Chapitre 32 - Partie 2

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  Coups de pied, coups de poing, blocages, saisies, mises au sol, immobilisations, ripostes... J'exécutais enchaînements, prises, coups et mouvements à un rythme effréné, parais les feintes de mes adversaires, cherchais leurs ouvertures, me relevais en vitesse quand je me retrouvais à terre, écoutais les conseils de l'instructeur... Combattre de façon si intense et remporter duel après duel me fit un bien fou. Chaque victoire chassait un peu plus la tension et le sentiment d'impuissance qui couvaient en moi depuis l'enlèvement de Lunixa. Ceux que je n'avais pu expulser en la vengeant de son ravisseur et que sa fragilité et ses cauchemars entretenaient. Je ne ressentais également plus aucune fatigue.

  –Suivant, soufflai-je en chassant la transpiration de mon front d'un revers de main, tandis que mon opposant se redressait.

  –Mon Prince, vous devriez faire une pause, intervint le commandant. Cela va faire une heure que vous avez commencé.

  Déjà ? Je n'avais pas vu le temps passé.

  Tandis que deux nouveaux soldats approchaient, je m'écartai de la zone de combat et acceptai la serviette ainsi que le verre qu'on me tendit. Au même moment, un mouvement dans l'espace voisin attira mon attention. Portant l'eau à mes lèvres, je me tournai dans sa direction.

  Visiblement, je n'étais pas le seul à m'être levé aux aurores alors que j’avais fait partie des derniers à quitter la salle des jeux : face à un mannequin d'entraînement, le jeune Marquis Marcus enchaînait des séries de coups aussi vifs que précis, se retrouvant parfois avec une arme entre les doigts sans que je l'aie vu la dégainer. C'était impressionnant. J'avais beau l'avoir battu à l'épée la veille, je n'aurais rien misé sur moi lors d’un duel à mains nues ou à lame courte contre lui. Un simple coup d'œil suffisait à comprendre qu'il excellait dans ces deux disciplines.

  Le voir se battre ainsi raviva mes souvenirs de son intervention dans la maison Irigyès. En quelques mouvements, il avait mis le Muraille à terre, puis lui avait volé son pouvoir et l'avait cloué au sol avec un stylet. Sans sourciller. Il avait ensuite torturé le Puissant en l’asphyxiant encore et encore. Sans sourciller. Il les avait également abattus sans démontrer la moindre émotion. Là encore, face à son faux opposant, son visage restait totalement impassible malgré l'effort, comme durant notre duel à l'épée. Pendant les parties de cartes de la veille, il n’avait aussi strictement rien exprimer, même lorsqu'il était en difficulté. Cet homme semblait avoir été taillé dans la plus dur des pierres ; face à une statue, il serait toujours le plus stoïque des deux. Seule la découverte de l'Horloger semblait avoir été suffisamment choquante pour l'ébranler.

  Ainsi que l'interrogation de Valkyria à propos des chanteuses à vaste tessiture.

  Cela avait presque été imperceptible, mais le Marquis avait froncé les sourcils. Pour quelqu'un d'aussi inexpressif, une telle réaction équivalait à une véritable exclamation. Quel élément de la question avait bien pu le perturber ? Monsieur Sangos avait aussi été troublé ; cependant, si je me fiais à la difficulté qu'il avait d'abord eu à soutenir le regard du Gardien, puis au coup d’œil qu’il lui avait jeté après avoir répondu, comme s'il avait craint avoir dit quelque chose de déplacer, le Marquis était le plus concerné.

  Mes interrogations toujours en tête, je reportai un instant mon regard sur le déroulé des combats au corps à corps et remarquai soudain la présence de Monsieur Sanger, debout à l'angle de cet espace d'entraînement. Que faisait un homme comme lui dans un tel endroit ? Il semblait observer les deux soldats au centre avec beaucoup d'attention. Contournant ceux qui assistaient au duel en attendant leur tour, je le rejoignis.

  –Bien le bonjour, Prince Kalor, me salua-t-il d'une inclinaison à mon arrivée.

  –Bonjour à vous, Monsieur. Sans vouloir être désobligeant que faites-vous ici ? Désirez-vous vous exercer ?

  –Moi ? Non, loin de là, déclara-t-il avec un léger rire. Je suis aussi venu m'améliorer, mais contrairement à vous, je n'ai pas besoin de m'impliquer physiquement pour y parvenir.

  –C'est à dire ?

  –Je cherche l'inspiration.

  –Dans un complexe d'entraînement ? m'étonnai-je.

  –Bien sûr. Comment pourrais-je composer un morceau ou un chant en relation avec l'armée ou la guerre sans avoir observé de soldats à l'œuvre ? Là où vous voyez des techniques de combat, des corps transpirants, rougis par l’effort, je vois des mélodies qui accompagnent ces mouvements et l'intensité des duels, qui les représentent à travers la musique.

  Ainsi, il était donc vrai que les artistes pouvaient trouver l'inspiration dans tout ce qui les entouraient ? J'en avais toujours entendu parler, mais n'en avais jamais eu la preuve jusqu'à présent. Ils avaient une vision du monde si différente, comme s'ils vivaient dans une réalité parallèle.

  –Votre combat avec le fils du Général pourrait d'ailleurs être qualifié de muse, reprit-il. Pas une seule fois, je n'ai eu besoin de réfléchir au morceau qui pourrait le représenter, les notes me venaient d'elles-mêmes.

  –Vous m'en voyez honorer, Monsieur.

  Venant d'un compositeur, nous ne pouvions sûrement recevoir plus beau compliment.

  –Tout l'honneur était pour moi, Altesse. Même avec mes yeux de profanes, je suis capable d'apprécier un magnifique duel quand j'en vois un. Vous et le Marquis Marcus êtes des combattants hors pairs.

  –En parlant de lui... commençai-je, mon regard dérivant dans sa direction. Je tenais à m'excuser pour hier.

  Monsieur Sangos fronça les sourcils.

  –Vous excuser ? Pourquoi donc ?

  –La question qu'a posé ma sœur, au sujet des chanteuses avec une voix allant d'alto à soprano ; j'ai senti le malaise qu'elle a engendré. Nous ne savions pas qu'il s'agissait d'un sujet délicat.

  Comme pour appuyer mes mots, sa bonne humeur s'effaça, chassée par un voile peiné. Il baissa les yeux.

  –Ce n'est rien, vous pouviez difficilement le savoir.

  –Sans vouloir être indiscret, puis-je en connaître la raison ? Je ne voudrais pas commettre plus d'impair.

  Une pointe de malaise s'insinua en lui. Son regard dériva un instant vers le Marquis, avant qu'il ne me réponde.

  –Je vous ai dit qu’à Illiosimera, il n'y avait plus assez de femmes bénies d'une telle tessiture pour couvrir les doigts d'une main de nos jours. Mais c’était encore le cas il y a un peu plus de huit ans. La cinquième... était l'ancienne fiancée au Marquis Marcus.

  Prenant une profonde inspiration, je fermai les paupières. Par la Déesse, nous n'aurions pas pu lui poser pire question.

  –Son décès a été une perte pour tout le pays, mais lui a été encore plus touché. Probablement autant que la famille royale.

  Tout le pays ? La famille royale ?

  –Qui était sa fiancée ?

  La tension qui émanait du compositeur s'intensifia. Il ne me répondit pas et garda le silence si longtemps que je crus qu'il n'allait jamais le faire, jusqu'à ce que ses lèvres se remettent en mouvement.

  –C’était la Princesse Artémis.

  Ce nom se répercuta en écho dans ma mémoire. Si je me souvenais bien de ce que m'avait raconté le Prince Náttmörður, il s’agissait de celle qui avait perdu la vie lors d'un accident de carrosse, à tout juste treize ans. Mais...

  –N'était-elle pas fiancée à l'héritier eld'fólkjallais ?

  Monsieur Sangos balaya le peu de connaissance que je pensais avoir d'un mouvement de tête.

  –La cérémonie n'avait pas encore été célébrée. Les accordailles de la Princesse et du Marquis avait eu lieu très tôt, quand elle avait six ans, il me semble, mais ils ont été rompus l'année de ses douze ans, afin que sa Majesté son père puisse la promettre au Prince Náttmörður. Ces nouvelles fiançailles devaient avoir lieu un an plus tard. Hélas, le destin en a décidé autrement et nous a enlevé cette innocente enfant. La Reine ne s'est jamais remise de cette seconde perte.

  –Seconde ?

  –La maladie lui avait retiré son premier fils deux ans plus tôt.

  Dame Nature...

  Je n'osais déjà pas imaginer la peine qu'avait dû ressentir la famille à la mort de la Princesse, alors après deux décès aussi rapprochés ? Je comprenais mieux pourquoi la Reine ne s'en était pas remise.

  Mais visiblement, elle n'était pas la seule à être encore touchée par le départ de sa fille. Près d'une décennie s'était déjà écoulée et l'évocation d'un trait de la Princesse avait suffi à faire réagir son ancien fiancé.

  –Le Marquis devait beaucoup tenir à elle, pensai-je à mi-voix.

  –On les disait inséparables, confirma le compositeur. Aussi épris que l'on puisse l'être. L'annulation de leur fiançailles leur avait déjà été très difficile, mais après le décès de la Princesse... Le Marquis a fait vœux de célibat.

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