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– J’attends, disait Mitaine.

– Tu sais bien pourquoi, ronchonna la voix de Gaspard.

– Pourquoi tu m’as exfiltrée moi, de ce palais à la noix, en me fourrant Bibiche dans les mains sans prévenir et en couvrant nos arrières avec un autre fusil volé à Midas ? Non.

– Ben…

– Aucun boyard fait ça. On a failli crever tous les deux ce jour-là, et t’as grillé toutes tes chances de retravailler pour lui un jour.

– Bah…

– Et quand t’étais soldat là-bas, tu m’as jamais demandée, glapit Mitaine d’une voix vibrante d’incompréhension. Pas une seule fois. Si ça avait été l’un des gars qui me réclamaient souvent, j’aurais compris. Il m’aurait voulu pour lui tout seul.

Gaspard poussa un grognement.

– Y a rien à expliquer. C’est comme ça. J’pouvais pas… Pour les autres nymphes, j’me disais juste que c’était triste… J’aime pas ça. J’aime pas les immortels qui font ça… Mais bon… Pour toi… pour toi.

Mitaine répliqua d’un ton plus dur :

– J’comprends pas pourquoi tu dis ça. J’suis comme toutes les dryades. Je sais bien comment vous êtes, vous les hommes. Pour vous, une dryade, c’est une dryade. Une néphélée, c’est une néphélée. Nous, on est pas blondes, rousses ou brunes... On a toutes de la mousse ou des nuages sur la figure. Vous nous différenciez pas. Vous y faites même pas attention.

– N’importe quoi ! Pourquoi tu dis ça ? (D’après le bruit, il s’était levé brusquement. Cornélia se concentra davantage.) Tu nous prends pour des aveugles ? Ou pour des cons ?

– L’un et l’autre, oui.

La voix de Mitaine avait faibli, et Cornélia se demanda si Gaspard s’était rapproché d’elle. Si la dryade avait eu un cœur, la tzitzimitl aurait pu déduire ses émotions grâce à ses battements…

– N’importe quoi, répéta Gaspard.

Sa voix devint murmure, et cette fois Cornélia fut certaine qu’ils s’étaient rapprochés l’un de l’autre. Elle glissa un coup d’œil derrière une voiture et les distingua tous les deux. Mitaine avait la tête levée vers Gaspard. Il avait posé la main sur sa joue… et la dryade ne s’était pas dégagée. C’était la première fois que la jeune femme les voyait se toucher ainsi, très sérieusement, sans se taquiner ou s’asticoter.

– Ça te rassure de penser ça ou quoi ? demanda Gaspard à voix basse.

– Peut-être…

– Parce que ça justifie tout ce qu’on vous fait ?

– Peut-être, répéta Mitaine.

– Mais c’est pas vrai. (Il toucha l’une des mèches de fougère qui rebiquaient sur la tempe de la dryade.) Ils vous voient très bien. Moi, je t’vois très bien. J’avais jamais compris ce délire avec les nymphes... Peut-être parce que c’est pas ma culture… mais… quand je t’ai vue… j’ai compris.

Cornélia retint son souffle. C’était une déclaration à part entière. Blanche avait vu clair en lui : il aimait Mitaine comme un fou. Un silence s’ensuivit, pendant lequel elle entendit le cœur de Gaspard battre plus vite.

C’est mal, ce que tu fais, se dit-elle de nouveau, mais elle ne pouvait pas s’empêcher d’écouter. De toute façon, les boyards aux alentours écoutaient eux aussi, l'air de rien, sans cesser de manger.

– On a été faites pour les hommes, chuchota Mitaine. C’est ça, le « délire avec les nymphes ». Nous, on est pas des vraies femmes. On est des forêts… des nuages… des fontaines ou des lacs. Mais les dieux ont décidé de nous donner à vous. Alors ils nous ont modelé un corps. Pour que vous puissiez faire de nous tout ce que vous voulez…

Gaspard la contempla doucement. Sa main était toujours sur la joue ronde de la dryade, sa peau bronzée faisant contraste sur la mousse d’un vert tendre.

– Plutôt douteux comme idée, marmonna-t-il. Moi, j’aime pas trop les nymphes. Embrasser des plantes vertes, merci…

– Les mammifères sont pires, rétorqua Mitaine du tac au tac. Vous avez des poils et des plis de peau partout. Et mauvaise haleine, en général.

– Aouch.

D’un doigt, la dryade repoussa une mèche châtain sur le front du soldat, comme pour adoucir sa pique. Gaspard attrapa sa main au vol. Il y déposa un baiser, ses yeux toujours fixés dans les siens. Aucun des deux ne vit la tête de la tzitzimitl qui dépassait d’un capot de voiture à six mètres. Cornélia ne faisait même plus l’effort d’être discrète. Les autres boyards non plus. Le silence régnait dans ce coin-là, et chacun tendait l’oreille vers Mitaine et Gaspard pour ne pas en perdre une miette. Cornélia se demanda même si les hydres n’étaient pas aussi en train de suivre la scène. Mais la dryade et le soldat ne voyaient rien autour d'eux, tout entiers accaparés par l’autre.

– Je suis si laid que ça ? murmura Gaspard. Tu le penses vraiment ?

En guise de réponse, Mitaine toucha l’arête de son grand nez, puis suivit du doigt ses épais sourcils. Les yeux clairs de Gaspard étaient vissés aux siens. Cornélia entendit son souffle accélérer ; c’était très ténu, frôlant la limite absolue de ce qu’elle pouvait percevoir. Leurs lèvres étaient très proches. À tel point que, sous le crâne de la jeune femme, une Blanche lilliputienne se mit à rugir : « Allez, on s’embrasse ! Hop hop hop ! Et que ça saute ! »

Et cela sauta. Littéralement. Mitaine se leva, prit Gaspard par la nuque et l’attira à elle. Cornélia crut que le cœur du jeune homme allait exploser. Il l’embrassa à perdre haleine.

Autour d’eux, des acclamations fusèrent ; les boyards se mirent à siffler et à applaudir. Quelqu’un leur lança des algues en guise de confettis. Mais ni Gaspard ni Mitaine n’y prirent garde. Il avait passé ses bras musclés autour de sa taille à elle et leurs deux corps semblaient soudés, ensevelis sous la tignasse verte de la dryade.

Hélas, la liesse fut de courte durée.

Et même de très courte durée, puisque le baiser avide de Gaspard et Mitaine fut interrompu au bout d’une minute environ :

– Emilio est mort. Beyaz a retrouvé sa tête et sa cage thoracique à vingt mètres du convoi.

***

Cette fois, ç’en était trop pour les boyards.

C’était le quatrième meurtre depuis le début du voyage, et il devenait évident aux yeux de tous qu’Oupyre n’avait jamais été la coupable – puisque qu’elle avait disparu depuis le secteur d’Homère.

(En réalité, elle prenait le soleil sur le capot géant du Berliet, étendue aux côtés de ses congénères jackalopes, mais personne n’avait besoin de le savoir.)

– Non mais c’est pas possible ! C’est pas possible ! Faut le trouver, ce salopard, et le crever une bonne fois pour toutes !

– Cherchez des empreintes de crocs ! On peut p’têtre regarder l’écartement des dents et trouver le coupable ?

– C’est ça, va donc regarder dans cette bouillie si tu trouves de quoi mesurer, ducon !

Les esprits s’échauffaient. Aaron avait été obligé de stopper tout le convoi : les boyards s’étaient rassemblés autour du cadavre du dénommé Emilio. Beyaz l’avait aperçu de loin, pendant sa ronde. Le pauvre bougre s’était sans doute éloigné pour uriner, comme ils le faisaient tous, sauf que quelque chose l’avait trouvé à ce moment-là. Il ne restait guère de lui que la cage thoracique, les viscères encore à l’intérieur et la tête tout à fait intacte. Les os de ses hanches traînaient un peu plus loin. Cornélia eut un haut-le-cœur ; Beyaz lui-même semblait un peu pâle. Mais peut-être était-ce parce que la petite licorne était en train de manger les boyaux de son ex-collègue, et que personne ne voyait ça d’un très bon œil.

– C’est elle, si ça se trouve ! fulmina un faune en désignant la licorne. Elle vient de chez les archanges, elle est à moitié dingo ! Elle a faim en permanence, cette saloperie !

Il perdit un peu d’aplomb quand Beyaz – une masse d’un mètre quatre-vingt-dix constituée majoritairement de muscles et de cicatrices – vint se pencher sur lui.

– T’as dit quoi, là ?

– Mais euh… c’est vrai ! Ce monstre est carnivore !

– Comme la moitié du convoi, dit Beyaz d’une voix doucereuse. J’te rappelle qu’elle était pas là quand les premiers sont morts. Et elle était avec moi pendant ma ronde. Alors ferme-là, bouc puant. Si tu redis un truc sur elle, je te tire la langue par le nez et j’y fais un nœud, on verra si t’arrives encore à parler avec.

Le faune se ratatina.

– Reprenez votre place, ordonna Aaron. Nous allons mener l’enquête !

– Comme à chaque fois, grogna un boyard.

– On a bien vu l’efficacité d'votre enquête ! renchérit une femme.

– On va le donner à bouffer aux hydres, lui aussi ?

Cornélia observait tout ce chahut. Les boyards étaient au bord de la rébellion, et Aaron s’en rendait bien compte. Mais il était seul pour les contenir : Aegeus se reposait dans le Berliet – de toute évidence épuisé à cause de ses métamorphoses ratées.

– Si ça se trouve, c’est les hydres ? lança quelqu’un. Ça leur profite bien, tout ça !

– N’importe quoi, crétin ! On les aurait vues de loin ! rétorqua la dryade aux cheveux de cactus.

– Le crocotta, dit quelqu’un assez bas. Le chef se méfie pas de lui…

Il n’avait pas parlé assez bas, cependant, pour passer sous les radars d’Aaron. Celui-ci s’approcha de lui ; le boyard se recroquevilla, sûr d’être frappé, et ses voisins s’écartèrent l’air de rien. Mais Aaron se contenta de le toiser. Il finit par jeter :

– Les crocottas, ça fait pas de déchets. Ça gâche pas la nourriture et ça laisse aucune trace. Ni les os, ni le reste. Imbécile.

– Bien sûr que ça peut pas être un crocotta, marmonna une faunesse. Par contre… (Elle hésita à poursuivre, comme inquiète du poids des mots qu’elle s’apprêtait à prononcer.) Une vouivre…

Un silence s’ensuivit. La suspicion se propagea à travers les trente personnes présentes, comme une vague, si nettement que Cornélia put la voir à l’œil nu. Tous les regards se posèrent sur le cadavre du pauvre Emilio.

– Le chef va mal en ce moment, dit un jeune homme d’une voix lente. Il a besoin d’viande humaine pour se remettre, p’têtre ?

– Il s’est isolé dans le Berliet il y a dix minutes, renchérit un autre. Il fait jamais ça…

– Une vouivre, j’crois qu’ça mange des humains. Genre, que des humains. Ça vient vers toi, ça te séduit, tout doucement, et après… crac.

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