Chapitre 1: La Plante Grimpante

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Un an plus tôt, à quelques rues de là.

La Plante Grimpante était située à Marché Lotus, un des quartiers de la Basse Ville. Comme la plupart des bâtiments de Porte-Sud, c’était un établissement fait de calcaire blanc et de grès rose. La salle était voûtée et de petites fenêtres rondes laissaient passer une lumière jaune, tamisée par la crasse accumulée sur les carreaux épais. La taverne devait son nom à une énorme glycine dont le tronc tortueux courait sur la façade. Au-dessus de la porte d’entrée, la plante avait recouvert l’écriteau, et au printemps ses grappes couleur lilas venaient chatouiller le haut du crâne des clients. En hiver ses branches nues s’étiraient comme des griffes qui enserraient le bâtiment.

Comme à toute heure et tous les jours, la salle était bondée. On discutait, buvait ou commerçait autour des petites tables rondes dépareillées. Un des trois piliers centraux était balafré de profondes estafilades, souvenirs d’une partie de dés agitée entre des marins de Rodderick et de Port-Colère quelques années plus tôt.

Alors même qu’ils étaient les gérants d’une taverne, Gros Taquet et Lise étaient les personnes les plus honnêtes qui soient. A Porte-Sud on pouvait envisager de considérer que vous étiez normalement malhonnête si vous exprimiez quelques scrupules après avoir fait du mal à votre prochain; on estimait que vous étiez honnête si vous espaciez ces méfaits de plus de quelques lunes. Mais les deux tenanciers étaient vraiment honnêtes malgré la Plante Grimpante. Malgré ses angles morts.

Au fond de la salle, autour d’une petite table de bois sombre et éraflé, deux vieux bonhommes sirotaient une bière éventée depuis longtemps. Les flammes des chandelles faisaient onduler la lumière et déformaient leurs visages ridés et marqués.

Darne et Clou Rond n'avaient pas l'air dangereux. Enfin, pas au premier regard. Pas tant qu'on ne croisait pas leurs yeux. Ou une de leurs lames.

Darne était petit, sec, presque maigre. Ce n’était pas la maigreur élégante d’un homme qui jeunait pour sa ligne, ni celle d’un ascète. Plutôt celle que seule une vie de privations pouvait sculpter. Un sourire ironique barrait en permanence un visage anguleux et tanné, encadré par des cheveux blancs coupés courts. Ses oreilles percées et une barbiche tressée lui donnaient l’air d’un vieux bouc malicieux.

Le crâne chauve et tavelé de Clou Rond rougeoyait sous les chandelles. Il était plus grand et large d’épaule que son compère. Pas costaud. Son thorax et ses épaules étaient juste trop volumineuses pour le reste de son corps. Ses yeux, petits et enfoncés sous des sourcils broussailleux, criaient d’intelligence. Sa peau trop détendue maintenant, se répandait en bajoues et pendait en fanon sous son cou maigre. Ses doigts étaient ornés de bagues et d’anneaux, dont les anciens propriétaires n’avaient plus l’utilité.

La lumière changea et un peu de printemps s’engouffra dans l’obscure taverne quand une jeune femme brune aux cheveux longs apparut dans l’embrasure de la porte. Gros Taquet accroupi au milieu de la salle, et occupé à réparer un tabouret la salua de la tête. En passant devant lui, la jeune femme posa sa main sur l’épaule massive du tavernier. Puis elle alla embrasser Lise sur le front. dont le visage était illuminé par un sourire radieux. C’était l’un des privilèges des gens durs : ils sont beaux quand ils sourient.

— Salut Floa, fit Lise en tendant une chope de bière à la jeune femme. .

Dans le fond de la salle, Darne interpella son camarade de la tête. Tous deux se tournèrent vers Floa qui les rejoignit.

— Ton patron est pas là ? demanda Darne de sa voix éraillée, pendant que la jeune femme prenait un tabouret et s’asseyait à la table.

— C’est pas mon patron.

— C’est pas ce qu’on dit.

— On est un con. Moi je te dis que ce n’est pas mon patron. La voix de Floa était posée et grave. Parfois proche du chuchotement.

Darne but une gorgée et s’essuya la mousse prise dans sa barbiche. Il se cala en arrière, contre le mur et reprit la parole.

— Et donc ce Chiffon, ton pas-patron, il a dit quoi ?

Floa ne répondit pas tout de suite mais sortit d’une poche de sa robe un tube de parchemin qu’elle dénoua et déroula sur la table. Darne et Clou Rond posèrent leurs chopes aux extrémités du feuillet. Un plan de la ville. De son doigt fin, elle indiqua plusieurs quartiers et leur exposa les conditions de Chiffon. Les deux vieux se consultaient régulièrement du regard. Un sourcil interrogateur pour un hochement de tête ou un haussement d’épaule en réponse. Darne finit par demander :

— Cinq pourcents, c’est tout ?

— C’est tout. Et le reste. Plus de mort à Marché Lotus, ni dans la Basse-Ville.

— De toute façon on se fait un peu vieux pour étriper notre prochain pour oui pour un non, répliqua Darne, son éternel sourire plus malicieux que jamais.

Les nouvelles bagues aux doigts de Clou Rond disaient le contraire, mais Floa ne releva pas. Celui-ci énonça :

— De toute façon l’ennui avec les lames, c’est que souvent les gars en face en ont aussi, et il sirota sa bière qui devait maintenant être tiède en plus d’être éventée.

— Et on y gagne quoi, nous ? demanda Darne.

— De la tranquillité ? Une vie longue et sereine ? Je ne suis que la messagère répondit Floa en haussant légèrement les épaules. Je peux faire part de ton indécision. Elle reprit après une pause :

— De toute façon, Chiffon m’a aussi chargé de vous donner ceci.

Elle sortit de sa poche un petit rouleau de bois noirci de moins de dix centimètres de long, qu’elle posa sur le plan.

Les deux vieux bandits se regardèrent, Darne lissant sa barbiche, Gros Clou faisant rouler ses bagues sur ses articulations gonflées d’arthrose.

Ils semblaient un peu plus vieux. Presque vulnérables.

— L’est bien entouré ton pa…Ce Chiffon, reprit Darne. C’est pas n’importe qui Rouleau Noir. Une fichue légende. Il est revenu en ville à ce qu’il paraît.

Il se pencha en avant, d’un air conspirateur, Floa pouvait presque sentir son haleine maltée Chose rare il ne souriait plus :

— On raconte que Vol-Plané a refusé « l’arrangement » que propose ton Chiffon il y a quelques semaines.

Instinctivement Floa fit rouler son poignet encore douloureux. Ce salopard de Vol-Plané avait exprimé son refus avec virulence. Darne poursuivit :

— Et on a plus de nouvelles de lui et de la moitié de ses hommes. Volatilisés. Comme ça, « pouf ». Et on dit qu’aucun de ses gars encore en vie ne se presse pour reprendre les affaires. C’était Rouleau Noir ?

Floa ne répondit pas, elle haussa les épaules et fit jouer le petit bout de bois noirci entre ses doigts.

Le petit barbu interrogea de nouveau son complice de la tête. Celui-ci acquiesça silencieusement.

Marché conclu.

Darne retrrouva son sourire et demanda :

— Sérieusement gamine, ton Chiffon, il a prévu de reprendre tout Marché Lotus. Y a deux trois gusses qui vont pas être du même avis. Et puis y a les trois de Grince-les-Morts. Ces gars s’asticotent depuis tellement longtemps.

— Comme je t’ai dit, je ne suis que la messagère. Je ne pose pas de questions. Une putain idiote et discrète.

Darne secoua la tête son sourire s’élargit laissant apparaitre une impressionnante collection de dents en or.

— Pas à moi ma jolie…Allez donne-moi du biscuit. C’est quoi son plan.

Floa but une gorgée de bière et inclina la tête détaillant du regard les deux vétérans ridés.

— Ces guerres intestines, ceux de Grince-les-Dents qui s’entretuent et qui se battent contre ceux de Marché Lotus, pour quoi ? Un coin de rue ? Une cargaison de rhum ou de meisha. Elle fit une pause. Une fille et ses pavés ? Mais au final quoi ? Elle joua avec le rouleau de bois noirci. A chaque guerre des hommes meurent, les affaires sont interrompues et la garde civile arpente la Ville-Basse. C’est trop couteux pour tout le monde …

— Ouais mais c’est presque une tradition gamine, la coupa Darne.

— C’est pas parce que c’est une tradition que c’est bien.

—Touché, commenta Clou Rond.

Floa reprit :

— Je crois que son plan c’est de tout unifier. Tout le monde travaille pour lui et en échange tout le monde reçoit protection, arbitrage en cas de litige et une part équitable. Et si quelqu’un refuse…Elle fit rouler le bout de bois jusqu’à la main osseuse de Darne qui s’en empara. Il se retrouve isolé. Facile à éliminer.

— Tu coopères ou tu crèves, commenta Clou Rond.

— Non, tu coopères et tu vis. Plus engageant, non ?

— Et, toi t’y gagnes quoi ?, demanda Darne en faisant rouler à nouveau le bout de bois vers Floa ?

— Ca c’est mes affaires, mon beau.

Le soleil et la chaleur printanière firent de nouveau irruption dans la Plante Grimpante. Trois femmes entrèrent et saluèrent les tenanciers avec presque autant de marques d’affection que Floa plus tôt. Elles se dirigèrent vers la table de Darne, Clou Rond et Floa qui annonça en repliant le feuillet de parchemin :

— Nous en avons fini messieurs.

Ils acquiescèrent. Darne l’aimait bien cette gamine. Chacun d’eux aurait pu être son arrière-grand père. Ils étaient d’une autre génération. Mais elle comprenait les anciens codes. Le respect. Ce Chiffon avait bien choisi, elle irait loin. Trop, peut-être ? Les deux complices se levèrent avec force grincements d’articulations et jurons. Au moment de croiser les trois femmes au milieu de la salle, Clou Rond demanda à l’une d’elle :

— Quand est-ce que l’on prend un peu de temps toi et moi, jeunette ?

La rousse aux longs cheveux qui captaient tous les reflets de la lumière rit, sans méchanceté :

— T’es un trop vieux clou, mon chou.

— J’suis peut-être un vieux clou, mais la tige elle est impressionnante. Pour sûr.

La fille rit encore :

— Oh ce n’est pas la taille de la tige qui m’inquiète, mais la dureté de l’acier, elle ponctua sa saillie, de son index qu’elle faisait pendre devant ses immenses yeux verts. Et puis je suis sûre que t’es fauché !

A ces mots, Gros Clou préleva une de ses bagues qu’il jeta en direction de la rousse d’un geste étonnamment vif. Elle attrapa le bijou au vol et fit une révérence.

Les deux vieux s’approchèrent du comptoir, Darne avait déjà sorti sa bourse. Du fond de la salle, pendant que ses amies s’asseyaient en auscultant la bague, Floa fit signe à Lise. Cette dernière annonça à Darne :

— C’est pour la maison.

Le vieux rangea sa bourse et hocha de la tête en direction de Floa.

Oui vraiment, elle lui plaisait bien cette gamine.

— Mazette Poudrerousse, mais c’est pas de la camelote ma vieille ! Labelle pencha la tête, ses lourdes boucles blondes tombaient en volutes sur ses épaules. Elle observait la bague en louchant…

— Il s’est pas fichu de toi l’ancêtre!

Poudrerousse reprit la bague des mains de son amie, la passa à un des doigts et admira sa main avant de la retirer.

— Je la mets au pot commun.

Tuya, la quatrième, partit d’un rire aigu.

— Si tu crois te débarrasser comme ça de ce vieil escroc de Clou Rond, ma grande. T’es fichue!

Floa sourit de concert avec ses amies. Un sourire impatient. Celui d'une mère épuisée qui accepte quand même que son enfant finisse sa chanson avant d’aller se coucher.

Elle ne les avait pas réunies juste pour le plaisir de leur compagnie. Elle ne le faisait plus et s’en voulait un peu pour cela. Mais les choses changent. Elle s’éclaircit la voix et posa la main sur celle de Poudrerousse qui faisait rouler la bague sur la table.

— Les filles, faudrait qu’on parle.

L’ambiance changea. Le printemps s’en alla un peu. Même les chandelles semblaient éclairer la salle avec moins de vigueur. Toutes savaient. On allait encore parler de Chiffon.

Floa exposa ce qu’il voulait d’elles. Tuya, tortillait ses cheveux noirs tout en mâchant une branche de racine noire. Elle semblait perplexe.

— Mais nous on est que des putes de quartier ! Qu’est-ce qu’on vient faire dans tout ça ?

— C’est vrai on sait rien faire à part…Labelle passa puis retira son doigt dans la bague tout en louchant et tirant la langue et toutes rirent, même Floa.

— Justement, on sait écouter, observer. Les hommes parlent. Surtout après.

— On joue les espionnes alors ?, s’exclama Poudrerousse en frappant des mains.

— Mais on note quoi exactement ?, demanda Tuya, toujours sceptique. Que le gros poissonnier de la Rue des Arpenteurs préfère être attaché ?

—Tout ce qui se dit. Qui arnaque qui. Qui complote. Qui fait chanter qui. Qui baise qui. Quel bateau vient d’amarrer. Qui paye, qui a des dettes. Tout.

Poudrerousse acquiesçait, pas Labelle ni Tuya. Lise leur apporta un pichet de bière fraiche. Toutes la remercièrent. Floa reprit :

— Tuya, tu connais le greffier de viguier Vielle-Brousse ? Un petit maigrichon avec les cheveux frisés ?

— Ah le salaud, il a dit que j’étais la seule…fit-elle semblant de s’indigner.

— Il m’a clairement fait comprendre l’autre soir, après une petite séance très…intense ; et quelques verres, que le viguier se faisait arroser par la corporation des tanneurs et par l’Entaille et Feydor.

— Tous corrompus, ponctua Labelle.

— Transmettez-moi toutes ces informations et je les donnerai à Chiffon.

Labelle s’assombrit. Elle plongea son regard intense dans celui de Floa. Celle-ci détourna les yeux.

— C’est pas un jeu dangereux que tu joues ? Tu fricotes avec du gros poisson ma cocotte. Tu sais ça ?

Floa acquiesça et elle lui rappela le moyen de pression qu’exerçait son commanditaire sur elle. Labelle se radoucit. Et Poudrerousse lui prit la main, compatissante.

Dehors la lumière changeait. La Plante Grimpante commençait à s’emplir du fumet du ragout que Gros Taquet préparait pour le souper.

Floa reprit la parole.

— J’ai pas le choix. Et c’est comme ça. Mais il m’a donné des garanties. Il réglera la question de vos « protecteurs » et on fera comme on avait dit, on pourra faire comme on avait dit. En disant ces mots, Floa dissimula le petit rouleau de bois noir qu’elle avait laissé sur la table. Il était trop tôt pour qu’elles sachent.

— « Régler » comment ?, demanda Poudrerousse, d’un air qui disait qu’elle connaissait la réponse.

— Il m’a juste dit « régler »

— Il était pas question de tuer qui que ce soit, intervint Labelle qui s’était raidie.

Tuya reprit la parole, plus posément.

— Sincèrement, Floa, tu le crois ce type ?

— Je crois juste que si on refuse, il nous réglera. Floa vit Poudrerousse déglutir avec difficulté. Qu’est-ce qu’elle est jeune, pensa-t-elle. Elle poursuivit.

— Je crois aussi que si on le suit, il nous permettra de nous mettre à notre compte, comme prévu. Voire d’arrêter tout ça.

Toutes se regardèrent dans un silence pesant, que Poudrerousse rompit :

— Je sais pas si je suis d’accord pour suivre ce Chiffon, mais je te suis, toi. Et elle prit la main de son amie.

Tuya soupira, mais finit par sourire avant de dire :

— J’en suis aussi, ma Floa.

Labelle était agitée sur son tabouret. Elle avait le visage fermé. Elle dévisageait encore Floa puis finit par grommeler :

—C’est d’accord pour moi aussi. Même si j’aime pas trop les bonhommes qui font des menaces.

— Je ne crois pas que ce soit des menaces. Ces sont des promesses, répondit Floa de sa voix basse, dans un hochement de tête.

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