If only I could understand
T’nai L’kei Najak Davis se leva plus fatiguée qu’elle ne s’était couchée. Elle n’avait pas médité la veille et son sommeil avait été agité de rêves aussi étranges que stupides. Elle se frotta les yeux, tentant en vain de chasser de son esprit les images de la jeune femme qui avait hanté ses rêves.
Le vaisseau avait dû traverser des turbulences pendant son temps de repos. Les quelques livres et bibelots qu’elle avait dans sa cabine gisaient sur le sol – cela faisait des semaines qu’elle voulait investir dans des pastilles collantes destinées à tenir ses affaires en place. Ils en vendaient à la boutique-souvenirs du vaisseau, mais elle n’avait jamais pris le temps d’en acheter.
Elle récupéra son pot de fleurs, ses bougies et ses quelques bouquins, puis rassembla les bâtons d’encens qui avaient glissé sur le sol. Il lui fallut même ramper sous son lit pour y attraper quelques vieilles photos.
Hazel et elle avaient fini leur mission de détribulation la veille. Une mission de trois longues, très longues journées, qui s’étaient révélées moins désagréables que prévu.
Najak se changea rapidement et brossa ses cheveux. En se regardant dans le miroir, elle constata que l’une de ses oreilles était pliée. Dans quelle position avait-elle bien pu dormir ? Elle avait l’air d’un Scottish Fold ! C’était vraiment humiliant. Que dirait-elle si l’un de ses supérieurs la voyait comme ça ? Non, pire, que ferait-elle si elle croisait Hazel ?
Elle chassa l’éducatrice de ses pensées. Non, elle n’avait pas besoin de s’encombrer de ce genre d’idées.
Elle se dirigea vers le réfectoire, fit la file au synthétiseur et y commanda une soupe de plomeek, comme tous les matins. Ce jour-là, elle avait envie de discuter un peu pendant son repas – cela arrivait rarement – et alla s’asseoir à une table occupée par un groupe de membres bas-gradés des équipes techniques et de service.
L’un d’eux, un sous-lieutenant à la peau mate avec une barbe de trois jours, se tourna vers elle et lui lança :
— Hallo !
Najak fronça le nez.
— Quoi ?
L’homme sembla perdu. Il tenta de bidouiller son communicateur. L’appareil grésilla, laissant échapper une pluie d’étincelles.
— Hallo, wie geht’s? répéta-t-il.
Najak soupira. Que lui baragouinait-il ? Ça ressemblait à une langue terrienne – mais laquelle ?
Elle déposa son bol de soupe sur la table et courut à la salle commune de l’équipe technique, bien décidée à tirer ça au clair.
La salle des chemises rouges était ce que la responsable des objets perdus aurait pu appeler « un joyeux bordel ». Dès qu’elle y entra, un brouhaha abominable assaillit ses oreilles sensibles. Tous les ingénieurs parlaient et criaient sans parvenir à se comprendre.
Najak repéra rapidement le synthétiseur technique – il avait changé de place depuis l’époque où elle était ingénieure – et ouvrit la liste du matériel.
Elle pesta.
Tout était écrit en Klingon.
— Casque contre le bruit, vert, taille 2, adapté aux oreilles Vulcaines, commanda Najak.
Le synthétiseur bipa, grésilla et cracha des étincelles, comme le communicateur de l’homme avec lequel elle avait tenté de parler plus tôt.
— Préciser – requête – préciser – requête – couina l’appareil.
Puis les bips cessèrent.
— Casque contre le bruit, vert, taille 2, adapté aux oreilles Vulcaines, répéta-t-elle.
— Banane – chaude, gémit le synthétiseur.
Une banane chaude jaillit du système. Najak l’esquiva juste à temps.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette merde ?!
— Banane – chaude. Banane – chaude. Banane – chaude.
Le bruit devenait insupportable. Najak allait perdre le contrôle. Elle quitta la salle commune, courut dans les toilettes les plus proches et s’y enferma.
Hazel prit une grande inspiration. Cela faisait une heure qu’elle bataillait avec le réplicateur du réfectoire. L’appareil passait spontanément du Standard au Bétazoïde, puis à l’Andorien, puis au vieil anglais. Elle était maintenant en train de batailler contre une interface en chinois simplifié dont certains caractères, pour une raison mystérieuse, avaient été remplacés par du Vulcain traditionnel.
— Mais potin, qu’est-ce que c’est que ce chenil ?!
À force de travailler avec des enfants, elle avait appris à ne plus jurer. Ça avait souvent été un sujet de plaisanterie avec ses collègues – mais ce n’était pas le moment de penser à ça.
Hazel était affamée. Cela ne pouvait plus durer. Elle ouvrit son communicateur et appela les services techniques.
Deux personnes lui répondirent, l’une en espagnol et l’autre en coréen. Elle ne comprit absolument rien.
Elle devait parler aux capitaines.
En arrivant sur la passerelle, elle ne fut pas dépaysée. Tulik était à son poste dans le fauteuil de commande, silencieux, il méditait. Olsen engueulait deux enseignes du service des opérations.
— Mais enfin, qui m’a foutu des abrutis pareils ?! On est sur un vaisseau spatial, la vie de cinq cents personnes est en jeu, merde !
Hazel s’attendait à ce que Tulik la corrige – ce qu’elle avait dit était inexact, ils étaient cinq cent douze sur l’Adventure. Mais il ne dit rien.
— Sur un vaisseau de la Fédération, ça peut arriver de déclarer la guerre par accident, de se retrouver enceinte d’un enfant extraterrestre, de perdre la mémoire, d’être capturé, torturé, de trébucher et s’empaler sur du matériel scientifique, de commettre un faux pas au niveau galactique, d’être contrôlé par une force supérieure, possédé par une entité transdimensionnelle ou empoisonné par du pollen d’amour. Mais confondre sa gauche et sa droite ? Non, ça, ce n’est plus possible ! Enseigne Swan, Enseigne Tanaka, je devrais vous faire rétrograder, vous envoyer moisir sur la station spatiale 31 ! À vingt-huit et trente-deux ans, on ne confond plus sa gauche et sa droite !!! Sacré nom d’un ragoût de Tribule, ce n’est plus possible !
Swan et Tanaka se regardaient, penauds. Tanaka ne comprenait même pas ce que la capitaine lui aboyait, quand à Swan, elle ne saisit que le verbe être, le mot « Tribule » et les jurons.
Tulik ouvrit les yeux, se leva lentement et commença à faire les cent pas.
— Riozhikaik, marmonna-t-il. Riozhikaik, riozhikaik, riozhikaik.
Hazel avait été enseigne de communication pendant quelques années. Mais elle n’avait jamais eu la mémoire d’apprendre une langue pour de vrai. Elle avait retenu des poèmes, des comptines, qu’elle chantait parfois à la garderie, et aussi un chant de guerre Klingon bourré de gros mots qu’elle n’amènerait pas au Strange New Worlds Daycare. Elle avait passé la plupart de sa courte carrière de communication à réparer le traducteur automatique, à accompagner en mission des officiers supérieurs qui lui faisaient porter le chapeau de leurs malentendus linguistiques à la première occasion et à boire de l’alcool synthétisé avec d’autres hommes et femmes en chemise rouge.
Le traducteur automatique.
Bingo.
— Capitaine ! interpela-t-elle.
Olsen lâcha enfin Swan et Tanaka et se tourna vers Hazel.
— Enseigne Dättwyler ! Vous me comprenez ? postillonna-t-elle, encore haletante.
Hazel hocha la tête.
— Est-ce que vous savez ce qui se passe sur ce satané vaisseau ? Je suis en train de devenir folle. Diplômés de l’Académie et ils confondent la droite et la gauche, merde !
— Oui, capitaine, je crois que je sais.
Najak avait perdu la notion du temps. Elle avait du sang sous les griffes. Le dégoût la saisit. Elle se lava les mains une fois, deux fois, jusqu’à ne plus voir une seule tache verdâtre. Elle ralluma la lumière, remit un peu ses cheveux en ordre et tâcha d’avoir l’air présentable. Au moins, son oreille n’était plus pliée comme à son réveil, mais elle ne pouvait rien faire pour les manches lacérées et sanglantes de son uniforme. Elle passerait à l’infirmerie quand elle le pourrait.
En sortant des toilettes, il lui sembla que le chaos ambiant était plus supportable. Elle regagna la salle des ingénieurs, toujours noyée dans les discussions confuses. Une quantité considérable de bananes chaudes s’était accumulée devant le synthétiseur. Elle les enjamba avec nonchalance et s’approcha du module de traduction.
— Pourquoi personne n’est venu le contrôler plus tôt ? pesta-t-elle.
Le fait que l’interface de l’appareil était en un ancien dialecte Ferengi, inusité depuis plusieurs siècles, devait y être pour quelque chose.
Elle y alla de mémoire, cliquant sur ce qui lui semblait être le stockage, et tomba des nues.
Toute la matrice de traduction avait disparu.
Il lui fallait en informer les deux capitaines.
Elle courut à travers les couloirs, bousculant plusieurs personnes à la hâte, et parvint à entrer dans le turboascenseur. Malheureusement, celui-ci descendait vers les ponts inférieurs, et Najak dut attendre de longues, longues minutes avant d’arriver enfin sur la passerelle.
— Je sais d’où vient le problème ! cria-t-elle.
— Ri’ken-tor nash-veh, dit calmement Tulik.
— Eh ben expliquez ! ordonna Olsen.
Hazel, agacée de se faire couper la parole, reconnut avec étonnement la cheffe du service des objets perdus.
— La matrice de traduction a été entièrement purgée, expliqua Najak. Je ne sais pas qui a effectué la dernière maintenance du traducteur mais je n’aimerais pas être à sa place.
Olsen consulta son Padd, puis se redressa d’un coup.
— Le sous-lieutenant Jeavons, évidemment ! Quel bon à rien, celui-là ! Oh, si je le trouve, il va m’entendre ! Je vais la lui faire dépurger, moi, la matrice de traduction !
Elle disparut dans le turboascenseur.
— Nam-tor Olsen riozhikaik komihnsu, dit Tulik, toujours assis en tailleur dans son fauteuil de capitaine.
Hazel ne comprit pas mais, à en juger par la réaction de Najak, ce devait être un constat important.
Puis leurs regards se croisèrent. Hazel rougit. Najak verdit.
— Hazel, il faut que je vous dise quelque chose.
— Le traducteur est réparé ? s’étonna Hazel.
— Hein ? Ah, non, ne vous inquiétez pas, je vous parle en Standard.
— Vous comprenez le Standard ?
— J’ai grandi sur Terre, vous savez ?
Hazel ne sut pas quoi répondre. Elle était née et avait passé toute sa vie sur l’Adventure. Sa seule visite sur Terre remontait à deux ans plus tôt, quand ses parents étaient partis à la retraite.
— Que vouliez-vous me dire ? questionna-t-elle.
Était-ce ce qu’elle espérait ? Et si la Vulcaine lui mettait un râteau, que ferait-elle ? D’ailleurs, y avait-il des râteaux sur Vulcain ?
— Hazel, je…
La sonnerie de l’interphone lui coupa la parole.
— Salle des ingénieurs à Passerelle, l’enseigne Davis est priée de se présenter au local technique, je répète, l’enseigne Davis est priée de se présenter au local technique !
Le temps d’un battement de cils, et elle avait filé.
Hazel resta debout, plantée là, sur la passerelle. Elle ne savait pas quoi dire.
Quelques étages plus bas, l’enseigne T’nai L’kei Najak Davis déballait tous les jurons de son répertoire en voyant la salle commune des ingénieurs intégralement remplie de bananes chaudes.

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