Chapitre Trente-Et-Un : Ceux qui poursuivaient un fantôme
York se trouvant à plus de trois heures en voiture de Londres, Liv et moi avons décidé de nous y rendre en train. En plus de raccourcir le temps de trajet de près de la moitié, ce choix nous permettait de nous éviter le stress du voyage, les bouchons, et autres joyeusetés. Notre train filait à vive allure à travers la campagne anglaise, faisant défiler les larges étendues herbeuses, parsemées ici et là de murets moyen-âgeux, de troupeaux blancs et d’arbres solitaires. Le ciel, d’un bleu délavé, semblait hésiter entre la pluie et le beau temps. De longues traînées blanches témoignaient du passage récent d’un avion en direction du continent. Dans notre wagon, un enfant pleurnichait au loin. Quelqu’un fouillait dans un paquet de chips en rigolant et une légère odeur de café flottait dans l’air. Liv et moi étions assis côte à côte, elle côté fenêtre (une très vieille histoire de privilège de l'aînée). Elle dormait. D’habitude, j’ai tendance, moi aussi, à vite m’endormir dans un train. Le léger mouvement continu qui vous berce, le son régulier des rails, seulement interrompu par une douce voix féminine qui annonce l’arrivée à telle ou telle gare, vous demandant de faire attention à la marche, la lumière tamisée… Tout semble comploter pour que je sombre dans les bras de Morphée. Mais pas cette fois là. Cette histoire de message mystérieux, le cambriolage chez Liv, la perspective de rendre visite à un personnage qui avait connu mon père… J’étais stressé. Je n’arrivais pas à tenir en place et des pensées, toutes plus malaisantes les unes que les autres, se bousculaient dans ma tête. La perspective de creuser le passé, réveiller le cadavre de mon père, me tordait les boyaux. Notre dispute violente — et le dernier contact que j’avais eu avec lui avant sa mort — tournait en boucle dans ma tête.
J’ai essayé de me changer les idées en observant les autres passagers du train. À notre niveau, de l’autre côté de l’allée centrale, un jeune homme — pantalon beige, polo noir, grandes lunettes, fine moustache — était concentré sur un ordinateur portable. Était-il étudiant ? Avocat ? Écrivain, peut-être ? Me trouvais-je, sans le savoir, à côté du prochain auteur à succès, qui allait vendre des milliers d’exemplaires de son livre et voir son histoire adaptée en mini-série sur Netflix ? Devant lui, une vieille dame était endormie, la bouche grande ouverte, tenant fermement son sac à deux mains sur ses genoux. Plus loin, une jeune dame avait la tête tournée dans notre direction. Elle était assez jolie, les cheveux bruns, mi-longs, de grands yeux noisettes. Nos regards se sont croisés et elle a brusquement regardé ailleurs, faisant mine de ne pas m’avoir vu. Elle semblait nerveuse. Hop, deuxième eye contact. Je l’ai repérée, et elle le savait. Elle a commencé à pianoter sur son téléphone portable. Son attitude me rappelait furieusement celle de l’homme à lunettes, de l'aéroport. Et mes côtes me faisaient douloureusement me souvenir de cette rencontre. Pas question que ça se termine de la même façon. Je n’ai pas hésité une seconde. Je me suis levé et me suis dirigé vers elle d’un pas décidé. Elle s’est trémoussée nerveusement sur son siège, ne sachant quoi faire.
— Bonjour, ai-je attaqué, souriant de toutes mes dents. Je n’ai pas pu m’empêcher de constater que vous m'observez depuis un moment. Je peux vous aider ?
Déconfite, elle me regardait, ne sachant que dire. J’exultais intérieurement, fier d'avoir déjoué une nouvelle intrigue contre ma personne. Elle m'a soudain regardé, une nouvelle lueur dans le regard et sembla soudain plus déterminée.
— Oh et puis zut, déclara-t-elle. Ok, vous m’avez découverte. Bon. Je n’ai pas l’habitude de faire ça, et je n’arrive pas à croire que je vais le faire. Vous me plaisez. Vous voulez aller boire un verre, un de ces jours ?
Je suis resté la bouche ouverte. J’étais tellement obsédé par tous ces mystères que je n’ai pas une seconde pensé que cette fille pouvait me regarder pour une autre raison que… me vouloir du mal. Le visage en feu, j'aurais voulu disparaître. J’ai baragouiné des excuses, disant que je suis marié, puis je suis retourné à ma place. Ma sœur, réveillée, avait assisté à la scène.
— Tu vas te calmer, oui ?
— C’est bon. Toute cette histoire me rend dingue.
— Je vois ça, oui. Détends-toi, bon sang, répondit-elle, agacée que son frère se soit donné en spectacle.
Ma soeur à un cœur en or. Elle possède une force et un courage peu communs. Je l’adore. Mais parfois, elle est vraiment chiante.
Le reste du voyage s’est déroulé sans encombre. Arrivés à York, je m’apprêtais à me lever de mon siège quand la fille qui m’avait dragué est apparue et m’a tendu un bout de papier plié en deux.
— Je n’ai pas osé sortir de ma coquille pour m’avouer vaincue si facilement. Si un jour vous êtes libre, voici mon numéro.
Sur ce, elle nous quitta purement et simplement. Liv m’a jeté un regard complice. J’ai grogné un « la ferme » et je me suis dirigé vers la sortie.
York est une ville vraiment spéciale à mes yeux. Elle me rappelle tant de bons souvenirs. Des souvenirs d'enfance, lorsque nous venions nous promener avec papá et mamá. Des souvenirs de jeunesse, quand l’étudiant de l’Université de York que j’étais écumait les bars avec ses copains, avant la mort tragique de ses parents. Les souvenirs après cet événement tragique ressemblent plus à des cauchemars, que mon esprit a choisi de classer dans un tiroir fermé à double tour, dans les tréfonds de mon esprit. Mais cette ville, je la connais. Avec Scarborough, elle fait partie des souvenirs du jeune Jacob Esteban Turner, celui qui était rêveur, positif, plein de vie et d’espoir. Celui avant ce crash d’avion qui a tout changé. Ici, à York, mon fantôme du passé est resté pour m’accueillir à mon retour et me souffler à l’oreille les souvenirs du passé.
Sortis de la gare, nous nous sommes dirigés vers l’adresse de ce cher oncle Jasper. Les remparts étaient toujours là, gardiens centenaires de la cité. Il nous fallut une quinzaine de minutes pour arriver à The Shambles, le célèbre quartier pittoresque, avec ses pubs, ses boutiques artisanales et ses maisons biscornues. Nous avons longé le fleuve Ouse jusqu’à Clifton, notre destination. Le temps semblait s’être décidé à être clément et notre périple était plutôt agréable. Nous avons traversé des bosquets, vu de petites maisons au charme typique anglais, jusqu’à arriver dans un quartier plus aisé, aux propriétés plus grandes et aux trottoirs plus larges. Clifton, le quartier résidentiel où vivait l’oncle Jasper, semblait nous toiser de haut, et chuchoter sur l’identité de ces deux étrangers. Après avoir marché un moment dans une ruelle privée bordée d’ ifs, Liv s’est arrêté devant un large portail de métal noir. Nous étions arrivés. Le jardin, entouré d’un muret qui avait sans doute assisté au couronnement de la Reine Victoria, semblait à l’abandon. De haut hêtres pourpres jetaient leurs ténèbres sur les fougères et les hautes herbes. La maison, de style victorien, se résumait en une haute façade de briques rouges, envahie de lierre, flanquée de tourelles et de pignons. Une véranda sur le côté droit accentuait son aspect abandonné. J’ai suivi Liv sur le chemin dallé envahi de ronces jusqu’à la lourde porte d’entrée. Elle m’a regardé puis a appuyé sur la sonnette, faisant retentir un carillon digne d’un manoir dans les films d’horreur. Nous avons attendu quelques secondes, puis le loquet s’est déclenché. La porte s’est ouverte et mon cœur a failli sortir de ma poitrine. Oncle Jasper ressemblait à l’homme de l’aéroport.
Annotations
Versions