Chapitre Quarante-Trois - Celui qui avait des plumes de corbeau

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— Il se fait tard. Vous feriez mieux de rester pour la nuit. La forêt n’est pas clémente à cette heure, et je ne voudrais pas que vous mettiez encore les pieds n’importe où…

C’est avec une pointe de sarcasme que James Miller offrit le gîte à Ari et Percival. Celui-ci, assommé par le breuvage qui lui avait été servi, était écroulé dans le canapé du vieillard.

— Eh beh, ironisa Miller, il est beau, le MI6, de nos jours. À notre époque, il nous en fallait plus pour baisser la garde.

— Il ne faut pas trop lui en vouloir, tempéra Ari. Il est plutôt bon, mais cette enquête est spéciale. Elle ne se déroule pas comme on pourrait s’y attendre.

— Que voulez-vous dire ?

— Le tueur semble… au courant de tous nos déplacements. La plupart du temps, nous arrivons trop tard. Je suis même surprise — et heureuse — de vous voir vivant.

James s’appuya sur le dossier de sa chaise et sembla réfléchir intensément.

— Votre dossier est vérolé, c’est ça ?

— Je le pense, répondit Ari sans hésiter.

Elle jeta un œil sur Pendleton, s’assurant qu’il dormait toujours.

— Certains détails de l’affaire ont tout simplement été effacés du dossier. Je ne peux pas être trop explicite, mais il y a, par exemple, un certain point qui a été sciemment retiré des comptes rendus du médecin légiste, point qui pourrait nous mettre sur la piste du tueur.

Miller étrécit les yeux, fixant Ari.

— Dites-moi clairement à quoi vous pensez, inspecteur.

— Je pense que quelqu’un de haut placé — au MI6 ou faisant partie d’une autre sphère — tire les ficelles. Je pense que certaines choses doivent rester cachées, et que ces choses se trouvent sur le microfilm. Je pense… qu’un tueur expérimenté a été engagé pour effacer les dernières traces des Tarantulas et récupérer ce microfilm. Mais ce tueur est impliqué émotionnellement. Il pourrait se contenter de tuer ses victimes. Mais il laisse à chaque fois un élément dans les corps. Un élément représentant ses origines, son passé peut-être. Un élément qui porte un symbole puissant pour lui. Qui le place en tant que chasseur.

— Comme… des plumes de corbeau ? chuchota James.

Ari eut le souffle coupé par les paroles du vieillard. Comment savait-il ? Elle eut soudain très peur. La cabane sembla se rétrécir sur elle-même, menaçant de les écraser. Le cœur battant, elle plaça sa main près de sa ceinture, prête à dégainer son arme. Et Pendleton qui était encore dans les vapes. Sur ce coup-là, elle était seule. Désespérément seule.

James changea soudain d’attitude. Il leva les mains en signe de reddition.

— Holà, doucement… Pas de bêtise, inspecteur.

Ne l’écoutant pas, Ari sortit son arme et la pointa sur le vieil homme.

— Ne faites plus un geste ! lui intima-t-elle.

Tentant de garder son calme, Miller tenta d’apaiser la femme.

— Ecoutez… Je n’avais pas conscience d’avoir mis le doigt sur un point sensible. Si vous voulez bien me suivre, je dois vous montrer quelque chose. Vous comprendrez tout de suite.

Johnson lui fit un signe de tête, ne le quittant pas des yeux. Ils se levèrent lentement et elle le suivit à pas mesurés vers une porte au fond de la pièce. Il l’ouvrit lentement et entra à reculons.

Ils entrèrent dans ce qui semblait être la chambre d’un jeune homme. Un lit en pin, un matelas sans draps. Des posters de loups et de figures mythologiques du folklore amérindien. Un vieil ordinateur sur un bureau gravé de citations et de dessins maladroits. Et au mur, le crâne d’un animal, un daim peut-être, orné de plumes tout autour. L’assemblage ressemblait à un masque cérémonial terrifiant.

— C’est la chambre de Fargo. Vous devriez regarder dans le tiroir de son bureau. Celui du bas.

Gardant son arme pointée sur James, Ari ouvrit le tiroir et y jeta un œil. Un couteau de chasse, des trombones, des feuilles remplies de gribouillis, divers objets sans intérêt. Il y avait aussi des plumes de corbeau, une bonne vingtaine.

— Quand je l’ai retrouvé, il avait seize ans. Des hommes du village lui avaient appris à chasser. Au début, je lui ai dit qu’il n’avait pas besoin de chasser pour manger, que j’avais assez d’argent pour subvenir à nos besoins. Mais il continuait à tuer des animaux. Il les ramenait pour les dépecer, en récupérer la viande et la peau. Puis il enterrait ce qui restait quelque part dans les bois, en prenant soin d’y laisser une plume de corbeau. C’est lui qui me l’a dit. Il disait que ses ancêtres sauraient que cette offrande venait de lui. Au début, ça ne m’inquiétait pas trop. Mais plus le temps passait, plus il était irritable, en colère. Il séchait les cours, passant de plus en plus de temps dans la forêt. Et ce, quel que soit le temps qu’il faisait. Il a commencé à chasser des bêtes de plus en plus grosses. Un jour, il m’a ramené un élan. Ouais, m’dame, un élan ! Je l’ai suivi pour voir où il enterrait les carcasses. Je l’ai observé de loin. Il a creusé un trou assez profond, y a jeté les restes de la bête, tout en y ajoutant une plume de corbeau… puis il s’est lancé dans une espèce de cérémonie avec des chants, sans doute en Dena’ina… Ça a duré une bonne demie heure avant qu’il se décide à reboucher le trou. Plus tard, j’ai essayé de lui parler. Je voulais savoir pourquoi il faisait ça. Il m’a dit qu’il était fier de ses origines. Jusque là, pas de soucis. Puis il s’est lancé dans une diatribe à propos des mauvaises personnes, de ceux qui ont persécuté et massacré son peuple. Il m’a dit qu’il serait l’instrument des ancêtres pour exercer leur vengeance.

Le vieil homme baissa la tête.

— Je crois qu’il est tombé sur mon journal de missions. Un journal dans lequel je pouvais évacuer toutes ces choses horribles dont j’étais témoins. Un matin, il n’était pas dans sa chambre, et mon journal était ouvert, sur son lit. Il a sûrement lu que je faisais partie du groupe qui a décimé le village de sa mère. Je ne sais pas s’il sait que je m’y opposais. Je ne l’ai plus jamais revu. Alors, quand vous me parlez d’un individu qui tue les anciens Tarantulas, impliqué personnellement, et leur laissant un petit cadeau dans leur misérable carcasse… ça m’a rappelé des souvenirs.

À peine avait-il fini sa phrase qu’un coup claqua dans l’air, explosant la vitre de la petite fenêtre. Une balle siffla au-dessus de leur tête et alla se ficher dans la paroi de bois, près de la tête de Miller. Ari lui cria de se mettre à terre et ils rampèrent pour se mettre à l’abri. Elle risqua un œil dehors et vit une silhouette disparaître parmi les branchages. Sans hésiter, elle enjamba le châssis et se mit à poursuivre l’assaillant. La lueur de sa lampe de poche dansait devant elle au rythme de ses pas. Elle entendait James courir derrière elle, lui criant de faire attention aux pièges. Il bifurqua et disparut dans la nuit. Ari se dit qu’il allait sûrement essayer de couper la route du fuyard. Les poumons en feu, elle continua de courir, le visage fouetté par les branches. Puis elle s'arrêta soudain, le cœur battant, essayant de repérer le moindre signe de celui qu’elle poursuivait. La forêt semblait endormie. Ari n’entendait que le léger bruissement des feuilles dans les arbres et quelques grenouilles qui chantaient non loin. Soudain, un hurlement rauque déchira la nuit, et Ari fonça en direction des appels à l’aide. Elle vit James, couché au sol, se débattant avec une ombre qui l’étranglait d’une main puissante. Tenant ferme sa victime, l’homme en noir brandit soudain un couteau dans sa main libre. Ari cria une sommation et l’assaillant lui jeta un regard, ajusta sa prise et frappa le vieil homme au visage, avant de s’enfuir, avalé par les ténèbres de la forêt.

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