Chapitre Vingt et Un - Ceux qui recevaient une lettre de l’Au-Delà
Quand j’ai franchi la porte du petit hôtel de Wood Green, j’ai ressenti un soulagement indescriptible en voyant que Liv s’y trouvait, apparemment en bonne santé, et qu’elle était accompagnée de quelqu’un de confiance, Jane Farrell. J’étais encore sous le coup de l'adrénaline suite à ce qui s’était passé à l’aéroport. Pas tellement par l’attaque en elle-même — j’en ai vécu d’autres — mais surtout par l’intervention de cet inconnu. La facilité déconcertante avec laquelle il s’est occupé de mes assaillants. Dans le noir. Et puis sa voix. Même s’il avait chuchoté, elle avait éveillé quelque chose en moi. Quelque chose d’ancien, que je croyais enterré depuis longtemps. Quelque chose d’impossible.
Liv s’est précipitée dans mes bras. Sa chaleur m’a réconforté. J’ai embrassé Jane, content de la revoir après tant d’années. Nous avons pris place dans les canapés dépareillés du lobby, et Liv a posé sur moi ce regard soucieux que je lui connais, avec ce petit pli lui barrant le front.
— Quelque chose ne va pas, m’a-t-elle dit. Il t’est arrivé quelque chose ?
Je ne voulais pas l’inquiéter davantage. Elle avait déjà assez à encaisser, je le voyais bien. Mais garder ça pour moi aurait été pire.
— Je… Tout va bien. Mais j’ai eu un petit incident en descendant de l’avion… Des types m’ont plus ou moins tendu un piège. Ils voulaient un microfilm, ou un truc du genre… Mais un autre gars est intervenu… On se serait cru dans un film d'espionnage… Il les a fumés en deux secondes et il m’a aidé à sortir de là… C’était incroyable… Et ce qui me tracasse vraiment… C’est que je suis persuadé de connaître ce mec. Je connais cette voix.
Liv et Jane se sont regardées, ne sachant que dire. Puis Liv parut réfléchir.
— Est-ce que ça aurait un rapport avec l’intrusion chez moi ? Cherchaient-ils ce microfilm ?
— Mais quel microfilm ? me suis-je agité. C’est quoi, ce délire ?
Liv eut soudain l’air très las. Je me suis rappelé le choc qu’elle avait vécu seulement quelques heures plus tôt.
— Ok, ai-je dit calmement. Écoute, ça n’a pas d’importance pour le moment. Désolé, je suis crevé du voyage. Je vais un peu me poser, profiter de la compagnie de ma grande sœur et de mon amie de longue date, puis j’irai chez toi, voir si je peux récolter des infos. Ok ?
Liv me répondit par un sourire et vint se blottir dans mes bras. J’ai regardé autour de moi. J’ai compris pourquoi ma sœur se sentait bien dans cet hôtel. Plusieurs éléments rappelaient notre maison d’enfance. Le vieux canapé de cuir usé. Les cadres photos, les reproductions d'œuvres d’art. Il y avait même un énorme rhododendron, comme chez nous. Il avait tellement poussé que ma mère l’avait fixé au mur et il s’élevait, encadrant la fenêtre donnant sur notre jardin. L’été, mamá ouvrait la fenêtre, et les grandes feuilles de la plantes dansaient paresseusement au gré du vent.
Nous sommes restés là un moment, discutant de choses banales et revenant régulièrement sur le sujet qui nous avait rassemblés : l’intrusion. Et, accessoirement, cette histoire de microfilm et l’intervention de l’inconnu.
Après avoir partagé un repas, j’ai repris la route vers la maison de Liv. Je voulais me faire une idée de l’étendue des dégâts et j’espérais bien trouver quelque chose, n’importe quoi, qui pourrait nous aider à y voir plus clair. J’ai décidé d’y aller en métro, laissant Liv et Jane à leurs affaires.
J’adore le Tube. Le métro de Londres, c’est une ambiance particulière. On y croise toutes sortes de gens, du businessman pressé qui travaille à la City au retraité tranquille qui va faire ses courses, en passant par les étudiants qui rentrent de guindaille, les artistes, les mères au foyer, les chômeurs, les touristes, les blancs, les noirs, les Pakistanais, les Indiens, les Espagnols, les Portugais, les Anglais, les Coréens… J’adore ce mélange de cultures, de vies, d’expériences… J’adore l’odeur métallique, particulière, dans les couloirs carrelés de beige. J’adore ce vent sec et chaud qui surgit des tunnels juste avant que le métro arrive, qui ébouriffe les cheveux. C’est vivant. C’est dynamique. Et puis c’est tellement facile et rapide pour traverser la ville.
J’ai pris la Piccadilly Line vers King’s Cross St Pancras, puis j’ai changé pour la Northern Line et je me suis arrêté à Hampstead, ma destination. Un soleil timide brillait sur la rue où vit ma sœur, composée de maisons géorgiennes ornées de fleurs. Une petite dame âgée sortit de la maison d’en face, traînant derrière elle un caniche qui semblait encore plus vieux qu’elle. Elle s’arrêta en chemin et m’observa en train de sortir les clés de Liv de ma poche pour ouvrir sa porte. Je lui ai fait un signe de main, mais elle m’a répondu par une grimace de réprobation. J’ai donc décidé de traverser la rue en sa direction. Peut-être pourrait-elle m’en apprendre plus sur la personne qui s’était introduite chez ma sœur.
— Bonjour ! ai-je dis, arborant mon plus beau sourire. Je suis Jake, le frère de Liv.
— Liv ? Connais pas, me répondit-elle, méfiante.
— Olivia Turner, la femme qui vit ici.
— Ah ! L’avocate ! Et donc, vous êtes son frère ? Elle n’est pas là. Si vous étiez son frère, vous le sauriez. Que faites-vous ici ?
— Et bien, ma sœur s’est faite cambrioler la nuit passée, et je venais voir l’étendue des dégâts.
Elle me jaugea de haut en bas, mais son rictus ne disparut pas. J’ai décidé de jouer la carte de la flatterie.
— Vous avez l’air de veiller sur cette rue. Je suis sûr que rien ne vous échappe. C’est rassurant de savoir qu’il existe des personnes comme vous pour garder un oeil ouvert.
Elle parut se détendre. Mes compliments avaient l’air de lui plaire.
— Oui, oh… Même dans les beaux quartiers comme celui-ci, on est plus tranquilles… De mon temps…
— La police vous a sûrement déjà posé la question, mais… Auriez-vous vu quelqu’un de louche traîner par ici hier soir ?
Elle me fixa de nouveau, comme si elle tentait de sonder mon âme, au plus profond de ma personne. Elle sembla décider que je méritais les informations précieuses qu’elle gardait précieusement.
— Et bien… Hier soir, non… Mais ce matin, vers onze heures, un homme est venu mettre quelque chose dans la boîte aux lettres de votre sœur. Et croyez-moi, il n’avait pas l’allure d’un facteur.
— Ah bon ? A quoi ressemblait-il ?
— Grand, des lunettes de soleil… Une casquette… Mal rasé, pas très frais…
J’ai dû faire un effort conséquent pour ne pas lui montrer mon trouble. Elle venait de me décrire l’homme qui m’avait sauvé à l’aéroport. Encore lui. Mon coeur cognait furieusement dans ma poitrine. J’ai bafouillé des remerciements puis je suis revenu vers la porte d’entrée et j’ai pénétré dans la maison de Liv.
A peine entré, je l’ai vue. Une enveloppe blanche, sans inscription, gisait au sol, juste derrière la porte. Elle était un peu froissée. Je l’ai saisie, hésitant. Devais-je l’ouvrir ? Peut-être un message sans importance. Peut-être un billet doux destiné à Liv. Mais en la soupesant, j’ai senti qu’elle contenait un objet. J’ai fini par l’ouvrir. À l’intérieur, il y avait un anneau. Une chevalière ornée d’une tête de mort stylisée, dont les orbites étaient prolongées par des pattes d’araignée. Autour, une inscription en latin. Et un message, sur un bout de papier : «Ne faites confiance à personne. Protégez la montre.» N’y comprenant rien, j’ai examiné la bague. Il y avait une sorte de numéro à l’intérieur, ainsi qu’une inscription. Ou plutôt, ce qu’il en restait. Les lettres avaient été limées, comme si on avait voulu l’effacer. Et pourtant, je crus y deviner un nom. Une suite de lettres familières. Mon estomac se noua. Parce que cette réalité qui se profilait peu à peu était tout simplement impossible. Cet homme. Cette voix. Et maintenant ce nom. Soit je me trompais, soit je sombrais dans la folie. Il n’y avait pas d’autre solution.
Parce que les morts ne reviennent pas.
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