60 - Les chevaux du métro

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Impuissant, Aaron les écoutait surenchérir, regardait monter la méfiance et les soupçons. Il vibrait d’énervement, mais ne bougeait pas. Cornélia comprenait son dilemme. Que valait la parole d’un crocotta pour défendre une vouivre ? Tous, ici, savaient qu’Aaron étaient l’âme damnée de son chef. Leur remettre les pendules à l’heure, c’était jeter de l’huile sur le feu. Aaron finit pourtant par le faire :

– Arrêtez de dire des conneries ! Vous avez pas honte d’accuser celui qui vous paie ? Celui qui vous nourrit et qui vous maintient en vie ! (Certains boyards reculèrent en grommelant.) Vous pensez quoi, que vous êtes son garde-manger personnel ? Non mais ça va pas bien !

D’un geste furieux, il désigna les centaines de nivées qui patientaient sagement. Les plus proches tendaient le cou pour essayer de comprendre la scène.

– Vous servez à protéger ceux-là ! Pas à vous faire bouffer, putain ! Le chef mange des rations comme tout le monde, vous l'avez déjà vu faire ! Alors maintenant, reprenez votre place et que ça saute ! Elijah, ramasse Emilio et amène-le aux hydres ! (Le boyard obéit sans rien dire.) Merci.

Les boyards se dispersèrent, lançant de sales regards à Aaron. Cornélia remarqua alors un fait assez rare pour la surprendre : Iroël était là. Il se tenait en retrait, comme elle, et contemplait la scène d’un air sombre. Lorsqu’elle s’approcha de lui, il ne la regarda pas. Il lui dit simplement, sans quitter le cadavre du regard :

– C’est pas une vouivre. C’est pas Aegeus. Je sais qui a fait ça… et je pense que lui aussi, il le sait.

***

– C’est par ici ? Tu es sûr ?

Le squonk opina avec véhémence. Il avait mené Blanche à l’extérieur du Kremlin ; ils progressaient au ras des voitures, sur leurs gardes. La petite nivée craignait les oiseaux qui tournoyaient dans le ciel et Blanche, quant à elle, avait peur de voir jaillir du sol les étranges serpents de cuivre. Mais pour l’instant, aucun incident n’était à déplorer. Peut-être fallait-il rester plusieurs minutes au même endroit pour qu’ils commencent à sortir de terre ; peut-être la suivaient-ils sous le bitume, sous la surface, en attendant le moment propice…

– Il y a de plus en plus d’oiseaux, grommela-t-elle en levant les yeux.

Perchés sur les toits et les murets, des dizaines de pies, de corbeaux et de colombes, tous en métaux précieux, suivaient leur avancée de leurs yeux perçants. De petits moineaux de rubis et d’or formaient des rangs sur les réverbères. Loin dans le ciel, un rapace à grande envergure tournait au-dessus de Blanche, formant des cercles calmes comme ceux d’un vautour.

– J’aime pas ça du tout. Ce sont peut-être des espions de Midas ? Et s’il pouvait voir par leurs yeux ?

Le petit squonk s’arrêta de trottiner. Il se tourna vers elle.

Non. Alicantos, pas Midas.

De sa petite patte, il désigna la grande avenue qui s’ouvrait devant eux.

Alicantos aiment choses qui brillent. Grands chevaux brillent. Grandes bêtes, grandes pattes, brillantes comme le soleil.

Blanche hocha la tête.

– Ah ! Alors c’est bon signe !

La nivée acquiesça. Après quelques minutes de marche, une station de métro fut en vue. Deux grandes arches de béton ciré luisaient doucement sous le soleil, surplombées d’un M gigantesque. Blanche faillit bêtement dire « C’est là ? » à haute voix ; mais au même instant, elle remarqua les gardes.

Ils étaient presque indétectables, rencognés dans les ombres. Deux à l’extérieur du bâtiment, deux sous les arches ; et peut-être d’autres encore. La jeune fille plissa les yeux, tenta de prendre la mesure de toute la scène. Une étrange lueur émanait de l’intérieur. Des dizaines d’alicantos se tenaient perchés sur le bâtiment et des dizaines d’autres entraient et sortaient de la station, filant comme des éclairs dorés sous les voûtes. Les soldats n’y prenaient pas garde. Après tout, ce n’étaient que des oiseaux.

Blanche, elle aussi, allait entrer sous la forme d’un éclair doré.

– Reste ici, murmura-t-elle. Tu sais comment ça se présente, à l’intérieur ? Où sont les chevaux ? Est-ce qu'ils sont attachés ?

Le squonk fit signe qu’il ne savait pas.

Vu entrer, une fois. Grande bête soleil.

– Bon… en gros, c’est l’inconnu. (Elle lui tapota le dessus de la tête.) Cache-toi bien, ne te laisse pas voir par les oiseaux ! Je vais filer à l’intérieur.

La petite nivée attrapa le bas de son pantalon.

Blanche attention. Attention. Gardes méchants.

– Ne t’inquiète pas. Pour l’instant, je vais juste repérer les lieux. (Elle se déshabilla.) Ah oui, et si tu peux surveiller mes affaires...

Le squonk prit une expression ébahie lorsqu’elle jeta ses habits en tas sur le trottoir. Il pensait peut-être que tout cela faisait partie de son corps, comme une deuxième peau. Blanche abaissa son masque sur son visage, sentit le fourmillement familier prendre possession de son corps. L’électricité déferla dans ses veines, comme mille petits éclairs. Elle prit la forme d’une balle de lumière, puis fonça vers la bouche de métro.

Entrer fut d’une facilité risible. Les gardes ne lui prêtèrent pas la moindre attention ; elle était totalement invisible à leurs yeux. Une fois à l’intérieur, elle prit le temps d’observer les lieux.

Eh ben, on est loin du métro puant de Lyon…

Ces tunnels étaient une œuvre d’art à part entière. Des voûtes puissantes, couvertes de moulures sculptées, soutenaient les tonnes de terre et de bitume qui pesaient sur la station. Des encadrements de marbre rouge signalaient chaque bifurcation ; des bas-reliefs de marbre noir longeaient les parois. Le sol était couvert de dalles polies. En l’absence d’électricité, tout cela aurait dû être plongé dans les ténèbres, mais une lumière forte émanait d’un des tunnels, éclairant toute la station. Blanche suivit cet éclat inhabituel.

Elle survola deux escalators figés, descendit encore plus bas dans les profondeurs de la terre. Passa entre de nouveaux gardes, et d’autres encore. Plus elle avançait, moins ils se dissimulaient. Elle les compta au fur et à mesure. Il y en avait au moins dix au total, dont les derniers formaient un cordon à l’entrée d’un quai de métro. Le cœur du raijū, déjà ultrarapide en temps normal, se mit à battre plus vite encore. Les chevaux volés devaient se trouver là, sur ce quai que Blanche ne voyait pas encore. Une lumière éblouissante nimbait les soldats, comme si le soleil lui-même était emprisonné sous terre. Les hommes portaient d’ailleurs des lunettes sombres. Une forte odeur de brûlé commençait à saturer l’air.

Les chevaux ne peuvent pas monter les escaliers, encore moins les descendre… Comment Midas a fait pour les mettre là ?

Blanche se faufila adroitement entre les rangs des gardes, puis s’immobilisa, stupéfaite. Elle avait sa réponse…

Des escaliers ne représentaient certainement pas le moindre obstacle pour ces créatures.

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