Chapitre 8 : Heureusement que Pinocchio n’est qu’un conte pour enfants… Vu ma vitesse de mensonge, c’est en fer que j’aurais fini…
Je fermai les yeux en attendant un hurlement… rien. Je courus rattraper Elana : elle était déjà assise sur mon canapé blanc.
— Tu attendais du monde, Romy ?
— Euh… non.
— Pourquoi il y a trois tasses ?
— Je ne sais pas…
Elana se servit une tasse en me fixant.
— Tu as passé la nuit avec Greg ?
— Oui. Il comatait dans le salon quand je suis rentrée.
— Il y avait qui d’autre ?
Je me sentis mal, puis je me rappelai ma réputation de femme qui rebondit toujours.
— Tom Hardy. On a fait un trio rapide. La troisième tasse, c’était pour lui.
— Romy… je t’en prie ! On sait toutes les deux que Tom Hardy t’a draguée et que tu l’as envoyé promener. Arrête tes conneries et dis-moi qui était la troisième personne !
— Vincent…
Le prénom sortit tout seul. Je m’assis près d’elle, tout en balayant la pièce du regard à la recherche de Dante.
— Encore ?
— Et toujours. Tu connais Vincent…
— Oui. L’homme qui n’abandonne jamais.
Je souris, tasse à la main.
— Romy ?
— Mmm ?
— Désolée d’être cash, mais… tu n’as pas envie d’arracher les vêtements de notre nouveau patron ?
Je recrachai mon café en toussant, m’essuyai en catastrophe.
— Mais ça va pas de dire ça !
— Arrête de jouer la sainte-nitouche. C’est tellement ta came, ce mec ! Cheveux de jais, yeux bleu profond, ses chemises moulées… il doit être musclé… miam. Tu as toujours dit que ce genre d’hommes, c’était le tien — juste que ça n’existait pas.
— On appelle ça un idéal masculin. Ça ne veut pas dire que si j’en croise un, je lui saute dessus.
— Ah ouais ? Moi, je pense que tu es son genre.
— Pardon ?
— Oui. Je l’ai vu hier. Quand il te parle, c’est différent. Sa façon de te regarder dit…
— Dit quoi ?
— Que si vous vous retrouviez enfermés dans un ascenseur tous les deux… il ne ferait qu’une bouchée de toi.
Je la regardai, bouche bée. Elle sourit, se pencha et prit une voix virile :
— Romy… vous ne trouvez pas qu’il fait chaud dans cet ascenseur ? Laissez-moi vous aider à retirer votre soutien-gorge… Miam, quels nichons. Ils ont l’air moelleux… je pourrais goûter…
— Tu es vraiment conne !
Elana explosa de rire. Mes joues rougirent. On frôlait le scénario de la veille…
Mon téléphone vibra sans s’arrêter. Je décrochai.
— Allô ?
— Salut, ma sœur…
— Comment tu vas, Jo ?
— Ça va… J’ai un peu de temps. Tu pourrais passer me voir ? On déjeune ensemble ?
Jo. Mon plus jeune frère. Le plus instable. Nos parents ne sont plus là ; il ne reste que nous. S’il m’appelle, c’est qu’il a besoin.
— Bien sûr. 13 h, chez l’Italien que tu aimes ?
— Oui, je veux bien.
— Je me prépare et j’arrive.
— Je t’aime, Romy.
— Je t’aime aussi, Jo.
Je raccrochai sans sourire. Mon cœur n’était plus à la fête.
— Elana, je vais te demander d’y aller. J’ai rendez-vous avec mon frère.
— Bon courage, Romy. Si tu as besoin de quoi que ce soit…
— Merci.
Je refermai la porte derrière elle, posai mon dos contre le battant, essayant de reprendre mon souffle. Toute mon énergie allait passer dans Jo. Ce n’est pas grave. Il est mon sang. Je l’aime.
Je pris une tasse sur la petite table : elle m’échappa et se brisa. La porcelaine fêla la vitre.
— Romy ?
Je sursautai. Le coup de fil m’avait fait oublier Dante.
— Je suis désolée… Je pensais être seule.
— Tu as besoin d’aide ?
— Non, rassure-toi… J’aimerais être seule.
— Je comprends.
Il s’éloigna. Quand la porte claqua, je laissai mes larmes couler.
Les yeux embués, j’agis comme une automate : nettoyer, ramasser les éclats. Puis salle de bain : un gant de crin, frotter trop fort, jusqu’au sang. Je ne pouvais pas hurler. Il fallait que ça sorte, d’une façon ou d’une autre.
Douche. Maquillage rapide. Lisseur branché. Dressing.
Une robe noire de printemps, longue, fente discrète. Il faisait frais : un petit pull gris, manches longues et court. Parfum. Sac, téléphone, clés.
Le chauffeur arriva au moment où je franchissais la porte. Timing parfait.
Moins de vingt minutes plus tard, 13 h tapantes. Joseph m’attendait devant un parterre de fleurs, cigarette au bec. À cet instant, j’aurais tout donné pour en griller une. Je le rejoignis.
— Joseph !
— Ah, Rose-Marie. Tu m’as manqué.
Mon vrai prénom. Le seul autorisé à l’utiliser : mon frère.
— Tu as faim, Jo ?
— Tu as oublié que j’ai toujours faim, ma sœur.
Terrasse. Le serveur prit nos commandes. Jo aurait avalé la carte entière.
On déjeuna en parlant de tout et de rien. À chaque cigarette qu’il allumait, je vacillais un peu plus. J’avais arrêté pour ma santé. Jamais prétendu avoir une volonté de fer.
Au dessert, un gamin s’approcha.
— Excusez-moi, madame.
— Oui ?
— Je sais que vous déjeunez avec votre fils, mais si je ne tente pas… Je vous trouve charmante et comme je n’ai pas vu d’alliance, je me suis dit que…
Jo frappa la table, sourcils froncés, et se leva.
— C’est ma sœur, fils de pute !
Le type leva les mains, recula.
— Merde ! Désolé, frérot… C’est juste qu’elle est super belle et elle a l’air dispo.
— Tu insinues que ma sœur ressemble à une pute ?
Le gamin blêmit. Les poings de Jo se serrèrent. Je me plaçai devant lui.
— Tu débutes dans la vie. Premier conseil : quand une femme est avec un homme, n’approche pas. Tu ignores qui il est pour elle.
— Désolé, madame.
— Et évite de t’attaquer aux femmes de mon âge : nous sommes les plus épanouies. Contrairement aux gamines de ta génération.
La colère de Jo me percutait dans le dos. J’enchaînai, tranchante :
— Et la prochaine fois, attends d’avoir mué avant de vouloir une vraie femme. On n’a pas de temps à perdre.
Le serveur l’attrapa et l’éjecta. Je pris les bras de mon frère.
— Joseph ?
— Ça va. Il m’a mis la haine, cette grosse merde.
— On s’en fout. Regarde : glaces de dingue.
— Romy…
Je relevai la tête. Jo sortit un dossier de son sac. Je savais. Je pris le carton sans l’ouvrir. Mâchoire crispée.
— Combien ?
— 13 500 euros.
Je sortis mon téléphone.
— Je te fais un virement de 5 000.
— Romy, mes dettes sont à 13 500. Tout est dans le dossier !
— Je ne suis pas ta banquière, Joseph. Je n’ouvre pas parce que je sais ce qu’il y a dedans : des merdes à crédit. Tu t’es coincé tout seul.
— La somme que tu me demandes n’est même pas la moitié de ton salaire. Tu es proprio, et…
— STOP, JOSEPH !
J’avais crié. J’évite d’ordinaire. Mais là, mes nerfs lâchaient.
— Je n’ai pas le salaire que tu crois. Si j’étais si riche, j’aurais pris mon appart cash ? Je paye ton loyer. Toutes les semaines, je fais livrer de quoi remplir tes placards. Je t’ai seulement demandé de gérer tes factures. Même ça, tu n’y arrives pas ? Alors dis-moi la vérité : comment tu peux devoir autant ?
Jo se rassit, alluma une cigarette, fuyant mon regard.
— J’ai essayé de me débrouiller. J’ai emprunté.
— À qui ?
— Tu n’as pas envie de savoir.
— À qui tu as emprunté ce putain de fric ?!
Je protège mon frère depuis toujours. Mais là…
— À nous !
Je me retournai. Cinq types. Des masses. Ceux qui te font changer de trottoir. Je les connaissais. Très bien.
Je me redressai, rempart entre eux et Jo.
Ils me toisaient, rictus aux lèvres. Seul l’un d’eux, cigarette au bec, se taisait. Cheveux blond foncé plaqués en arrière, yeux bleus. Il avança.
— Bonjour, Romy.
— Liam…
Mon premier amour. Amour d’adolescence secret, jamais allé “plus loin”. Puis plus tard, adultes… passion sexuelle impossible. On ne pouvait pas être un couple.
Je me souvenais d’un soir de ma vingtaine : vodka, rupture minable, ghostée par Dave. J’étais une épave. Liam m’avait ramassée, couchée, bordée. Gentleman. Et le reste… à enterrer.
— Ton frère a fait un crédit conséquent.
— Combien ?
— 250 000.
— PARDON ?!
— Il te parle avec les intérêts, Romy. J’ai emprunté 175 000, répondit Jo.
Je haussai un sourcil si haut qu’il effleura ma racine de cheveux.
— Elle est où ?
— Tu veux dire : il est où l’argent ?
— Non, connard. Elle est où, la baraque que tu as achetée avec ?
Silence. Le mot « connard » lui resta en travers, surtout devant les gangsters. Je respirai, me plantai dans les yeux de Liam.
— Tu sais que votre gang n’a pas le droit de nous faire crédit.
— Je sais. Mais ton frère a dit que tu étais au courant et que tu te portais garante.
— Et…
— … Bien sûr que non, je ne l’ai pas cru. Le problème, c’est qu’il a traité avec Diego.
Massage de tempes. Évidemment. Diego. Il sait que nos familles ont des différends. Vous n’empruntez pas chez nous, et vice-versa.
Un des caïds, à court de patience, trancha :
— On s’en bat les couilles de tes histoires, la bourgeoise ! On sait que t’es blindée ! Tes autres frères sont pas là pour te protéger ! T’as deux jours pour payer ! Capisce ?!
Je ricanais.
— La bourgeoise ? Dan, je sais que t’as pas dépassé le CE2, mais ne me surestime pas. Tu penses vraiment que j’ai 250 000 dans la poche ?
— Je m’en branle ! Ton frère a emprunté, on veut le blé !
— MAIS TU M’ÉCOUTES QUAND JE TE PARLE ? Tu veux que je te le sorte d’où ?
— Vends ton cul s’il faut. Au plus offrant. Mais on veut l’argent !
Je m’avançai. Dan et moi avions été à l’école ensemble. Même s’il me dépassait d’une tête (merci mes talons).
— Je rêve ou tu viens de me dire d’aller faire la pute ?
— Tu rêves pas, Romy. Fais le trottoir, je m’en fous. Je sais que tu feras pas de dinguerie : tu tiens trop à ta carrière et à ton casier vierge. Et surtout…
Il attrapa mon poignet, serra. Sourire malsain.
— Depuis “ton accident”, tout le monde sait qu’Elle Driver est à la retraite. Plus grand monde te craint, madame “je passe entre les mailles”.
Il n’avait pas tort. Et pourtant… ce n’était pas l’envie qui me manquait de lui coller une droite.
D’un geste sec, il lâcha. Liam s’interposa.
— Stop, Dan. Romy n’est pas une personne comme les autres. Je prends le relais.
— Attends, Liam…
— J’attends rien. Si Samuel apprend comment t’as parlé à sa sœur, tu crois qu’il se passera quoi ?
Dan tressaillit. L’effet du prénom. Je souris, carnassière.
— Écoute-le, Dan. Il me faudrait une minute pour joindre Sam. Toi comme moi savons que la patience de mon frère n’est pas infinie. Que penserait-il, s’il apprenait que tu as dit à sa sœur chérie d’aller vendre son cul pour une dette que vous n’aviez pas le droit de contracter ?
Il se mordit les lèvres. Il mourait d’envie de m’insulter et de me frapper. Liam coupa court :
— Je t’appelle dans la semaine, Romy.
Je ne répondis pas. Il n’avait pas mon numéro. Mais s’il le veut, il l’aura.
Dan cracha à mes pieds et s’éloigna. Quand la bande fut hors de vue, je me tournai vers Jo, écarlate. Ma main partit toute seule. Il encaissa.
— Je suppose que je la mérite…
— Tu m’as foutue dans la merde. Je me fous de ce que tu as fait de l’argent. C’est moi qui vais payer. Pas Gaspard — moi. Tu as voulu l’atteindre, mais ni lui, ni Samuel ne sont là. Il reste nous. Je fais tout pour toi, Jo.
Il ne répondit pas. Parce que j’avais raison. Il pensait que la bande de Diego harcèlerait Gaspard, notre grand frère, le plus grand voyou du pays. L’homme le plus recherché de France. Sauf que Gaspard avait quitté le territoire depuis belle lurette, planqué là où l’extradition n’existe pas — son business continuant ici. Gaspard avait humilié Diego plus d’une fois. Jo venait de briser la pseudo-paix qui régnait avec son crédit.
— Tu t’inquiètes pour rien, Romy.
— Pardon ?
— Liam est tellement fou de toi qu’il laissera jamais personne t’atteindre.
Je levai mes poignets à hauteur de son visage. Les cicatrices blanchâtres parlèrent pour moi. Jo se tut.
— Tu te rappelles comment je les ai eues ? Tu te souviens de quelle manière c’est arrivé ? Ce jour-là, je t’ai juré que plus jamais personne ne t’approcherait. Je ne peux plus me battre. Tu comprends ? Tout le monde est au courant. C’est un miracle si je peux encore me servir de mes mains !
— Romy…
— Non. Là, tu es allé trop loin. Tu le détestes, tu veux le blesser, mais c’est moi que tu as touchée. Quand est-ce que tu vas comprendre qu’il est intouchable ?
Il tenta de me retenir. Je me dégageai. Trop, c’est trop.
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