Chapitre 5 (Aria)

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« Mon chéri »

La voix qui résonne dans la pièce est un baume. Une mélodie inattendue dans cette symphonie de violence sourde. Je reste là, ébahis. Une femme entre, et l’atmosphère même de la pièce change. L’air, lourd de menaces et de testostérone, semble s’alléger, se réchauffer à son passage.

Nathalie.

Soudain, tout s’éclaire dans ma tête. C’est la mère de Daemon.

Le choc est si violent que j’en oublie de respirer. Comment est-ce possible ? Comme une femme au regard aussi doux, aux gestes empreints de douceur qui semble innée, a-t-elle pu pondre un homme insupportable et brutal ? La logique m’échappe. Je refuse cet improbable lien de sang. Pourtant, il est là, indéniable. Elle ne peut le renier, et il ne peut la renier. Ils sont liés, irrémédiablement.

Mon œil, maintenant aiguisé par la surprise, se met à chercher les ressemblances. Et, elles jaillissent de partout, aussi évidentes que troublantes. Ils partagent la même chevelure, d’un noir de jais si profond. Chez lui, une crinière sauvage, un désordre arrogant. Chez elle, des cheveux courts, disciplinés, striée de mèches argentées qui lui donnent non pas un air vieilli, mais une autorité sereine. Cela lui donne un côté presque dur qui contraste avec sa bienveillance naturelle.

C’est dans le visage que cette ressemblance se fait le plus cruel. Son visage à elle, marqué par les sillons du temps et sans doute quelques soucis, porte la même architecture que le siens : les mêmes pommettes hautes et saillantes, la même ligne de mâchoire carrée, déterminée. La bouche est différente, celle de Daemon montre souvent un rictus cynique. Nathalie semble en revanche prête à sourire en permanence. Mais la forme reste identique. Avec vingt ans de moins, elle aurait pu être sa sœur. L’élégance sévère de ses traits transparaît encore, une beauté qui contraste avec le visage durci de son fils.

Voir cette femme, c’est m’exposer à un nouveau mystère. Elle est la preuve vivante que Daemon n’a pas toujours été ce roc insensible. Et cette révélation est peut-être la plus dangereuse de toutes.

En effet, elle attise en moi une curiosité malsaine. Daemon n'est plus seulement mon geôlier. Un monstre dont je peux haïr la simple brutalité. Il devient soudain... complexe. Une énigme vivante, douloureuse et fascinante.

Comment cet homme, capable d'une telle froideur calculée, peut-il plier devant une femme aussi frêle ? Comment ce regard, qui n'a croisé le mien qu'avec mépris ou indifférence, a-il pu se charger d'une lueur si proche de l'impuissance enfantine ? Ce contraste me hante. Je déteste cette fascination qui naît en moi, ce besoin absurde de comprendre la mécanique brisée qui l'anime.

Je me surprends à l’observer autrement. Non plus seulement comme une menace, mais comme un puzzle. Chaque geste, chaque parole, chaque silence devient une pièce potentielle. Son impatience n’est plus qu’un réflexe de domination, ou la marque d’une colère plus ancienne, plus profonde ? Sa violence, est-elle seulement un outil de contrôle, ou l'expression d'une douleur qu’il ne peut contenir ?

Nathalie est la clé, j'en suis sûre. En elle réside le secret de sa transformation, la preuve qu'il fut autre chose. Et malgré la terreur qu'il m'inspire, une partie de moi, têtue et inconsciente, veut découvrir cet "autre chose". C'est un vertige dangereux, une pente glissante où la haine risque de se transformer en autre chose.

Parce que comprendre son geôlier, c'est risquer de ne plus pouvoir le haïr aussi purement. Et dans cet univers où la haine est mon seul carburant, c'est un luxe que je ne peux pas me permettre. Pourtant, le doute est semé. L'énigme Daemon Jones est désormais ouverte, et je crains de ne plus avoir le choix que d'en chercher la solution.

La scène qui se déroule sous mes yeux est surréaliste. Daemon, cette force brute, cette incarnation de la domination, se penche. Son large torse, habituellement dressé comme un rempart, s’incurve pour envelopper la frêle silhouette de sa mère. Elle est si menue, à peine 1 mètre 50, qu’il semble pouvoir la faire disparaître dans son étreinte. La puissance contenue dans ses bras se fait étonnamment douce. Une retenue qui me laisse sans voix.

— Ça a été. Souffle-t-il contre ses cheveux. Sa voix étrangement neutre, comme vidée de l’arrogance qui l’habite habituellement. J’ai géré le plus compliqué…

Le son de sa voix est basse. Presque confidentiel. C’est une version de lui que je n’ai jamais entrevue. Une faille minuscule et fascinante dans sa carapace.

— Et cette jeune fille, tu comptes la libérer quand ? Rétorque Nathalie, sans se laisser duper par cette démonstration de tendresse.

— Pas pour le moment. Elle nous causerait trop de problème.

— Tu n’as donc pas de cœur Daemon Jones? Est ce que c'est comme ça que je t’ai élevé ? Tu vas me faire le plaisir de la libérer immédiatement !

Sa main, petite et ridée, vient alors taper avec une fermeté surprenante sur son torse. Le geste est à la fois réprobateur et plein d’affection exaspéré. Malgré les quarantes bons centimètres qui les séparent, malgré l’aura de terreur qui émane de lui, elle n'hésite pas une seconde à lui tenir tête. Et là, je le vois : Daemon perd un instant de sa superbe. Une lueur de frustration, mêlée à un respect contrit, assombrit ses traits. Ce n'est plus le prédateur. C’est le fils pris en faute.

— Maman, ce n’est pas le moment tu sais comment ça marche. Dit-il une tension nouvelle dans la voix. Et je te demanderai de ne plus contester mes décisions devant ma captive.

Il utilise le mot froidement “captive”. Je suis un objet, un problème de gestion. Il contourne sa mère, cherchant à mettre un terme à l’altercation, et se dirige vers le buffet d’un pas qui se veut assuré. Mais la blessure d’orgueil est visible.

— C’est comme ça que tu traites ta mère, espèce de fils ingrat ! Lui crie-t-elle, et avant que je ne réalise ce qui se passe, elle retire sa chaussure et la lui lance avec une précision qui force le respect.

Je réprime un rire qui me monte aux lèvres. Un son étranglé que je transforme en quinte de toux. La situation est tellement absurde. Tellement humaine, qu’elle en devient presque réconfortante.

Mais mon amusement est de courte durée. Daemon se fige. Puis, il se retourne non pas vers sa mère, mais vers moi. Sa fureur, détournée de sa source originelle, trouve en moi une cible plus facile. Il traverse la pièce en deux enjambées, il me dévisage. Une lueur sombre passe dans son regard. La pression est immédiate, écrasante.

— Pas devant elle, putain !

Le message est clair : j’ai été témoin d’une faiblesse, et cela est impardonnable. Sans un regard supplémentaire. Sans un mot à sa mère. Il l’entraîne hors de la pièce, me laissant seule avec l’écho de sa colère et le tumulte de mes pensées. La porte se referme suivi d’un silence de mort. Je reste là. Le cœur battant au rythme désordonné d’une révélation troublante. Daemon Jones, l’homme qui me terrifie, a une mère à qui il obéit. Et cette faille, aussi minuscule soit-elle, change tout.

— Quel con ! Grognais-je pour moi-même.

— Il est légèrement irritable en ce moment, faut pas lui en vouloir, plaisante une voix derrière moi.

Je me retourne surprise par sa présence. Mick s’est approché sans un bruit. Un sourire en coin qui semble être son expression par défaut.

— Oh, excusez-moi, ce n’est pas ce que je…

— Ne t’inquiète pas, je ne dirai rien. Il est souvent grognon, mais en réalité, il n’est pas si méchant que ça.

Je ne réponds rien, profondément sceptique. Daemon, gentil ? C’est à se demander si Mick et moi vivons dans la même réalité. Pourtant, je ne peux chasser de mon esprit l'image de sa vulnérabilité face à Nathalie. Cette brève faille a ouvert une brèche dans ma propre défense. Une partie de moi, que je déteste, est intriguée. Quel mécanisme tordu a bien pu transformer un fils aimé en cet être froid ? Et pourquoi cette contradiction en lui me fascine-t-elle au point que mon cœur s'emballe autant de colère... ou d’autre chose.

Ensemble, on se dirige vers le buffet. Je suis ébahie par l’étalage de nourriture : salades fraîches, gratins dorés, différentes viandes… Une telle abondance et diversité et étonnant dans les profondeurs de cette grotte.

— Comment vous obtenez toute cette nourriture alors que vous vivez sous terre ? Demandais-je, incapable de réprimer ma curiosité.

— On a nos moyens, répond-il avec un sourire énigmatique.

— Vous sortez souvent ?

— Presque tous les jours, pour certains.

— Et pourquoi vous vivez dans un souterrain ?

Il plisse les yeux, son ton devenant plus grave.

— Tu poses beaucoup de questions. Fais attention. Ce n’est pas parce que je suis sympa que je vais t’aider. Je te rappelle que je suis le bras droit de Daemon. Jamais je ne le trahirai, même pour une jolie fille comme toi.

Son sourire est navré, mais la menace est réelle. Je me sers du gratin et prends une tranche de jambon, puis me dirige vers une table, Mick sur mes talons.

À peine sommes-nous assis que Daemon réapparaît. Son regard balaie la pièce et se pose sur moi, chargé d'une hostilité qui devrait me glacer le sang. Mais au lieu de la peur, c'est un étrange pouls qui s'emballe dans mes veines. Il traverse la salle d’un pas lourd, attrape un morceau de pain et disparaît de l’autre côté sans un mot. Son passage laisse une tension palpable qui persiste dans l'air après son départ. Je hais la façon dont mon corps réagit à sa présence. Cette alchimie détestable de répulsion et d'une attraction inexplicable. C'est son intensité, sa force pure et sauvage qui m'attirent malgré moi. Chaque interaction, même violente, grave sa présence en moi un peu plus profondément.

Quelques instants plus tard, Nathalie sort à son tour et vient s’asseoir à notre table. Elle pose une main réconfortante sur la mienne.

— Je suis désolée que tu sois tombée ici, ma belle. Mais tu sais, Daemon est difficile, mais il n’est pas mauvais.

— Ne vous en faites pas, ce n’est pas de votre faute, mais pour le moment, j’ai du mal à croire que c’est un gars bien.

Elle émet un petit rire. Puis, à ma grande surprise, elle m’enlace brièvement avant de retourner en cuisine. Son étreinte est chaude, sincère.

Après le repas, Mick me raccompagne jusqu’à ma chambre. Une fois seule, allongée sur mon lit. Je laisse mes pensées dériver. J'ai gagné la sympathie de Mick et de Nathalie. Mick est avenant, mais sa loyauté envers Daemon est infaillible. Il faudra jouer très finement avec lui.

Nathalie, en revanche… En elle, je pressens une faille. Une possible clémence. Elle aime son fils, mais elle désapprouve ses méthodes. Peut-être peut-on faire alliance, à condition d'y mettre les formes et de gagner sa confiance.

Et puis il y a Daemon lui-même. L'énigme. Le problème. L'homme dont la simple présence trouble mes sens et mes plans. Je dois me méfier de cette fascination naissante, la combattre de toutes mes forces. C'est un piège bien plus dangereux que n'importe quel cachot. Pourtant, je ne peux m'empêcher de me demander ce qui se cache derrière ces yeux si froids. Pourquoi, contre toute raison et tout instinct de survie, je brûle d'en découvrir plus. Cette attirance est une folie. Je perds la tête. Mais dans l'obscurité de ma chambre, je suis forcée d'admettre une vérité terrifiante : l'homme que je devrais haïr est celui qui, à mon grand désarroi, m'intrigue le plus.

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