Chapitre 4

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  Au fond, tout au fond du cellier, elle actionna la pompe dans la lumière sourde d’une lune gibbeuse qu’aucun spectateur ne pouvait percevoir. Une fois le seau rempli, elle avait attendu quelques minutes dans l'ombre, ressassant les mots du vilain nain ; ces artifices et ces poisons qui la définissaient. Loin du vacarme, des rires, de la musique et des acclamations pour la blanche ingénue, à l'abri des milliers de regards captivés par la scène, Coquette s'était penchée au-dessus du seau. L'eau calme avait fini de répercuter ses ondes sur les rebords du récipient. Elle reflétait à présent la faible lueur de la lune tout comme les traits et les aplats qui formaient son visage. Elle prit le temps de s'observer dans le silence de la nuit.


  Un petit nez en trompette, rouge comme un bouton de rose, une belle couleur saumon sous ses généreuses pommettes ; le relief artificiel à une figure qui, désormais, s’esquisse.

Yeux bleus comme le ciel, cheveux longs terre d’ombre, teint de pêche et grands cils pour une allure coquette…

— Coquette ! Non ! C’est pas vrai ? Tu es encore sur ce… projet ? Mais oublie la ! Sérieusement. Comment peux-tu croire en elle ?

— Elle a… quelque chose, je trouve. Pas toi ?, répondit Ollie sans détacher ses yeux des rhodoïds colorés.

  Fred jeta un coup d’œil sur le carton à dessin le plus proche et prit au hasard une esquisse du personnage. Il l’étudia un long moment, avant de prendre les rhodoïds des mains d’Ollie. Il observait la qualité des cernes noirs, le choix des couleurs et les effets qu’elles produisaient à la lumière. Aussi, il approcha une feuille de la lampe de son assistant pour y apprécier l’intensité des aplats qui donnait au personnage tout son caractère. Il resta un bref moment à scruter les détails de la petite femme. Il disséquait chaque superposition de couleurs et de traits, jouant avec la lumière et la transparence de la feuille. À travers elle, le regard inquiet d’Ollie, suspendu au verdict de son chef opérateur. Ce dernier reposa les essais sur le bureau.

— C’est du très bon travail, Ollie. Quand je vois ça, je me dis que c’est avec des gars comme toi qu’on va le réussir, ce foutu dessin animé, soupira-t-il.

— Mais ? insista le jeune assistant qui voyait tout le mal de son boss à éviter du regard son personnage.

— Ollie... Une naine. Une naine, bon dieu ! Tu te rends compte ? En plus, quand je vois tout ce travail que tu fais, passé minuit sur… elle ! Sérieusement, je m’interroge.

— Ça apporterait un regard neuf au conte et…

— Non, justement. Ça n’apporte rien. Rien de bon en tous cas. Et puis c’est pas le moment. C’est plus le moment ! Les scénaristes ont déjà revu leur copie cent fois. Tu me vois, moi, aller les voir, aller voir Walt et dire : « Stop ! On recommence tout ! Ollie, mon jeune prodige, aimerait insérer un huitième nain. Et puis tenez-vous bien, c’est pas un nain, c’est une fille. Une naine !  » ?

Le tourne-disque s’était arrêté depuis longtemps. Ollie s’en rendit compte après l’éclat de voix de son directeur.

Le jeune assistant s’empressa de replacer le bras de l’appareil sur les premiers sillons. Ollie attendit en silence le passage des premiers craquements et le début de la musique pour reprendre.

— C’est… parce que c’est une femme ou parce qu’on empiète sur les gars d’en haut ?

— Les deux  ! Je me dis que si les gars de la paye te voient bosser comme ça, pour ton plaisir, sans être payé et bien ça va leur donner des idées.

— Comment ça ?

— Ils viennent de revenir sur la scène du souper !

— Quoi ? Mais, elle était passée à l’animation.

— Je sais. Mais, question de rythme. Surtout de budget, je pense.

— C’est définitif ?

— Décision proposée et acceptée par Walt en personne. Conclusion : On a bossé pour rien. Alors, toi et ta Coquette… Et puis, une naine ! Ollie... Une naine, c’est pas une femme ! Dans l’histoire, il n’y en a qu’une. La femme, c’est Blanche Neige. Regarde Marjo ! Quand elle danse dans l’atelier. J’observe mes gars. Ils sont tous obligés de se concentrer pour arrêter de reluquer sa grâce, sa taille, sa légèreté, ses formes. Bon dieu, c’est ça une femme. Des formes !

Ollie rapprocha une planche à la lumière de son bureau. Des vues de face de son personnage y étaient dessinées. Les deux tresses dans le dos. Fred comprit.

— Oui, elle a de la poitrine, ton nain. Et des nattes. Et après ? Je suis désolé, mais elle fait tâche. Déjà, elle n’a aucun caractère comique.

— Non, mais elle a un côté mignon, attendrissant…

— Y a l’autre bêta pour ça. Ou les bestioles de la forêt… Et puis elle ferait quoi de ses journées ? Travailler ? Et à la mine en plus ?!

— Elle pourrait passer… je ne sais pas moi. Son temps à se faire belle.

— A vouloir se faire belle, tu veux dire ! T’as vu le profil, hurla-t-il de rire. Il se reprit. Et puis « Coquette » ? Ollie ! Réveille-toi. Tu es en train de me dire qu’elle rivaliserait avec Blanche Neige. Moi, si on m’imposait ce personnage dans un scénario, je la mettrais dans les coulisses, à faire la vaisselle et à se taire. Ce serait le seul moyen de suggérer le caractère féminin de cette… chose.

L’assistant restait tête baissée devant ses croquis.

— Ollie, tu imagines un instant la réaction des spectateurs au cinéma face à cette création ni drôle ni belle ? Ce que tu oses montrer c’est… étrange. Je ne sais pas, moi, c’est…

— Un peu de vérité. Toutes les femmes ne sont pas comme Marjo.

— Mais ça, Ollie, tu n’as pas le droit de faire ça. Ça nous est interdit d’ouvrir une parenthèse de réalité dans un monde enchanté. Nous, on est payé pour divertir. Faire rire. Donner du plaisir. Ce que tu penses pouvoir créer c’est un « monstre mignon ». Tu sais bien que ça n’existe pas. Les gentils seront toujours beaux et les méchants toujours laids. Si on brouille les cartes… ça s’appelle l’enfer. Et nous, avec ce dessin animé, c’est un monde merveilleux que l’on crée. Rien à voir avec la réalité.

Ces derniers mots avaient laissé Ollie pensif.

Fred Astaire avait pris le relais, son Cheek to Cheek évitait ainsi un silence trop pesant.

Fred, l’autre, celui qui venait de crier, posa une main apaisante sur l’épaule du jeune assistant.

— Écoute, petit. J’ai eu une chimère moi aussi, il y a quelques années de ça. Bien avant que tu arrives. Un personnage qui me tenait à cœur, mais dont personne ne voulait. Il n’est jamais sorti. Pourtant j’ai conservé toutes les planches. Et le dimanche, secrètement, sans que Nancy s’en aperçoive, je monte dans le grenier et je regarde mon personnage. Je lui imagine des scènes. Des scènes magnifiques, qui fonctionnent à merveille avec sa personnalité. Elles ne sont que dans ma tête et ça, ni Walt ni personne ne pourra m’empêcher de le dessiner ou de l’imaginer. Personne ne m’empêchera de me faire mon film.


  Fred reprit son pardessus et son chapeau de feutre qu’il avait suspendu au porte-manteau. Il ouvrit la porte vitrée qui donnait sur le large couloir de l’étage des dessinateurs. Il interrompit son départ pour se retourner une dernière fois vers son second.

— Une fois de plus, c’est toi le dernier de l’étage, Ollie. C’est Oswald le gardien, ce soir. Pense à lui rappeler de faire un tour pour éteindre les lumières des bureaux, j’en vois certaines d’ici. Et surtout, n’oublie pas : tu as ta marotte, Ollie. Sois-en fier. C’est le signe des créatifs, des boulimiques de travail. C’est le signe des grands.


  Il ferma la porte. Fred Astaire avait fini, lui aussi, sa chanson. Le diamant avait traversé tous les sillons. Il était arrivé au bout de son parcours.

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