Chapitre 10 (Aria)
Plusieurs jours sont passés. Je ne saurais dire combien. Je comptais au début. Je comptais les venues de Daemon. Il ne vient qu’une fois par jour. Enfin, c’est ce que je suppose. Il entre me regarde quelques secondes et me pose inlassablement la même question. Depuis la première fois, j’ai la même réponse. Un rituel absurde dont nous sommes les seuls acteurs. Mais je suppose que je ne l’ai pas convaincu car il ne m’a toujours pas sortie de mon enfer.
Les jours s'étirent, indistincts, dans cet enfer de pierres humides et de miroirs. Le temps a perdu toute signification, se réduisant à l'attente de cette visite quotidienne qui ponctue l'éternité de ma captivité. Chaque fois que la porte grince, mon corps se tend, anticipant son regard qui me transperce dans la pénombre. Ces quelques secondes où nos yeux se croisent sont devenues l'unique repère dans ce néant. L'air est lourd de l'odeur de moisissure et de désespoir. Je devrais haïr ces visites, pourtant une partie de moi guette le bruit de ses pas, dernière preuve que je n'ai pas encore complètement disparu dans les ténèbres.
Et cet homme. Cet homme continue à hanter mon esprit. Je devrais le haïr pour ce qu’il me fait subir. Mais non. Je n’y arrive pas. Est ce que son physique avantageux m’empêche de le détester ? Je n’en sais rien. Ce serait absurde. Mais même dans cette situation mon bourreau est au cœur de mes pensées. Ça ne devrait pas être ainsi. Je ne devrais pas attendre ses visites de cette façon. Je ne devrais pas avoir envie de le voir lui. Je devrais seulement être heureuse d’avoir une visite qui m'éloigne quelques minutes de ma réalité. Mais non. Je suis impatiente de le voir lui. Ce n’est pas normal.
Lors de sa visite, il m’amène mon repas. Étonnamment, il est à chaque fois assez copieux. Deux fois par jour j'ai aussi droit d’aller faire mes besoins. Un homme au hasard passe me sortir. Je n’ai que quelques minutes mais je les attends avec impatience. Au début, j'ai cru à une certaine bienveillance. Une envie de ne pas me rendre plus pitoyable que je ne le suis. Mais non. Je pense que c’est surtout pour ne pas avoir à nettoyer.
Malgrè tout, c’est quelques minutes loin de cette pièce et de cette torture sont presque un paradis.
Je ne supporte plus cette position. À moitié à terre, à moitié en l’air, dans cet équilibre grotesque qui n’en est pas un. Mes orteils frôlent le sol humide, mais ils ne portent rien. Le poids de mon corps tout entier repose sur l’étau de métal qui me scie les poignets, sur ces ligaments tirés prêts à se rompre. Une tension permanente, une crampe qui est devenue mon état normal.
Je rêve de pouvoir m’allonger. Étendre ma colonne vertébrale, sentir une surface, n’importe laquelle, contre tout mon dos. Ou même m’asseoir. Replier mes jambes. Replier quelque chose. Cesser d’être cette chose étirée, offerte, suspendue comme une vulgaire proie.
La douleur aiguë des premiers jours s’est transformée. Elle n’est presque plus présente en tant que sensation distincte. Elle s’est fondue dans un bourdonnement sourd, un fond douloureux qui est devenu la nouvelle musique de mon existence. Mon corps s’habitue, c’est le pire. Il capitule. Il accepte l’inacceptable. Il meurt lentement, par petites renonciations successives.
Et je me dégoûte.
Ce n’est pas lui, Daemon, que je hais à cet instant. C’est moi. Cette faiblesse qui s’installe, cette résignation qui suinte de mes pores avec la sueur. Je ne suis plus qu’un pantin désarticulé, une proie qui attend son sort. La fierté, la colère qui me tenaient debout s’érodent. Il ne me reste plus que la honte. La honte de n’être plus que cela : de la faiblesse incarnée, qui supplie en silence la simple grâce de pouvoir s’effondrer.
Et je ne supporte plus ses miroirs. Ces murs entiers de glace impitoyable qui me renvoient une image que je ne reconnais plus. Une étrangère aux yeux cernés, à la peau pâle, aux cheveux emmêlés. Ce reflet déformé par la fatigue et l'angoisse me fait trop mal. C'est une torture plus subtile que les menottes, plus perverse que la faim. Être forcée de me regarder disparaître lentement.
Alors, je l'évite. Je baisse les yeux. Je fixe le sol avec une intensité de damnée.
Parfois, quand mon cou devient trop raide, je lève brièvement la tête vers le plafond. Mais la position est trop inconfortable, trop vulnérable, et ça me fait vite mal à la nuque. Alors je reviens à mon obsession, mon seul horizon : le sol.
Je le connais par coeur. Chaque fissure qui serpente dans la pierre humide comme une veine morte. Chaque bosse, chaque relief que mes yeux ont caressé des milliers de fois. Chaque caillou, du plus gros au plus insignifiant grain de poussière.
J'ai nommé les fissures. La grande, celle qui part de sous mes pieds et file vers le mur, je l'ai appelée "le Fleuve". La plus fine, presque un cheveu, c'est "la Cicatrice". Les cailloux sont devenus des îles, des continents sur la carte délirante de mon isolement. C'est ainsi que je tiens. En décortiquant l'infiniment petit, en me créant un univers dans ces quelques mètres carrés de pierre, pour ne pas avoir à affronter l'horreur de mon propre reflet et l'immensité désespérante de ma prison.
Cette pièce est un enfer. Chaque jour est le même. J’ai l’impression d’être dans une boucle infinie. Interminable. Infernale.
Je repense à tout. Cet homme immonde qui veut faire de moi sa chose. Ce groupe d'inconnus. Ce souterrain qui m’éloigne du reste du monde. Mon frère, ce lâche. J’espère au moins qu’il a prévenu la police. La police, qui n’arrive pas. Arrivera-t-elle un jour ? Et mes parents …
C'est le seul point positif que j’ai trouvé dans toute cette galère : j’ai du temps. Beaucoup de temps. J’en ai même à revendre. Et ce temps me permet de réfléchir. De réfléchir à ce que m’a dit Daemon. Ces paroles qui tournent dans ma tête depuis que je les ai entendues.
Un trafic de jeunes femmes. J’ai du mal à y croire. Ma famille ne peut pas être impliquée dans ça. Ce n’est pas possible. Ils ont toujours été exemplaires. Et pourtant, plus j’y réfléchis et plus certain moment de ma vie semble coller à cette vérité.
Je me souviens. C’était un soir de mes 8 ans. Mes parents organisaient un gala comme chaque année. De nombreuses familles possédant de grosses entreprises y étaient conviées. Ils étaient là dans le but d’obtenir des partenariats avec mon père. Ils pouvaient ainsi investir dans des entreprises, acheter de la marchandise ou ouvrir de nouvelles entreprises à plusieurs. Gagner toujours plus. C’était l’objectif de toutes ces soirées et ça m’importait peu.
De mon côté, j’attendais ces soirées car souvent, ma cousine du même âge que moi, y était invitée. Elle était seulement là dans le but de me divertir et que je n’importune pas ma famille mais ça m’était égal. J’étais heureuse de la retrouver.
Comme d’habitude, mes parents et principalement mon père discutaient avec tout le monde. Ils parlaient affaires. Je ne m’y intéressais pas. Avec Dorothée, nous préférions jouer à chat, à cache cache… Nous courions partout.
Nous avions ainsi décidé de jouer aux espionnes. Nous courions dans les couloirs de la résidence, loin de la grande salle de bal. Nous nous esclafions lorsque nous avons entendu des pas. Nous nous sommes tus rapidement. Nous redevenions des espionnes. Silencieuses. Agissant dans l’ombre.
Dans le coin d’un couloir, mon père est apparu avec Monsieur Brown. Je le connaissais depuis toujours. Il possédait une entreprise de voitures. Il venait très souvent à la maison et il m’apportait à chaque fois des cadeaux. Je l’appréciais pour ça. Je ne comprenais pas pourquoi ils étaient sortis de la grande salle. Mais, c’était parfait pour notre jeu. Nous avions quelqu’un à épier.
Discrètement nous nous sommes approchés. J’ai fait signe à Dorothée de faire silence et nous avons regardé cet échange. Nous étions trop loin pour entendre ce qu’ils disaient. Nous avons vu une seule chose. Mon père donnait une énorme liasse d’argent à Monsieur Brown.
En y repensant, c’était peut être anodin. Un investissement en bourse ? Une dette ? Un prêt ? Mais pourquoi en liquide ? Et pourquoi loin des autres invités ? Ça n'a aucun sens. Mais ça ne condamne pas mon père pour autant. Ça ne veut pas dire qu’il trempe dans des affaires illégales.
Pourtant, d’autres souvenirs n'arrêtent pas de me revenir. Sans cesse, je me rappelle de moments louches, qui pourraient correspondre à l’histoire de Daemon.
Malgré tout, ceux qui me reviennent en tête sont tous avec des échanges d’argent ou avec des discussions différentes loin des autres invités. Rien de suffisant pour prouver que mon père est un criminel.
Mais après plusieurs jours à y réfléchir, je me rappelle alors d’une soirée de mes 15 ans. A l’époque, je n’avais pas compris ce que voulais dire mon père mais avec les mots de Daemon tout prenait sens.
Une soirée, toujours en lien avec les affaires, avait été organisée dans un magnifique château. Je m’ennuyais comme à chacune de ses réceptions. Je restais là, à sourire, pour plaire aux invités. J’avais donc décidé de faire venir mon petit copain. Je savais que je n’avais pas le droit mais je préférais suivre mes propres règles.
William est arrivé vers le milieu de soirée. Il est entré directement dans le hall du château. J’avais oublié de lui dire de rester dehors. Mon père l’a rapidement repéré. Il avait enfilé un costume noir. Mais, ça ne cachait pas le mauvais garçon qu’il était. Rempli de tatouage malgré son jeune âge, un paquet de cigarette dans la poche arrière et une moto garée devant le château. Tout chez lui était détesté par mes parents. J’en tirais une fierté étrange, presque brûlante. Être aux côtés de cet homme à la beauté brute, indomptable, c’était grisant.
Mon père nous avait rapidement emmené dans une pièce, loin de ses précieux invités, pour nous réprimander. Après ça, nous sommes allés continuer notre soirée à l’arrière de la résidence, dans le jardin.
C’est plus tard que mon père est sorti avec un homme que je ne connaissais pas. Habituellement, je serais resté là avec mon copain. Il nous aurait de nouveau fait une remarque mais étant dehors, il aurait fermé les yeux. Malheureusement, sûrement influencée par mon copain, je m’étais mise à fumer. Une cigarette à la main et puant le tabac, mon père ne pouvait pas me voir. Il m’aurait renié.
C’est comme ça que nous avons fini cachés derrière un buisson, le cœur battant, haletants de rire. Nos rires étouffés se sont éteints d’eux-mêmes, avalés par l’obscurité et le poids soudain du silence. Puis, sans un mot, nos bouches se sont cherchées, puis trouvées.
Le frisson du danger, l'idée d'être découvert, cette épée de Damoclès suspendue au-dessus de notre étreinte, agissait comme un puissant aphrodisiaque. C’était notre alcool, notre drogue, notre délit préféré. C’était grisant. Addictif. Notre propre poison.
Je ne voulais pas écouter la conversation qui se déroulait près de nous. Je voulais me concentrer sur l’homme face à moi. Pourtant, inconsciemment, j’entendais.
— Elles sont arrivées ? Demanda mon père.
— On en a de toutes les couleurs. Ricana le grossier personnage qui l’accompagnait. Nos clients vont être contents.
Jusque là, ils auraient pu parler de n’importe quoi. Mais je me souviens maintenant d’un mot. Un mot qui me glace le sang et qui est sorti de la bouche de mon père.
— Des vierges ?
Mes souvenirs me jouent forcément des tours. Ce n’est pas possible. Pourquoi ces souvenirs ne revenaient que maintenant ? Pourquoi je ne me suis pas posé plus de questions à l’époque ? Ça me ronge de l’intérieur. J’ai vraiment grandi dans le mensonge toute ma vie ? Non, je ne peux pas y croire.
Soudain, la porte s’ouvre et me tire de mes pensées. Daemon entre comme tous les jours. Un plateau à la main. Il s’avance vers moi et effectue toujours le même rituel.
Il regarde mes poignets où ma chair est meurtrie par les menottes. Puis il regarde mon visage abîmé par la fatigue. Il scrute ensuite mon corps de haut en bas. Enfin, il me fixe quelques secondes et me pose cette unique question.
— Tu vas m’obéir maintenant ?
Et je réponds toujours la même chose.
— Oui.
Il pose alors le plateau devant moi. Puis, rapidement, il prend le chemin de la sortie. Ses pas résonnent dans ma tête comme un compte à rebours. Chaque pas me rapproche d’une journée de plus dans cette pièce infernale. Je ne peux plus. Je ne veux plus.
La révélation à propos de ma famille a eu raison de moi. Pourquoi je subirais ça ? Pour les rejoindre ? Pour retourner vers cette vie de mensonge ? Daemon n’est finalement peut-être pas le pire danger autour de moi. Peut-être même qu’il est le moins dangereux. Alors à quoi bon ?
Donc je craque. Je lui offre ce qu’il veut. Je perds le peu de dignité et de fierté qu’il me restait. Il a réussi. Il a obtenu ce qu’il voulait tant. Je me soumets à lui. Je suis à sa mercie. Mais c’est toujours mieux que de rejoindre une vie que je ne connais plus.
— Je t’en supplie. Marmonnais je. Je n’essaierais plus de m'enfuir. Je t’obéirais. Si je viens à ne pas respecter ma parole, tu pourras faire ce que tu veux de moi.

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