Chapitre Trente-Trois : Celui qui parlait d’espions et de dangers
L’homme devant nous avait les yeux écarquillés. « Oncle Jasper » nous dévisageait comme s’il voyait des fantômes. Tout était silencieux autour de nous, comme si le temps était suspendu. Seul le vent dans les hauts arbres rompait le silence en chuchotant. Sa haute stature, sa barbe de trois jours assortie d’une épaisse moustache, ses lunettes… Il ressemblait bien à l’homme qui m’avait aidé à l’aéroport.
— Oncle Jasper ? commença timidement Liv. C’est nous, Liv et Jake.
Son visage s’illumina soudain, montrant que non seulement il nous reconnaissait enfin, mais aussi qu’il était content de nous voir. Ça m’a surpris, car pourquoi faire cette comédie s’il m’avait vu la veille ?
— Ah ça alors, s’exclama-t-il. Si je m’y attendais ! Les petits Turner ! Entrez, voyons, ne restez pas là !
Il ouvrit sa porte en grand et nous céda le passage. J’ai suivi ma sœur à l’intérieur de la maison et une vague de souvenirs m’envahit aussitôt. Le grand hall d’entrée semblait avoir été figé depuis des siècles. Les murs peints de bordeau foncé, les portraits ancestraux, le tapis d’orient usé par le temps et la cheminée monumentale au fond de la pièce… J’étais déjà venu ici, il y avait très longtemps. Je devais avoir cinq, six ans, peut-être. Je me rappelle m’être fait remonter les bretelles par Jasper car j’ avais été jouer dans cette vieille cheminée. Elle m’avait attiré car, inutilisée depuis longtemps, elle était bouchée par une énorme dalle ornée de carreaux représentant des bêtes mythologiques. Fasciné par ces créatures fantastiques, j’avais enjambé la grille de protection pour les voir de plus près. Ça avait rendu Jasper furieux. Il s’était vite calmé, avait plaisanté avec mes parents sur le fait que je me conduisais comme un petit singe. Mais à l’époque, j’avais trouvé bizarre qu’il s’emballe autant pour si peu.
Nous l’avons suivi jusqu’à son salon, une pièce encombrée de gros fauteuils en cuir brun, de tapisseries et d’objets dignes de figurer dans un musée d’histoire naturelle. Des masques africains nous toisaient, juste à côté d’une armure médiévale. Une grosse bibliothèque contenait un fatras de livres anciens, cahiers jaunis, magazines périmés et autres codex mystérieux. La pièce maîtresse, une autruche empaillée, semblait nous surveiller de toute sa hauteur. Une vague odeur de vieux papier et de cigare flottait dans l’air, tandis qu’une vieille horloge égrenait le temps de son tic-tac lancinant.
Le vieil homme nous invita à nous asseoir et alla nous chercher de la limonade. Liv me jeta un regard étrange, son visage orné d’un faux sourire. Je savais à quoi elle pensait. Déjà à l’époque, Liv et moi trouvions que cet homme était bizarre. L’autruche terrorisait ma sœur, et moi, je n’aimais pas venir ici, car ce lieu regorgeait d’objets fascinants, mais on ne pouvait pas les toucher. On devait juste rester assis, pas bouger, pas rigoler, pas respirer. Mais ça avait été un ami de papa, alors on attendait patiemment de pouvoir repartir d’ici. Et puis, on n’était pas venus souvent, peut-être une fois ou deux, puis la fameuse dispute entre papa et Jasper avait éclaté et on ne l’avait plus jamais revu.
Muni d’un plateau chargé de verres de limonade et de sablés plus vieux que la Reine Elisabeth, Jasper est revenu, souriant, et l’a placé sur la table basse devant nous, avant de se laisser tomber dans son vieux fauteuil.
— Je suis heureux et surpris de vous revoir, commença-t-il. Alors, qu’est ce que vous devenez ? Et que me vaut le plaisir de votre visite ?
— Et bien, attaque Liv, même si nous sommes contents de vous revoir aussi, je dois avouer que nous sommes venus ici dans l’espoir que vous puissiez nous aider à élucider un mystère.
Jasper se redressa dans son canapé.
— Un mystère ? J’adore ! Vous avez piqué ma curiosité ! De quoi s’agit-il ?
— Nous avons vécu plusieurs événements bizarres, ai-je enchaîné. Des événements qui semblent liés au passé de notre père.
Le visage du vieil homme sembla s’affaisser.
— Ce bon vieux William. Puisse-t-il reposer en paix… Mais de quels événements parlez-vous ?
— Ça a commencé avec un cambriolage chez Liv, ai-je expliqué. Rien n’a été volé, mais la maison a été retournée. Ils cherchaient quelque chose, c’est évident, mais on ne sait pas quoi. Puis il y a eu ce message reçu. Un message nous mettant en garde, et disant que nous devions protéger une montre. La seule montre à laquelle nous pensons est une montre ancienne, qui appartenait à papa.
Une lueur nouvelle brillait dans les yeux de Jasper. Son attitude avait changé. Ce n’était plus un simple vieil homme qui se trouvait devant nous, mais un homme à l'œil vif, au passé chargé de secrets.
— J'espérais bien que vous trouveriez mon message assez rapidement, prononça-t-il d’une voix grave. Je me félicite que vous ayez eu la réaction de venir me voir. Mais qu’est-ce qui vous a mis sur ma piste ?
— Il y a une photo dans la montre, qui a été prise le même jour qu’une autre, expliqua Liv. Une autre photo sur laquelle on vous voit vous disputer avec papa.
— Ah, soupira le vieillard. Cette fameuse dispute. Elle a mis fin à notre amitié, et je n’ai plus jamais revu votre père. C’est mon plus grand regret. Et la montre ? Vous l’avez toujours ?
— Pas avec nous, ai-je répondu. Mais qu’est ce qu'elle a de si important ?
Jasper sembla hésiter. Il but une gorgée de limonade, posa son verre et se cala dans son fauteuil.
— Avant de vous révéler en quoi cette montre est importante, je dois vous parler du passé. Le passé de votre père… et le mien.
Le silence dans la pièce s’épaissit, rendant l’atmosphère pesante. Seule la vieille horloge continuait de marteler le temps.
— Tout ce que je vais vous dire ne doit pas sortir de cette pièce. Je vais vous en parler, car vous avez, d’une façon ou d’une autre, été impliqués. Vous devez comprendre, reprit Jasper, que tout ce que nous avons fait était bien intentionné. Nos actes, même s’ils semblent répréhensibles aujourd’hui, étaient nécessaires pour le bien du plus grand nombre. Votre père et moi nous sommes connus lorsque nous faisions partie d’un groupe, au service du gouvernement. Notre mission était de protéger le peuple britannique des attaques extérieures. Nous étions le groupe Tarantula. Notre tâche était noble, même si elle demandait parfois… que nous nous salissions les mains.
— Attendez, ai-je dit… Vous êtes en train de nous dire que… papa était une sorte… d’agent secret !?
— Si on veut le tourner de façon rocambolesque, oui, on peut dire que nous étions des agents secrets. Sans tout le côté sophistiqué de James Bond.
J’étais sous le choc. Papa, un espion au service de Sa Majesté ? Ca me semblait impossible. Et pourtant, en y réfléchissant, il avait toujours eu ce côté secret, mystérieux. J’ai regardé ma sœur, elle avait l’air aussi abasourdie que moi. Jasper nous regardait, semblant analyser notre réaction.
— C’était vous, à l’aéroport, ai-je déclaré.
Il m’a fixé un moment, semblant évaluer quelle réponse il devait me donner.
— Oui, admit-il. Je devais intervenir. Je ne pouvais pas permettre que les enfants de mon meilleur ami souffrent à cause de notre passé. Même si nous avons été en désaccord.
Ainsi, j’avais vu juste. C’était bien lui qui avait mis hors d’état de nuire mes assaillants. Ce qui, à bien y réfléchir, était plutôt impressionnant, vu son âge avancé.
— Mais comment avez-vous su que j’étais tombé dans ce guet-apens ?
— Et bien, j’ai eu vent par d’anciens contacts, que de vieilles affaires étaient remontées à la surface. Des affaires en lien avec votre père, et dont je ne peux pas parler. J’ai immédiatement pensé à vous, et j’ai demandé à ce qu’on garde un œil sur vous deux. Quand on m’a appris que tu avais pris cet avion pour Londres, Jake, j’ai su qu’ils allaient tenter quelque chose. J’ai filé tout droit à Heathrow. Je suis arrivé lorsque ton avion a atterri. Et j’ai eu du nez : à peine t’avais-je repéré que ces deux fripouilles te collaient aux basques. je vous ai suivis et tu connais la suite.
— Et vous pensez que ce microfilm dont ces hommes m’ont parlé à l’aéroport se trouve dans la montre ? ai-je demandé. Et que c’est ce que les cambrioleurs cherchaient chez ma sœur ?
L’homme m’a regardé avec un intérêt nouveau. On aurait dit qu’il était content, fier de moi.
— Exact. Et cette montre doit à tout prix être placée en lieu sûr. Parce que même si je ne peux pas vous dire ce qui se trouve sur ce microfilm, je peux vous assurer que son contenu peut déclencher de terribles catastrophes. Avez-vous un endroit sûr où vous pourriez la cacher ?
— Mon coffre a été forcé, regretta Liv. Mais nous pourrions peut-être vous la confier ?
— Surtout pas ! s’exclama-t-il. Nos ennemis connaissent mon passé de Tarantula. C’est trop risqué. Trouvez une autre solution, et tenez-moi au courant.
Liv paraissait soucieuse. Jasper lui demanda ce qui la tracassait.
— C’est juste que tout ça me semble si… irréel, répondit-elle. J’ai du mal à m’imaginer papa en espion. Et puis, ces ennemis qui surgissent du passé, qui nous veulent du mal… Je ne peux pas m’empêcher de me demander si l’accident d’avion dans lequel nos parents ont péri… était bien un accident.
Jasper redevint ce vieil homme triste et usé qui les avait accueilli quelques minutes plus tôt.
— Je me suis posé la question, à l’époque, répondit-il. Je me suis renseigné, j’ai fait appel à mes anciens contacts au Ministère de l’Intérieur. C’était bien un accident. Un des réacteurs a eu un problème et a explosé. On a retrouvé Isabela à bord de l’avion, et il semble qu’elle n’ait pas souffert. Votre père a été éjecté. On l’a repêché à plusieurs kilomètres de là, quelques jours plus tard. Il s’était noyé. Je suis désolé.
Liv a fondu en larmes. Je l’ai serrée contre moi, ravalant mes propres sanglots. Jasper avait la tête baissée, apparemment secoué d’avoir remué de si vieux et si douloureux souvenirs.
— Est-ce que nous sommes en danger ? ai-je demandé.
— Ne vous inquiétez pas, répondit-il d’un air étrange. Je vous aiderai. En souvenir de vos parents. J’ai encore quelques alliés. Des gens discrets, compétents. Ils vous protégeront dans l’ombre. Tout ce que vous avez à faire, c’est de cacher la montre. Je m’occupe de la suite.
Annotations
Versions