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Tadaa ! Aujourd'hui, c'est l'heure de la grande révélation ! Qui donc dévore les boyards depuis le début du tome 2 ? Faites vos jeux, la réponse arrive :D

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Elle les distinguait à grand-peine, car leurs contours étaient flous, brouillés par les vagues de lumière qui émanaient d’eux. On aurait dit qu’un dieu les avait modelés dans des morceaux de soleil. En guise de crinières, ils portaient des rayons brûlants qui se déployaient jusqu’à la voûte du plafond, comme des éventails. Une grande chaleur se dégageait d’eux, étouffante comme celle d’un incendie. Sous leurs sabots incandescents, le quai brûlait sans fin : c’était de là que provenait l’odeur forte du béton cuit et recuit par la braise. Ils avaient l’allure de poneys de sport : petits de taille, mais compacts et musclés comme Sleipnir. Blanche devina que malgré leurs pattes courtes, ils étaient capables de bondir puissamment et de filer comme le vent.

Enfin, ils en seraient capables, une fois débarrassés de leurs entraves.

Contrairement aux autres, ils la remarquèrent tout de suite, malgré sa vitesse de raijū. L’un d’eux piaffa, faisant tinter ses chaînes, et se tourna vers elle.

Qui ? Qui va là ?

Elle ne distinguait rien de sa silhouette, pas même un œil : il n’était que lumière d’or. Pourtant, elle le comprenait parfaitement.

Je suis un raijū, répondit-elle. Je vais vous sortir de là.

Il valait mieux ne pas leur donner sa véritable identité. S’ils avaient su qu’elle n’était qu’une petite humaine, ils ne lui auraient accordé aucun crédit.

Sortir ?

Cette fois, les deux piaffèrent. Leurs sabots firent jaillir des étincelles sur l’asphalte.

Depuis combien de temps êtes-vous là ?

Longtemps, répondit l’un d’eux. Siècles.

Millénaires, renchérit l’autre.

Il s’ébroua, sauta sur place dans ses chaînes, les muscles tendus ; sa crinière solaire lécha le plafond, faisant danser des ombres dans les tunnels du métro.

Sortir. Sortir !

Si je vous aide à sortir, promettez-moi de me suivre, se dépêcha de dire Blanche. Vous aurez une dette envers moi.

Ils trépignèrent, réticents. Au lieu de répondre, ils ancrèrent toutes leurs forces au sol et tirèrent sur leurs entraves, si puissamment que le métal grinça. Des miettes de béton éclatèrent quand le socle bougea. Blanche crut qu’il allait céder. C’était pourtant un énorme plot de plomb qui devait peser deux ou trois quintaux. Alsvinnr et Árvakr tiraient, tiraient d’un seul et même élan, leurs gestes si incroyablement accordés qu’on aurait cru voir un seul cheval dédoublé, et non deux. Malgré tout ce temps passé enfermés, ils restaient les chevaux d’attelage les plus parfaits au monde. Plus ils forçaient, plus ils brillaient, et plus la fournaise augmentait. Si Blanche avait été sous sa forme humaine, elle aurait peut-être été brûlée vive. Au fil des siècles, ce brasier avait craquelé tout le quai, ainsi que le plafond et les murs.

Elle réalisa d’un coup à quel point ils étaient puissants et séculaires. Avec ses dix-huit ans et son petit masque de raijū en plastique, elle n’était qu’un fétu de paille face à eux. Pour la première fois, la peur la submergea.

« Si elle les libère, ils vont tout cramer sur leur passage… C’est du suicide. »

Elle prit sa décision.

Je reviens. Je reviendrai vous libérer ! Ne bougez pas.

Comme s’ils pouvaient bouger !

Elle se détourna d’eux, quitta le tunnel et fusa vers la surface. Il y avait trop de créatures à sauver, trop de gardes ; elle avait besoin d’en référer à son supérieur pour savoir comment s’y prendre.


***

Il suffit de quelques secondes à Blanche pour retrouver le convoi. Il suivait toujours le fleuve, mais du côté de Midas, cette fois. Elle chercha Aegeus sans succès. Il n’était ni parmi les trois cents nivées de la longue cohorte, ni en tête du convoi comme à son habitude. Seul Aaron se trouvait là, débordé, occupé à crier des ordres.

Blanche lui tourna autour, étonnée. La fureur du garçon l’intrigua. Une goutte de sueur coulait le long de sa tempe et son visage débordait de rage, en train de hurler sur un soldat qui n’en demandait pas tant. Que s’était-il passé ? Pourquoi tous les boyards étaient-ils rassemblés autour de lui ? Pourquoi le convoi était-il à l’arrêt ?

Elle comprit en voyant le corps.

Il n’en restait pas grand-chose : Elijah pouvait le porter tout seul alors que de son vivant, le défunt avait dû peser bien plus lourd que lui. Elle l’observa déposer le cadavre devant les hydres. Les créatures le partagèrent équitablement ; les six têtes du bébé se disputèrent un peu. Un frisson de nervosité parcourut le corps du raijū.

Encore un meurtre, songea Blanche. Cette fois, c’est clair pour tout le monde que ce n’est pas Oupyre.

Cornélia et Iroël se tenaient à l’écart. Sa sœur était pâle. Blanche la frôla en passant, vive comme l’éclair. Où était Aegeus ? Il était toujours là lorsqu’une crise semblable se produisait. Il ne pouvait pas laisser Aaron gérer ça tout seul. Hormis Beyaz, Danaé, Elijah, Gaspard et Mitaine, les boyards ne respectaient pas le changelin ; ils le craignaient seulement. Et cela ne suffirait pas à maintenir le calme.

Je le trouve pas… Il a disparu ou quoi ?

Elle fusa entre les camions militaires, contourna l’énorme masse du Liebherr. Et elle finit par trouver Aegeus.

Il se tenait entre le Liebherr et le Berliet, caché dans un passage étroit entre ombre et soleil, surplombé par la hauteur des deux camions. Et il n’était pas seul.

La kitsune se trouvait avec lui.

Stupéfaite, Blanche se faufila entre eux deux, les observa de plus près. L’air furieux, Aegeus s’appuyait un peu sur l’échelle de secours du Liebherr, comme pour s’aider à tenir droit sans vouloir le montrer. Depuis Midas, son dos s’était couvert d’écailles, et son torse commençait à faire de même. Dévorée par la curiosité, Blanche se propulsa deux mètres au-dessus de lui, se changea en une petite balle de lumière et se posa sur l’un des barreaux de l’échelle. Cachée là, elle s’immobilisa et laissa le temps reprendre son cours. Aegeus se remit à bouger et à parler ; la kitsune, elle, restait immobile comme une statue majestueuse.

– Tu n’as donc aucune jugeote ? était-il en train de lui crier.

Il « criait » à voix basse, ce qui confirma à Blanche qu’ils se cachaient bel et bien.

– Quatre boyards ! Quatre ! Tu veux me dépouiller de tous mes effectifs ? Tu agis comme un renard dans une basse-cour, sans aucun discernement !

La stupeur envahit Blanche.

– Tu les as engagés pour cela, répliqua la kitsune de sa voix mélodieuse.

– C’est faux. Ils sont là pour vous protéger, toi et tous les autres ! Et ce, avant toute autre chose !

Un sourire cynique échappa à la kitsune, dévoilant deux canines pointues. Sur ses cheveux noirs, sa coiffe précieuse brillait au soleil, portant le petit crâne blanc de renard.

– Quelle plaisanterie. Nous sommes amplement capables de nous protéger par nous-mêmes. Tu m’as dit avoir engagé des boyards supplémentaires pour nous, je ne fais que profiter de ce que j’ai déjà acheté. Mon aïeule et moi avons payé pour profiter des ressources de ce convoi. Toutes ses ressources.

Blanche les dévisageait tous les deux, la vouivre et la kitsune, sans y croire.

– J’ai prévu des effectifs supplémentaires, mais ils doivent tenir tout le reste du voyage ! siffla Aegeus. Tu ne vois pas que tu dois te contenir ? Tu ne prends même pas la peine de cacher les corps ! À croire que tu le fais exprès.

La jeune femme cessa de sourire.

– Ce n’est pas moi. Mon aïeule est ma priorité. Elle est âgée, elle souffre beaucoup de ce voyage ; il lui faut prendre des forces régulièrement.

– Qu’elle mange des rations militaires, comme tout le monde !

– Cela n’a rien à voir avec la viande humaine, tu le sais très bien !

Leurs regards s’affrontèrent, aussi différents que le jour et la nuit.

– Manger des rations, comme toi ? ajouta la jeune femme. Une vouivre qui galvaude sa nature, qui protège les primates au lieu de les dévorer ! (Une quinte de toux fit ployer Aegeus.) Et regarde où cela te mène !

C’était une toux caverneuse et sifflante, aigüe comme si des écailles tentaient de sortir de la gorge d’Aegeus – ce qui était certainement le cas.

– Ça n’a rien à voir, gronda-t-il en reprenant son souffle. Je suis coincé dans ce corps depuis trop longtemps. Si la même chose t’arrivait, tu cracherais des poils de renard, puis des os, et tu finirais par mourir, étouffée par ta double nature !

– Voilà donc ce qui t’attend ? répliqua la kitsune. Arriverons-nous au moins à bon port avant que tu ne meures ?

Aegeus la toisa. Il éluda :

– Ne touchez plus jamais à un de mes boyards. Si vous devez le faire, en cas de force majeure, cachez le corps loin du convoi. Je ne veux plus que mes hommes tombent sur les restes de vos repas. (Ses yeux brûlaient comme deux flammes froides.) Et si tu dévores l’un de mes hommes de confiance, crois-moi, tu le regretteras.

La renarde soutint son regard.

– Ceux qui t’ont accompagné chez Midas ? Je ne tuerai pas ceux-là. Ils nous ont protégés des archanges ; ils se sont sacrifiés pour nous tous. Mais les autres ne valent rien.

Elle tourna les talons, dans le mouvement de sa chevelure qui ondoyait comme une rivière noire. Aegeus lui lança :

– Ils ne valent peut-être rien, mais ils ont quarante armes à feu et savent parfaitement s’en servir. Prends garde à ce que tu fais. Pour toi, et pour ton aïeule.

Un rire brillant et poli comme des perles de nacre échappa à la kitsune.

– Est-ce une menace de ta part ?

Aegeus ne répondit pas tout de suite. Alertée par ce silence, la jeune femme se retourna vers lui.

– Pas de ma part, dit-il enfin. Pas de la mienne… Plus vous tuez, plus les boyards s’agitent, et je n’aurai bientôt plus la force de les faire obéir. Ce convoi risque de se changer en poudrière. Il suffira d’une étincelle pour qu’ils s’en prennent à nous.

La renarde le contempla, sans rien dire, comme si elle prenait la mesure de toute la dangerosité de sa place de chef.

– Tu n’aurais pas dû leur confier ta vraie nature, dit-elle doucement. C’était une erreur. Il faut en dire le moins possible aux humains, car le mot de trop se retourne toujours contre nous.

Elle s’en alla à petits pas, drapée dans son élégance habituelle.

– Tu le paieras tôt ou tard, prophétisa-t-elle. Quant à moi, je n’ai aucune crainte. Le nom de kitsune nous va à la perfection ; ils ne découvriront jamais notre réelle identité.


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