Chapitre 22 - Partie 1

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LUNIXA


  Mes mains ne cessaient de trembler. Alors que Kalor était parti depuis plusieurs minutes, je n'étais toujours pas parvenue à en retrouver le contrôle.

  La vérité allait éclater au grand jour.

  J'avais cru qu'Arès en serait la raison, qu'il finirait par me reconnaître et que ma véritable identité serait révélée. Mais en fin de compte, il n'en aurait pas le temps. La naissance de mes enfants avait marqué mon corps : il n'était pas assez formé pour endurer un accouchement lorsque je les avais mis au monde, encore moins deux à la suite, ma grossesse m'avait vidée de mes forces et l'arrivée en siège d'Éléonora n'avait fait qu'empirer les choses. Dès que le médecin m'ausculterait, il verrait des cicatrices et comprendrait que j'avais déjà donné la vie ; il ne pouvait en être autrement.

  Le regard chargé de larmes, je jetai un coup d'œil à la fenêtre. Même avec les rideaux tirés, je pouvais voir l'agitation qui régnait à l'extérieur, les allées et venues des soldats en faction autour de la maison. Ils me remarqueraient tout de suite si j'essayais de sortir et me ramèneraient ici. Je n'avais aucun moyen de fuir cet examen.

  Une larme m'échappa et tomba sur le tapis sans un bruit. Pourquoi n'arrivais-je pas à me reprendre, à faire face à ce qui m'attendait ? Je savais depuis le début que mon mariage me mènerait à ma perte. Au lieu de trembler et de pleurer, je devrais m'estimer heureuse d'avoir survécu sept mois, d'avoir eu la chance de passer ce temps avec un homme aussi bon et aimant que Kalor.

  De nouveau sanglots agitèrent mes épaules. La peur enserrait ma gorge si fort que mes poumons n'arrivaient plus à se remplir. Plus que ma mort, c'était ce que la vérité allait faire à ceux que j'aimais que je redoutais. Elle allait condamner mes enfants au même sort funeste et blesser Kalor à un point inimaginable, lui laisser une cicatrice qui risquait de ne jamais se refermer. Ils allaient tous souffrir par ma faute et je ne pouvais rien faire pour les protéger. Rien du tout. Même mettre fin à mes jours avant cet examen ne servirait à rien. Le docteur pourrait toujours m'ausculter une fois morte et son diagnostic ne changerait pas. Tant qu'ils voulaient ôter tout doute...

  Mes mains se figèrent.

  Le doute…

  Ils devaient confirmer mes propos, car ma parole n'était pas digne de confiance : aucune femme souillée affirmerait l'avoir été. Mais si je le faisais... auraient-ils encore besoin de certifier mes dires ?

  Une multitude de sentiments différents m'assaillit à cette pensée. Il n'y avait plus aucun espoir pour moi : je dansais avec la mort depuis des années et, d'une manière ou d'une autre, notre valse s'arrêterait aujourd'hui, quoique je fasse. Revenir sur mes mots et affirmer avoir été déshonorée ne changerait rien non plus pour Kalor ; sa douleur risquait même d'augmenter et il s'en voudrait de ne pas avoir pu me protéger. Cependant, de tels aveux pouvaient sauver mes enfants.

  De nouvelles larmes glissèrent sur mon visage.

  Je suis désolée, Kalor.

  L'idée de le faire souffrir m'était insupportable. Elle me retournait l'estomac et écrasait mon cœur jusqu'à ce qu'il n'en reste rien. Mais s'il y avait une chance, aussi infime fût-elle, d'empêcher Alexandre et Éléonora de me suivre dans la tombe, je devais m'en saisir.

  Il ne restait qu'un problème à ce plan : ma marque royale. Si je ne faisais rien, ceux qui me prépareraient pour l'enterrement la verraient et mes efforts seraient réduits à néant. Il y avait toujours la possibilité que le Roi décide de garder mon identité sous silence, pour éviter tout incident diplomatique, mais rien n'était moins sûr. Je ne pouvais prendre ce risque.

  Résignée, je posai les yeux sur le feu dans l'âtre, ses flammes dansantes, envoûtantes... chaleureuses ; comme Kalor. Je secouai la tête pour chasser son visage de mon esprit, avant que ma résolution flanche, puis me concentrai sur le brasier. Les marques royales n'étaient pas de simples taches de naissance : leurs lignes formaient un dessin sur notre peau qui s'étendait dans notre chair, jusqu'à l'os. Cette particularité faisait du feu le seul moyen de les rendre méconnaissables pendant un moment. Puisque les mises à mort étaient rapides en cas de condamnation pour relations extraconjugales, ma peau et ma marque ne devraient pas avoir le temps de cicatriser si je me brûlais la cuisse maintenant.

  Mon corps se mit à trembler lorsque je me levai et une vague de nausée me gagna. Prenant sur moi, je m'approchai de la cheminée, puis saisis la pelle à cendres. Mon estomac se noua : elle était tout juste assez grande pour couvrir ma marque. Peut-être aurais-je besoin de l’appliquer deux fois sur ma peau. Après de longues secondes d'appréhension, je la plongeai dans le brasier ardent.

  La porte s'ouvrit au même moment.

  Paniquée, je tressaillis et lâchai le manche. La pelle tomba dans un bruit métallique qui emplit toute la pièce. Sur le pas de la porte, Kalor se figea, les yeux rivés sur moi.

  –Lunixa ?... Que fais-tu ?

  –Je...

  Je jetai un rapide coup d’œil à la pelle, toujours au milieu des flammes.

  –Recule, m'ordonna-t-il d'une voix tendue. Éloigne-toi tout de suite de la cheminée.

  –Mais la pelle...

  Je me penchai pour la ramasser. Kalor apparut devant moi dans la seconde et referma sa main autour de mon poignet. Un battement plus tard, nous nous trouvions dans un coin de la pièce, à l'opposé de la cheminée. Je n'eus pas le temps de m'en remettre qu'il me força à relever la tête. Mon cœur se serra en voyant la profonde inquiétude qui se reflétait dans ses yeux ; la culpabilité écrasa ma poitrine. Qu'est-ce qui m'avait pris de vouloir me brûler maintenant, alors qu'il aurait pu revenir à tout moment ? S'il était arrivé une minute plus tard, il m'aurait trouvée avec une pelle à cendres en fer forgé chauffée à blanc sur la cuisse. Comment aurais-je pu lui infliger une telle chose en plus du mal que j'allais déjà lui faire ? Jamais il n'aurait été capable d'effacer cette image de son esprit. Honteuse, je baissai les yeux.

  –Lunixa ?

  –Je voulais juste agiter les braises, murmurai-je.

  –On utilise le tisonnier pour ça, intervint une femme, pas la pelle.

  Cette voix inattendue pétrifia mon corps. Kalor se tourna sur le côté et dévoila la personne que sa stature avait jusque-là dissimuler. Une femme à la peau café et aux cheveux brun frisés, regroupés dans un énorme chignon, qui rangeait l'accessoire à foyer sur le serviteur.

  –Fr... Freyja ?

  Elle me fit face. Son regard me détailla des pieds à la tête avant de plonger dans le mien.

  –Princesse.

  –Que... Qu'est-ce que... (Mon attention passa d'elle, à Kalor, pour revenir sur elle.) Que fais-vous là ?

  –Magdalena lui a demandé de venir, répondit Kalor. Elle s'est dit qu'on pourrait avoir besoin de son aide.

  Sa main passa sur ma joue avec délicatesse. Hésitants, mes yeux se décrochèrent de Freyja pour venir se poser sur lui. Un sourire presque imperceptible souleva ses lèvres.

  –La laisserais-tu t'examiner ?

  Je cillai plusieurs fois.

  –Pardon ?

  –C'était idiot de ma part de te demander de laisser le médecin te toucher après ce que tu as traversé, et je m'en excuse. Je n'aurais jamais dû te forcer la main ainsi. Nous avons autorisé Freyja à le faire à sa place. Qu'en penses-tu ?

  –Avec son pouvoir ?

  Alors qu'une étincelle d'espoir s'allumait dans les ténèbres qui m'entouraient, un rire sans joie échappa à l’intéressée.

  –Si je m'étais présentée en tant que Guérisseuse, ils m'auraient emmenée sur la place du village pour une exécution en bonne et due forme plutôt qu'auprès de vous, déclara-t-elle, mauvaise. Ils me laissent vous examiner car je suis une ancienne sage-femme.

  L'étincelle menaça de s'éteindre ; je refusai de la laisser aller et m'y accrochai de toute mes forces.

  –Ce serait quand même possible avec votre pouvoir ?

  Elle acquiesça.

  –Je peux sentir n’importe quelles blessures avec un simple contact.

  Pour la première fois depuis que mes yeux s'étaient posés sur Arès, j'eus l'impression de respirer. Freyja n'avait pas parlé de stigmates. Pouvait-t-elle m'innocenter sans découvrir mes cicatrices ? Me permettre de ne pas blesser Kalor avec un mensonge ou la vérité ? Ou étais-je folle d'imaginer cette possibilité ? D'espérer qu'il restait une chance de ne pas le faire souffrir ?

  Le souffle court, je reportai mon attention sur lui. Jamais je n'aurais cru cela possible avant mon mariage, mais je l'aimais sincèrement, du plus profond de mon cœur. La place qu'il y occupait était presque identique à celle de mes enfants. Alors si j'avais un moyen de les protéger tous les trois...

  Je pris une profonde inspiration.

  –Je... Je veux bien que Freyja m'examine.

  Contre moi, je sentis le torse de Kalor s'affaisser sous le soulagement.

  –Mais uniquement si elle le fait avec son pouvoir, précisai-je d'une toute petite voix.

  Un frisson me traversa à ces mots. Si je me trompais, jamais je ne me le pardonnerais.

  Freyja fronça les sourcils et croisa les bras sur sa poitrine, tandis que Kalor pivotait mon visage vers lui, perdu.

  –Pourquoi cette condition ?

  –Même si c'est une femme, je… je préfère ne pas me dévoiler à elle.

  Il lui jeta un rapide coup d'œil avant de se reconcentrer sur moi, lèvres pincées.

  –Lunixa, il faut qu'elle fasse un prélèvement.

  Mes muscles se crispèrent et la minuscule étincelle que j'avais réussi à entretenir vacilla. Elle allait s'éteindre lorsque Freyja reprit la parole.

  –Je peux réaliser un prélèvement les yeux fermés, assura-t-elle, ce n'est pas un problème. Mais êtes-vous sûre de vous, Princesse ? Pour une raison que j'ignore, mon pouvoir ne fonctionne pas bien sur vous. Si je vous examine de cette façon, vous allez souffrir et vous êtes déjà très faible.

  J'opinai d'un hochement de tête. J'étais toujours terrifiée à l'idée de m'être trompée, mais je devais essayer, pour Kalor. Et puis, ce qu'elle me présentait ressemblait à une douce caresse en comparaison à la douleur que j'aurais ressentie si je m'étais mutilée la cuisse.

  –Très bien, soupira-t-elle. Kalor ?

  Il m'observa un instant, caressant délicatement mon visage.

  –Est-ce vraiment ce que tu souhaites ?

  –Oui, s'il te plaît.

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