui-même, effrayé par toute cette agitation.

– Que tout le monde se calme, jeta Aegeus. Ou l’un de vous ira explorer l’estomac des hydres !

Tout le monde se calma.

– Nous sommes invités à un bal. (Des expressions incrédules se peignirent sur tous les visages.) Rassurez-vous. Le convoi, lui, n’ira pas chez Bastet. Il restera stationné à la frontière, prêt à repartir.

Il croisa ses bras musclés et toisa fermement son petit groupe de boyards personnel – Gaspard et Mitaine, Elijah et Danaé, Beyaz et Cornélia.

Nous irons.

– Quoi ? s’exclamèrent-ils d’une même voix. Nous ?

– Vos masques sont puissants et je vous trouve efficaces et bien formés, dit-il sans détour. Vous avez bien réagi chez Midas. Nous n’irons pas chez Bastet avec de gros effectifs. Trop dangereux. Un bal d’immortels, c’est comme une fosse pleine de serpents.

– Super, commenta Danaé. Tout ce qu’on aime.

– Vous serez payés triple pour toute la durée de ce bal.

– Super, répéta la faunesse, toute ironie disparue. (Sa petite queue de chèvre se mit à battre d’excitation.) On part quand ?

– Pour l’instant, nous nous contentons de suivre la frontière avec le convoi.

Cornélia, qui observait la scène sans rien dire, réalisa soudain qu’Aegeus était en train de leur partager son plan. Tout comme il l’avait fait chez Midas, à propos des chevaux solaires… Il leur parlait, enfin. Comme se devait de le faire un chef avec ses subordonnés.

– Nous continuons de marcher côté Midas. (Un sourire cynique lui étira les lèvres.) Nous avons obtenu un status quo. Prenez juste garde à ne pas toucher l’or…

Une brutale quinte de toux lui coupa la parole. Si violente qu’elle le plia en deux et que Cornélia crut qu’il allait cracher ses poumons. Si violente que deux ou trois boyards firent un geste instinctif dans dans sa direction, comme pour l’aider, avant de s'arrêter net en se souvenant de qui il s’agissait. Lorsqu’Aegeus s’essuya la bouche, haletant, Cornélia distingua des agglomérats d’écailles aux commissures de ses lèvres. Mêlés à un peu de sang. Cornélia vit ses mains trembler violemment. Elles s’étaient couvertes d’écailles, les nerfs saillants sous la peau.

– Qu’est-ce que vous regardez ? gueula Aaron en leur jetant des regards venimeux. Vous avez entendu le chef ! Tous en formation autour du convoi ! On passe côté Midas et on continue de suivre la frontière !

Des regards nerveux s’échangèrent, mais aucun mot ne fut prononcé. Les boyards rompirent les rangs et s’exécutèrent.

– Vous aussi, les gars ! ordonna Aaron à Cornélia et ses compagnons.

À contrecœur, ils se séparèrent lentement. Alors qu'elle s'éloignait, Cornélia vit le bébé hydre s’adresser à ses parents. Ses six têtes de couleuvre, hérissées de petites cornes, dessinaient des nœuds anxieux dans les airs.

Aegeus va mourir ?

Cornélia ne put percevoir la réponse des parents. Ils la surplombaient de trop haut pour qu’elle puisse lire sur eux les signes de la langue sans mot.

Non, répondit-elle en son for intérieur. Bien sûr que non.

Mais pendant les heures qui suivit, elle ne fit que repenser à cet instant, à cette terrible quinte de toux – et elle se demanda sans cesse ce que les hydres avaient bien pu répondre.

***

Le convoi continua de suivre les méandres du fleuve, dans un silence un peu lourd. Lorsque Aegeus sonna l’heure de la pause repas. Cornélia mangea aux côtés de Mitaine et Gaspard. Et de Greg et Pouet, bien sûr, qui dévoraient leur viande près d’eux.

Côté Midas, rien ne bougeait. L’immortel ne s’était pas manifesté et Cornélia ne cessait de se demander où était Blanche, si elle avait trouvé les deux chevaux solaires… et surtout, si elle allait bien.

Ni Gaspard, ni Mitaine ne disaient mot. C’était une situation assez anormale pour être soulignée.

Ils sont bizarres depuis Midas.

– Gaspard… j’ai une question.

– Quoi ? grommela le boyard en essayant d’avaler son pain militaire. Beurk, c’est vraiment pas bon, ce machin.

– Comment tu t’es retrouvé chez Midas, à l’époque ? Tu as vraiment travaillé pour lui ?

Le jeune homme s’étrangla avec son pain. Mitaine lui tapa dans le dos, à grands coups vigoureux qui faillirent le tuer au lieu de l’aider. Sa quinte de toux se termina dans un borborygme.

– On pose pas trop cette question entre boyards, marmonna la dryade. Ça se fait pas. En général, quand on travaille pour un chef de secteur, c’est pour l’argent.

Cornélia appuya son menton sur sa paume. Elle les contempla tous les deux ; elle se demanda comment Gaspard s’était rebellé à l’époque, et ce qu’il s’était passé dans sa tête pour qu’il fasse le choix de sauver une dryade... Blanche, elle, aurait certainement posé la question.

– Gaspard, fit Mitaine.

Elle prit le temps de rassembler toute sa chevelure sur une épaule, comme pour reprendre contenance. Le soldat la regarda faire du coin de l’œil. Le regard de la dryade fusa vers lui, brillant et acéré comme une lame lilas :

– J’veux savoir, maintenant. J’veux savoir pourquoi tu m’as sauvée moi.

Cornélia essaya de camoufler sa stupéfaction. Finalement, elle n’aurait peut-être pas besoin de Blanche pour assouvir sa curiosité. Quant à Gaspard, s’il n’avait pas déjà fini son pain, il se serait certainement étouffé jusqu’à ce que mort s’ensuive.

– Il y a beaucoup de nymphes chez Midas, précisa Mitaine d’une voix qui tremblait un peu. À l’époque, il y en avait beaucoup aussi. Et tu avais besoin de ta paye. Alors pourquoi t’as tout envoyé au Diable du jour au lendemain, pour une seule dryade ?

Le soldat passa une main dans ses cheveux trop longs. Le convoi avait commencé à obliquer franchement vers l’ouest, les faisant tous rajeunir, et leurs chevelures se renouvelaient à la vitesse de l’éclair.

– J’t’ai déjà répondu. À l’époque.

– Tu m’as dit « parce que », rétorqua la dryade. C’est une réponse, ça, « parce que » ?

– Bon, je… je vais vous laisser ! bredouilla Cornélia. J’ai besoin de faire… euh… pipi.

Gaspard lui lança un regard suppliant qui voulait clairement dire « Ne me laisse pas seul avec elle, par pitié » mais elle l’ignora. Elle se leva et s’éloigna un peu des boyards, allant traîner les pieds près du rempart du Kremlin. Puis, sans pouvoir s’en empêcher, elle céda à la curiosité. Elle enfila son masque de tzitzimitl pour profiter de son ouïe surnaturelle et se mit à tendre l’oreille, l'air de rien. Parmi toutes les voix des boyards, les clapotis de l’eau, les rires et les cœurs battant, elle chercha les timbres de Mitaine et Gaspard. Ce ne fut pas difficile : ils ne se trouvaient qu’à quelques mètres.

C'est mal, se morigéna-t-elle. Tout ça ne me concerne pas. Je suis exactement comme Blanche… Mais bon sang, j’ai tellement envie de savoir !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0