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Blanche mit un certain temps à reprendre ses esprits. Elle observa Aegeus monter l’échelle du Berliet, laborieusement, puis disparaître à l’intérieur de la benne. Allait-il se reposer dans l’un des hamacs ? L’image était si incongrue, venant de lui, que Blanche faillit le suivre discrètement pour vérifier.

Il souffre vraiment du manque de son orbe, songea-t-elle. Plus que ce que je pensais possible…

Elle n’aimait pas ça du tout. Plus il souffrait, plus il se vengerait sur Iroël le moment venu. Ce serait terrifiant. Comment Iroël pouvait-il dormir sur ses deux oreilles en lui faisant autant de mal ? N’y avait-il aucune solution qui puisse résoudre leur affrontement sans épandre de sang ? Pour la première fois, elle réalisait que ce n’était pas juste le vol d’une pierre précieuse. C’était une guerre qui les opposait depuis le début, une guerre silencieuse, intime, dont personne d’autre qu’eux ne pouvait comprendre les enjeux.

Plus Aegeus souffrait, moins il serait capable de régner sur le convoi, de maîtriser les boyards d’une main de fer. Il finirait peut-être dévoré par sa propre meute s’il n’était plus capable de la tenir. Une meute dont il perdait le respect jour après jour – avec raison, étant donné ce que Blanche venait d’apprendre.

Nous sommes de la viande… De la viande à nivées. Depuis le début !

Ces deux renardes n’étaient même pas de vraies kitsunes. Qu’étaient-elles, alors ?

Fugacement, Blanche se demanda si Aaron était au courant de tout cela. Jusqu’où s’arrêtait la confiance d’Aegeus ? À partir de quelle limite estimait-il le garçon inapte à le comprendre ? Après tout, Aaron était le plus humain des deux – il était plus proche des boyards que d’une vouivre. Comment aurait-il réagi en apprenant que ses confrères n’étaient que de la chair à pâtée ?

Peut-être le savait-il déjà…

Tourmentée par cette idée, Blanche quitta l’échelle du camion. Elle zigzagua parmi les nivées et repéra vite Aaron. Il surveillait la bonne marche du convoi, qui s’était remis en route. Mais les boyards, même s’ils avaient sagement repris leurs postes, tiraient des têtes de six pieds de long.

Allez, songea-t-elle. Concentre-toi sur ta mission à toi. Oublie ces histoires de vouivre et de kitsune, pense plutôt à Sleipnir et aux autres. On verra le reste après. Tu es éclaireuse avant tout !

Qu’y pouvait-elle, de toute façon ? Elle n’était qu’une petite brindille en comparaison d’Aegeus, de son vécu, de ses plans. Et puis, tout dévoiler à Aaron risquait de la condamner, si le garçon était déjà au courant. Elle non plus ne savait pas jusqu’où placer sa confiance en lui… En tout cas, une chose était sûre : cette confiance avait des limites.

Le garçon était campé sur l’un des camions. Lorsqu’il vit la grande belette noir et or apparaître devant lui, un soulagement fugace passa sur son visage. Il essuya les gouttes de sueur qui perlaient sur son front.

– C’est toi, la naine ? Alors, t’as trouvé les chevaux ?

Elle reprit forme humaine. Au lieu de répondre tout de suite, elle le scruta au fond des prunelles. Était-il au courant pour les kitsunes ? Et pour les effectifs supplémentaires des boyards ? Leurs yeux s’aimantèrent. Une légère rougeur monta aux joues d’Aaron. Alors elle se rappela la petite phrase d’Aegeus :

« Quand on en aura terminé avec Midas, je veux que vous vous envoyiez en l’air une bonne fois pour toutes ! »

Aaron pensait-il à cette phrase-là ? Ils se détournèrent simultanément.

– J’ai bien trouvé les chevaux chez Midas, commença Blanche. Mais il y a d’autres créatures parquées avec eux… Je fais quoi, je les libère aussi ?

Elle se remémora l’étrange bête tachetée comme un léopard, arquée à cause de ses pattes liées aux rails, et espéra que la réponse sera oui. Aaron ferma les paupières un instant, se massa les tempes. Il avait l’air épuisé.

– Aegeus est pas dispo. Il… Il se repose.

– Il se repose ? répéta-t-elle, mimant l’ébahissement. Genre ça lui arrive ?

– Il s’est passé pas mal de choses, grogna Aaron. Les boyards se sont échauffés. On a trouvé un nouveau cadavre, c’est la merde.

Il ordonna tout de suite, pour couper court aux questions qui risquaient d’arriver :

– Dis-moi ce que t’as vu, comme bestioles.

Blanche se força à repenser au métro, aux gardes, à Midas. Elle refit mentalement le chemin parcouru dans la station.

– Il y avait un cheval énorme, costaud. Un cheval de trait, très… carré.

C’était le seul mot qui lui venait spontanément. « Carré ».

– Svadilfari, fit Aaron. Quoi d’autre ?

– Svadilfari ? (Elle écarquilla les yeux.) Le père de Sleipnir ? Le cheval bâtisseur, qui a construit la forteresse des dieux d’Asgard ?

– Oui, lui, confirma le garçon qui n’avait pas l’air surpris. (D’un geste impatient, il lui ordonna de poursuivre.) Grouille, Blanche.

– Il y avait aussi un cheval blanc géant, avec sept têtes, qui ressemblait à Airavata…

Cette fois, une lueur d’étonnement passa dans les yeux d’Aaron.

– Tu as vu Uchchaihshravas ?

– Ouchi… ?

C’était imprononçable. Elle abdiqua et se contenta de vérifier :

– C’est un mythe hindou ? Airavata, c’était la pluie… et lui, c’est l’arc-en-ciel ?

– En gros, grogna Aaron. Ça fait des siècles qu’il a disparu de la circulation. Tout le monde croyait qu’il avait quitté la Strate. Comment Midas a fait pour le capturer ?

– Je me demande surtout pourquoi, grommela Blanche.

Il haussa les épaules.

– C’est un collectionneur. Il aime tout ce qui est précieux et rare. Et les chevaux, dans sa culture, c’est des symboles de puissance.

Blanche se frotta les joues comme un hamster, ce qui était pour elle un tic d’énervement – ou de réflexion, selon les cas. Aaron la regarda du coin de l’œil.

– Quoi d’autre ?

– Il y avait Sleipnir…

– Ça, on savait déjà. Midas l’a capturé depuis quelques temps, il s’en vante partout.

– Et aussi une nivée très bizarre, avec le pelage d’un léopard, des pattes de cerf et un cou de serpent.

Une ride se dessina entre les sourcils d’Aaron. Il se frotta le menton, là où pointait une barbe naissante.

– De serpent… ?

Blanche le regarda faire, extrêmement concentrée, en se demandant si ça piquait d’embrasser un garçon barbu. Ledit garçon claqua des doigts pour la réveiller.

– T’as entendu un bruit bizarre près d’elle ?

– Oui, sursauta-t-elle. Des aboiements. Qui venaient de…

– Son ventre ? acheva-t-il sourdement.

Elle acquiesça.

– Putain, j’y crois pas… T’as trouvé la bête glatissante !

– Glapissante, tu peux dire ?

– Nan. C’est de l’ancien français, ça veut dire la bête qui aboie. (Il lui lança un coup d’œil incisif.) La moitié des chevaliers de la Table Ronde lui ont couru après !

Les yeux de Blanche s’écarquillèrent.

– Hein ? Tu veux dire le Roi Arthur, tout ça ?

Un sourire railleur échappa à Aaron.

– Oui, tout ça. Est-ce qu’elle est muselée ?

Elle hocha la tête. Aaron plongea dans ses pensées ; il resta silencieux plusieurs secondes, l’air de peser le pour et le contre.

– Alors ? rappela-t-elle finalement. Je les libère tous ?

Dis oui, songea-t-elle.

Elle fut exaucée.

– Ouais. Et propose-leur de rejoindre le convoi. Fais ton possible pour les convaincre. (Il se pencha vers elle, un très grand sérieux dans les yeux.) Mais si t’y arrives pas, tant pis, laisse tomber. T’as compris ? Pas la peine de se faire cramer pour ça. S’ils veulent juste se barrer, laisse-les partir.

Un peu impressionnée par son ton austère, Blanche acquiesça en silence. Ses yeux allèrent fixer le sol pour échapper à ceux d’Aaron. Elle finit par dire d’une voix sourde :

– Je sais pas si je vais arriver à les contenir. Alsvinnr et Árvakr, ils sont… forts.

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