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Un être humain n’aurait rien vu, pas dans une telle lumière, mais le raijū ne craignait pas l’incandescence de la foudre – ni la flamboyance du soleil. Blanche discerna d’abord deux silhouettes gigantesques, plus hautes que le plus grand cheval qu’elle ait jamais vu. S’ils n’avaient pas été forcés de se tenir recroquevillés sous la voûte du tunnel, peut-être auraient-ils atteint la taille des hydres du convoi...

Le premier était de couleur sombre, le corps épais, les muscles sculptés comme ceux d’un taureau de combat. Visiblement pas un cheval de course, mais une bête de trait. Ce n'était donc pas l’un des deux chevaux dont avait parlé Aegeus. Blanche virevolta autour de ses jambes, passa sous son ventre sans qu’il puisse détecter sa présence. Un seul de ses sabots gigantesques aurait pu écrabouiller un humain. De lourds bracelets de plomb et de fer le retenaient au sol, fixés à des chaînes démentielles. Le cheval semblait dormir, debout sur ses quatre pattes comme le font les équidés, la tête baissée au niveau du sol. Une tête lourde et carrée, qui semblait taillée à coups de burin.

La créature suivante était d’une blancheur aveuglante ; son pelage ras, luisant comme un miroir, reflétait toute la lumière qui l’entourait en mille nuances irisées. Cette faculté si particulière, Blanche l’avait déjà vue quelque part : sur le corps d’Airavata, l’éléphant aux trois têtes qui pouvait créer des nuages de pluie. Et, comme lui, ce cheval disposait d’une arborescence de têtes. Blanche en compta sept. Sept têtes élégantes et fines, dont la pointe des oreilles était curieusement recourbée vers le haut – un détail caractéristique des races indiennes. Cela, et le tapis de selle brodé de fils d'or, ainsi que le plastron orné de motifs précieux semblables aux bijoux d’Airavata, fit comprendre à Blanche que les deux créatures étaient liées. Issues d’Inde, toutes les deux ?

La bête merveilleuse ne dormait pas. Mais elle restait immobile, les yeux dans le vague, et son seul mouvement était de passer d’une jambe sur l’autre, pour soulager le poids de son corps. Chacune de ses sept têtes portait un licol tressé en fil d’or, et une pierre précieuse de couleur vive sur le front.

Et, en guise de crinières, il portait sept morceaux d’arc-en-ciel.

L’une des têtes portait un arc de lumière rouge, une autre portait le vert, une autre le bleu… Si bien que dans cette posture, avec toutes ses têtes alignées côte à côte, un arc-en-ciel parfait se créait, irisé et scintillant, et se déployait dans tout le tunnel du métro.

Blanche perdit quelques précieux instants à contempler cette vision féérique. Ce faisant, elle redevint visible, et l’une des têtes du cheval blanc la repéra aussitôt. Celle-ci sursauta et roula des yeux, alertant les autres têtes. Blanche se remit vite en mouvement. Elle louvoya entre ses pattes et s’avança plus loin sur le quai de métro, laissant la créature s’agiter derrière elle. De toute façon, la bête ne pourrait pas bouger bien loin : quatre chaînes l’emprisonnaient, une pour chaque patte, comme le premier cheval.

Blanche se souvenait d’un conte russe, lu par le père de Cornélia lorsqu’elles étaient enfant. « Attache ton cheval, mais jamais par la jambe », avait conseillé l’un des personnages au héros. Mais le garçon ne l’avait pas écouté. Il avait attaché sa monture par la patte et, lorsqu’il s’était retrouvé menacé de mort un peu plus tard, le cheval avait désespérément lutté contre son entrave pour venir à son secours. Il avait fini par s’arracher la jambe pour aller sauver son maître en boitant. Après cela, plus jamais il n’avait couru comme le vent.

Midas connaît les mythes, songea Blanche, désabusée. Il sait comment contenir des chevaux, même aussi puissants que ceux-là…

Mais que pouvait-il bien faire de ces créatures ? Les sortait-il parfois ? Les chevauchait-il ?

Peut-être une fois tous les millénaires, pour épater les autres immortels… Ou peut-être sont-ils des otages ?

Plus loin sur le quai, tout près des rails, elle trouva un étalon bien différent. Celui-là était presque à taille humaine ; il aurait tout de même fallu empiler deux Blanche pour pouvoir atteindre son dos. Il avait la croupe puissante, le pelage gris sombre comme l’orage. Et la crinière taillée à la mode fjord, en une brosse courte parfaitement régulière qui mettait en valeur son encolure musclée. Son dos semblait étrangement long, bien plus que celui d’un cheval ordinaire, et Blanche en comprit vite la raison : au lieu de quatre pattes, il en avait huit.

Elle se figea, saisie d’excitation. Elle connaissait cette légende-là ; elle y avait rêvé de nombreuses fois étant enfant. Elle avait imaginé être emportée sur son dos, au travers du ciel, rapide comme l’orage ou le vent du Nord…

Sleipnir ! La monture d’Odin !

Sous sa forme humaine, elle aurait sans doute laissé échapper un couinement surexcité, comme une groupie devant sa star préférée. Les huit pattes de Sleipnir tressaillirent, faisant tinter les lourds anneaux de plomb qui les enchaînaient. Qui va là ?

Blanche sursauta. Elle s’était encore rendue visible sans le vouloir. La panique la submergea ; peut-être aussi le ravissement anxieux de voir pareille légende s’adresser à elle et attendre une réponse. Elle s’enfuit à la vitesse de l’éclair. L’étalon roula des yeux nerveux en discernant le scintillement électrique près de lui.

Mais Blanche l’avait déjà oublié.

Un tonnerre d’aboiements venait de s’élever dans le silence, la faisant sursauter. Le son était un peu étouffé, comme si une meute entière se trouvaient enfermée quelque part sous terre… Elle finit par comprendre que le bruit provenait d’une autre bête. Une bête stupéfiante, plus encore que Sleipnir.

La créature se trouvait en contrebas du quai, enchaînée sur les rails du métro, et n’avait rien de commun avec les autres prisonniers. Elle était perchée sur quatre pattes de cerf, longues comme des échasses. Son corps évoquait celui d’un léopard, souple et couvert d’ocelles noires et fauves ; mais elle avait un long cou écailleux et une tête aux yeux pâles, qui semblait presque celle d’un serpent. Et les aboiements venaient d’elle. Pas de sa bouche, car elle était muselée par une chaîne… mais des profondeurs de son ventre. Comme si elle avait avalé une meute entière, qui était restée en vie dans ses entrailles.

Le raijū la contourna avec précaution. Chacune de ses pattes étaient ficelée aux rails, ce qui l’obligeait à garder le corps arqué. La colère envahit Blanche devant cette vision. Depuis combien de temps Midas les gardait-il tous ainsi ?

Investie de sa mission, plus encore qu’au début – il fallait que quelqu’un libère ces pauvres bêtes – elle remonta de l’autre côté du quai.

Et elle les trouva enfin. Alsvinnr et Árvakr. Les coursiers célestes, ceux qui tiraient le char du Soleil.

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