Chapitre 98

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LUNIXA


  –Détendez-vous, Altesse, vous y êtes presque.

  Expirant lentement, j'avisais les cinq mètres qu'il me restait jusqu'à mon lit. Cinq mètres qui me semblaient presque infranchissables. Même si la douleur de mon flanc s'était réveillée plus tard que la veille, j'avais trop forcé et elle commençait à devenir difficilement supportable. À cause de mes paumes, je ne pouvais guère m'appuyer au mur ou au bras des deux infirmières qui encadraient ma progression. L'une d'elle me tenait par l'avant-bras et avait une l'autre main posée au creux de mes reins pour m'aider à avancer, mais ce soutien ne compensait par celui que mes dernières cloques m'empêchaient d'avoir par moi-même.

  Comme je tardais à me remettre en marche, la soignante en question me proposa d'arrêter là – j'avais déjà fait trois fois le tour de ma chambre. Je secouai la tête et pris une profonde inspiration. Un horriblement tiraillement instantanément fusa au niveau de mes sutures.

  –Dame Nature, sifflai-je en portant mon avant-bras libre à mon ventre.

  –N'appuyez pas trop, Princesse, m'arrêta la seconde infirmière. Vous risqueriez de rouvrir la plaie.

  À contrecœur, je suivis sa recommandation tout en essayant de retrouver une respiration thoracique. Il s'agissait de la respiration la plus usité, mais elle était peu naturelle, chez moi. En tant que chanteuse, j'avais appris à me servir de mon diaphragme et employais la respiration ventrale. Ce qui, dans mon état, me faisait plus de mal que de bien.

  –Êtes-vous sûre de ne pas vouloir vous arrêtez-là, Princesse ?

  Non, pas si près du but. Une fois de nouveau maîtresse de mon souffle, je bloquai mes jambes tremblantes, me redressai et me remis en marche. J'étais effroyablement lente, mes pas si petits qu'un bébé apprenant à marcher debout aurait été plus rapide, mais j'avançais. À côté de mon lit, attendant mon arrivée, Magdalena m'observait d'un regard encourageant et fiévreux. Plus que les discrètes pressions des soignantes et leurs encouragements, c'était cette seconde lueur qui me poussait à avancer. Magdalena souffrait quotidiennement depuis trois jours ; endurer les élancements de mon flanc, le temps de faire quelques tours de ma chambre, n'était rien en comparaison. En outre, plus vite je serais rétablie, plus vite je pourrais de nouveau me rendre utile et plus vite pourrait-elle cesser ses empoisonnements. Du moins, je l'espérais.

  J'étais presque arrivée lorsque le lourd rideau de velours fut tiré. Le mouvement attira notre attention à toute et je vis Sykpleiska faire un pas vers moi.

  Mais ce n'était que Mathilda et sa Lame. Ma belle-sœur devait s'attendre à me trouver aliter car ses yeux passèrent sur ma couche avant de se poser sur moi et de s'agrandir. Si recevoir sa visite n'aurait pas de m'étonner, je fus peut-être encore plus surprise. C'était la première fois qu'elle venait depuis notre retour au palais, mais surtout, ses bras étaient vides. N'y croyant pas, je jetai un coup d’œil derrière elle. Non, je ne rêvais pas. Baldr n'était pas là.

  Sa stupéfaction passée, elle esquissa un étrange sourire. Il me semblait des plus sincères, mais empreint d'une telle tristesse...

  –Que se passe-t-il, Mathilda ? Y a-t-il un souci ?

  Elle secoua la tête.

  –Non... non pas du tout.

  Sans rien ajouter, elle alla s'installer sur le fauteuil qu'occupait Magdalena pour me tenir compagnie durant ces longues journées à garder le lit. Peu convaincue par sa réponse, je me forçai à allonger le pas, ignorant les élancements de ma blessure, me laissai choir sur le matelas et congédiai mes infirmières. Ces dernières s'enquirent rapidement de mon état, épongèrent la sueur de mon front et déposèrent ma robe de chambre sur mes épaules avant de partir. Magdalena les suivit sans que je lui aie demandé quoi que ce soit. Ne restait plus que nos deux gardes du corps, qui reculèrent dans un coin de la pièce pour nous laisser un semblant d'intimité.

  J'accordai alors pleinement mon attention à Mathilda, qui m'offrit derechef cet étrange sourire gorgée de tristesse.

  –Tu as fait beaucoup de progrès depuis que nous sommes sortis de l'abri, dit-elle, me coupant l'herbe sous le pied. Je ne m'attendais pas à te voir sur tes pieds aussi vite. À quand cela remonte-t-il ?

  –Trois jours. Le docteur Heilung est venu m'ausculter le lendemain de notre retour. Comme le poignard n'a touché aucun organe, que je n'ai pas eu d'infection et que la plaie se referme bien, il a décrété que je pouvais me remettre à marcher.

  –Et cela se passe bien ?

  –Oui. Le premier jour a été un vrai calvaire, j'étais en nage et à bout de souffle hier après seulement un tour, mais comme tu peux le voir, aujourd'hui je suis dans un meilleur état alors que j'en ai fait trois.

  Malgré la douleur qui pulsait toujours, et ma chemise de nuit qui me collait au dos, je pris sur moi pour ne rien laisser transparaître et appuyai mes mots d'un sourire. Mon simulacre de bonne santé eut tout l'inverse de l'effet escompter. Loin de s'apaiser, la peine de ma belle-sœur s'accentua.

  –Mathilda ? murmurai-je, troublée, tandis qu'elle baissait les yeux.

  –Tu devrais donc retirer tes points bientôt…

  –D'ici quelques jours, oui, confirmai-je, même si j'ignorai s'il s'agissait d'une vraie question ou d'une réflexion. Qu'est-ce que...

  –Et tes mains ?

  –Encore cloquées, mais sur la bonne voie de la guérison, aussi. Comme pour mes points, le docteur a dit que ce n'était plus qu'une question de jours.

  –Je vois...

  Le silence qui s'ensuivit était trop oppressant pour que je le laisse s'installer.

  –Mathilda, que se passe-t-il ? Et s'il te plaît, ne me dit pas rien, je vois bien que ce n'est pas le cas.

  Ses doigts se serrèrent sur sa jupe.

  –C'est juste... que j'avais espéré que tu mettrais un peu plus de temps pour te rétablir. Dame Nature, ne te méprend pas, enchaîna-t-elle en vitesse et en redressant la tête, alors que je la dévisageais, médusée. Je souhaite évidemment que tu te rétablisses bien et au plus vite. Mais puisque notre départ dépend de ton état...

  Notre départ ?

  Détournant à nouveau les yeux, elle se pinça les lèvres.

  –Tu as parlé de quelques jours pour tes points... Le docteur Heilung t'a-t-il donné une estimation plus précise ?

  –Trois-quatre, répondis-je, de plus en plus confuse.

  Ses yeux se mirent à briller. Les fermant dans une expression douloureuse, elle porta une main à sa poitrine. Une véritable inquiétude me saisit.

  –Par la Déesse, Mathilda, qu'y a-t-il ?

  –Je sais que c'est pour le mieux, mais à l'idée qu'ils soient séparés aussi longtemps... (Elle se tut un instant, refoulant sa peine, avant de reprendre.) Est-ce qu'Illiosimera...

  –Illiosimera ? répétai-je.

  Elle rouvrit immédiatement les paupières, sourcils froncés. Mon air perdu lui sauta alors aux yeux.

  –Kalor ne t'a encore rien dit ? souffla-t-elle, sidérée.

  –Me dire quoi ? Je l'ai à peine vu depuis notre retour de l'abri.

  Alors que je pensais qu'il aurait trop peur de me laisser entre les mains de ma Lame, il passait son temps hors de mes appartements. Oh, il venait ici régulièrement pour s'assurer que tout allait bien, mais il ne passait qu'en coup de vent. J'avais parfois à peine le temps de lui adresser un mot. Je comprenais qu'il avait à faire, mais cette absence de discussion me pesait. J'ignorais ce qu'il faisait exactement. Et maintenant, Mathilda associait Kalor avec Illiosimera ?

  Mon cœur, qui commençait tout juste à se calmer après mes tours de chambre, se remit brusquement à accélérer. Comme si évoquer ses nombreux passages l’avait attiré ici, Kalor entra dans la chambre au même moment. J’eus à peine le temps de lui voir un air anormalement déterminé que cette expression s’envola. Ce fut si bref que je me demandais si je ne l’avais pas plutôt imaginé. À l’inverse, une sévérité pour laquelle je n’avais nul doute gagna les traits de notre belle-sœur.

  –Comptais-tu la prévenir le jour du départ ou après ? s'enquit-elle en se relevant, la voix accusatrice.

  –Je....

  –Je sais que tu espères encore faire changer d'avis ton père en ce qui concerne ta présence au sein de la délégation et je comprends pourquoi, mais ce n'est pas une raison pour laisser Lunixa dans l'ignorance. Elle a le droit de s'y préparer, comme chacun d'entre nous. Alors tu vas le faire, maintenant, car le départ est prévu un jour après le retrait de ses points et le docteur Heilung a prévu de le faire d'ici trois ou quatre jours. Elle n'a même plus une semaine pour s'y faire.

  J'eus du mal à respirer. J'ignorais encore de quoi il était question, mais je n'aimais pas ce que j'entendais. Mathilda parlait de départ imminent, de délégation, avait évoqué une séparation longue dont la seule pensée lui faisait monter les larmes aux yeux – celle de son fils et son mari ? –, Illiosimera...

  Alors que je tentais vainement de comprendre, je me tournais vers mon mari.

  –Kalor ?

  Fermant les yeux, il poussa un lourd soupir.

  –J’étais justement venu pour le lui dire.

  Notre belle-sœur se détendit.

  –Dans ce cas, je vais vous laisser.

  Et elle quitta la chambre, non sans lui adresser un dernier regard de reproche. Kalor attendit d'entendre le lourd rideau retomber dans son dos avant de rouvrir les paupières. Un tic nerveux agita un muscle de sa mâchoire lorsque son regard tomba dans le mien. Se passant une main dans les cheveux, il se rapprocha.

  –Ce n'était pas ainsi que je prévoyais ce voyage, commença-t-il, mais Père cherchait un moyen de nous éloigner de la cour sans que cela soit vu comme un signe de faiblesse. Alors, je me suis dit que mon projet était la solution. Après tout, il nous offre...

  –Stop, l'arrêtai-je. S'il te plaît, ne tourne pas autour du pot et dis-moi ce qu'il se passe. Pourquoi Mathilda a parlé de départ, d'Illiosimera… ?

  Debout devant moi, il me fixa un instant avant de s'installer à mes côtés.

  –Car pour notre protection, Mathilda, Baldr, toi et moi, partons à Illiosimera.

  Mon cœur s'arrêta.

  Oh non.

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