Prologue: Au fond d’une ruelle…
Le mur venait d’être repeint. L’odeur alcaline de la chaux était encore perceptible. La jolie peinture ocrée était épaisse et donnait du relief.
La Buse observa la façade fraichement rénovée. Dépenser du temps et de l’argent pour entretenir un mur qui donnait sur une venelle aussi minable. Idiot au possible. Pour qui était la peinture ? Pour les rats ?
Parce que oui, elle l’était, minable. La ruelle étroite et sombre, et au sol en terre battue ne donnait que sur des arrière-cours humides. Une de ces ruelles dans lesquelles on ne regarde jamais parce qu’il n’y a rien à voir. Celles, qui deviennent subitement aveugles, sourdes et muettes, car on ne doit pas voir.
Et maintenant, un éclat de vermillon visqueux gâchait une partie de la façade. C’était peut-être déjà pour cette raison qu’ils avaient repeint.
Pattes-Folles pesait comme un sac de briques volées. Elle le retenait des deux mains par le col, mais il ne faisait aucun effort. Sa tête osseuse dodelinait d’un côté et de l’autre, entrainant son corps aux bras ballants. Un filet de bave rose s’écoulait de sa bouche ouverte aux dents gâtées et il regardait fixement vers le haut, sans sourciller. Il n’y mettait aucune bonne volonté. Sa condition de cadavre n’était pas propice à le rendre coopératif, soit dit en passant. Après de longs moments d’efforts, elle réussit à plaquer le mort récalcitrant contre le mur.
La malchance, mon cul. Là ça devient un vrai savoir-faire de l’emmerde, pensa la Buse, quand le gamin roux s’étala au sol, à l’entrée de la ruelle.
La grosse besace qu’il portait en bandoulière amortit le choc. Mais même à dix mètres, elle entendit les poumons du petit se vider sous l’impact.
L’affreuse mule grise qui l’avait projeté par terre regardait son œuvre avec une sorte de fierté idiote.
Si elle n’avait pas été autant ivre, la Buse aurait juré qu’elle avait souri.
Le gamin se releva, pestant après sa monture. Il examina un de ses bras et constata qu’il avait déchiré sa chemise au coude. Il jura à nouveau.
Et, là seulement, il la vit.
La Buse, elle, l’observait déjà sans bouger. Le petit rouquin écarquilla les yeux et se mit à trembler. Son regard se portait tour à tour sur la Buse, puis sur le cadavre, puis sur la flaque de sang qui commençait à se former à ses pieds.
Il recula, retenant son souffle, comme s’il était persuadé qu’elle ne le verrait pas s’il se déplaçait assez lentement. Soudain, il fit volte-face vers son idiote de mule, qui avait réussi, on ne sait comment, à trouver quelque chose à brouter sur le sol humide de la ruelle.
La Buse siffla.
Le rouquin fit encore un pas, avant de se figer. Il se retourna. Elle comprit qu’il luttait de toutes ses forces pour contenir sa vessie. De son avant-bras gauche, elle plaquait Pattes-Folles contre le mur. De son autre main, elle désigna le sac du gamin qui s’était détaché à l’atterrissage. Il ramassa son paquetage, tremblant comme une feuille.
La Buse siffla de nouveau.
Elle lui fit un clin d’œil, puis passa ses doigts sur sa bouche dans un geste mimant une suture.
Et elle lui sourit.
Le petit se sauva à toutes jambes, tirant sa mule par le licol.
Restait à gérer un cadavre.
Elle avait choisi le jour de l’année où l’on pouvait être certain que la quasi-totalité des habitants de Porte-Sud serait dans la rue, pour égorger un souteneur plus connu que l’Oie des Vendanges. Le jour du Grand Match de Bastaille. Et pour ne rien gâcher, un tumulte commençait à se faire entendre au loin. Les bruits caractéristiques d’une rixe. Le quartier grouillerait de gardes civils dans quelques minutes à peine.
— Un plan au cordeau, à la préparation minutieuse et à l’exécution parfaite. Comme d’habitude, souffla la Buse.
Si elle se retrouvait dans cette situation ce n’était pas uniquement à cause du contrat qu’elle avait accepté. Non, c’était parce qu’elle avait passé toute la nuit dans la taverne où Pattes-Folles avait ses habitudes, afin de le surveiller puis de le filer. Et qu’elle s’était finalement saoulée.
Pourtant, ses clientes, avaient été claires. Si on retrouvait le corps de Pattes-Folles elles seraient directement suspectées. Et c'étaient les soixante-dix pourcents restants du solde qui ne seraient pas versés. La Buse avait déjà fait un prix défiant toute concurrence pour cette prestation. Sans ça il ne resterait plus grand-chose.
Pattes-Folles devait disparaître.
Son plan initial était pourtant rôdé. Elle suivait le souteneur jusqu'à chez lui, où elle faisait sa petite affaire. Puis un charretier, qu'elle avait payé d'avance, venait récupérer le corps. Il était chargé de l'amener à un des membres de la faculté de médecine qui saurait faire bon usage de l'altruisme de Pattes-Folles.
Au lieu de cela, ivre, elle l'avait suivi dans la ruelle ou il allait se soulager avant de rentrer chez lui pour une bonne journée de sommeil. Lui avait tapoté sur l'épaule et l'avait égorgé pendant qu'il se retournait.
La ruelle donnait sur des arrière-cours d’échoppes ou de tavernes. Contre un des murs étaient empilés des barriques et des fûts de bière.
Après réflexion, fourrer Pattes-Folles dans un tonneau serait autant le faire disparaître qu’un magicien de foire avec son lapin. Mais bon, personne ne va jamais vérifier le double fond du charlatan.
Elle prit donc Pattes-Folles sous les épaules et commença à le tirer, les pieds du mort laissant deux sillons sanglants dans la terre battue de la ruelle. Elle souleva le couvercle d’un des fûts. Vide.
— Parfois ça tourne comme il faut.
Elle commença, non sans mal, à hisser le corps. Elle avait chaud, sa sueur puait le mauvais rhum et elle avait la nausée.
Son effort fut très vite interrompu par un :
— Z'auriez dû l'attraper par les hanches, ça aurait été plus facile.
La Buse se figea. Non, là définitivement, la malchance ne pouvait plus être accusée. Elle lâcha Pattes-Folles qui glissa mollement le long du fût.
Un homme maigre, d’un âge incertain était installé en tailleur à deux mètres d’elle. Vêtu de haillons incolores que l’on devinait poisseux malgré l’obscurité, il mangeait un bol de soupe. Quelques fanes de carottes étaient disposées devant lui. A sa droite un petit chariot contenait le reste de ses possessions.
— Vous êtes là depuis quand ? demanda la Buse.
— Depuis le début, lui répondit l’homme tout en rejouant en mimes avec sa cuillère et en tirant la langue, le moment où la Buse avait égorgé Pattes-Folles. Il reprit de la soupe sans la quitter des yeux.
Elle gonfla ses joues et souffla bruyamment. Elle passa les mains dans son dos. Sous son manteau. Elle en ressortit une petite bourse en cuir jaune.
— Combien ? Elle désigna le cadavre de la tête.
L’homme posa soigneusement son bol à ses côtés. Il lécha sa cuillère et ferma les yeux comme si elle avait contenu un mets exquis, alors qu’il s’agissait de tranches de navet dans de l’eau froide. Il la déposa à côté du bol, enfila ce qu’il restait de ses sandales puis se leva. Il était grand et devait retenir son pantalon qui semblait trop large pour lui. Il s’approcha de Pattes-Folles et le scruta en se frottant le menton, tel un acheteur examinant une génisse à une foire agricole. Puis répondit :
— Vingt. Et j’garde ses bottes.
La Buse scruta ses propres pieds, les siennes étaient mieux. Pas d’objection.
Les pièces changèrent de main, les bottes de propriétaire. Et ils chargèrent Pattes-Folles dans sa caisse à double-fond.
Elle n’était revenue en ville que depuis quelques jours, mais malgré les années, certaines choses n’avaient pas changé.
Jour de match, ou pas, vingt cuivres-argent, c’était à peu près le prix de la vie à Porte-Sud.

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