Chapitre 8

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Alexis

Si on m'avait dit en arrivant ici que j'allais me retrouver par un beau matin de début mai à suivre sur un "sentier de chèvres" une des plus jolies filles qu'il m'ait été donné de croiser dans ma vie, héritière d'une bonne fortune, je n'aurais pas misé un sou. Et j'aurais perdu. Au cours de notre discussion de la veille à la terrasse de "La Montagne", Layla m'a demandé si je voulais l'accompagner pour une randonnée à la journée. Elle m'a assuré que ce n'était pas trop dur, avec moins de dénivelé qu'autour d'Antraigues. Il faut aller un peu plus bas qu'Aubenas. Le village point de départ et d'arrivée s'appelle Rochecolombe.

Nous avons convenu de partir tôt, elle va venir me chercher pour 7h, afin de pouvoir commencer la randonnée aux alentours de 8h. Nous terminerons par une petite visite du village, un de ceux qu'elle trouve les plus jolis. Elle a cependant ajouté qu'il y avait beaucoup de jolis villages en Ardèche et faire un classement était impossible. Même si Antraigues emporte la palme dans son cœur, je l'ai vite compris.

Et c'est ainsi que, pour une fois, je ne regrette pas de faire des insomnies et d'être tiré tôt du sommeil. A 7h, je l'attends au bord de la route, sac sur le dos et équipement en conséquence. J'ai quitté Paris en emmenant mon bâton de marche et mes chaussures de randonnée. Comme il fait frais, j'ai revêtu un pantalon long que je pourrai retrousser et transformer en short dans la journée.

Layla est ponctuelle et cela fait à peine deux minutes que je suis arrivé que j'entends une voiture descendre par la route d'Aizac. Elle s'arrête à ma hauteur. Nous glissons mon sac dans le coffre et nous voilà partis. En chemin, elle me désigne des tas de choses à voir : les orgues basaltiques, l'usine de la source d'Asperjoc, les anciennes filatures. Nous traversons Vals-les-Bains encore endormie. Une ville de cure sans beaucoup de charme et qui semble bien à l'abandon. Beaucoup de maisons sont fermées, les murs décrépis. En traversant Labégude, Layla demeure silencieuse, ne reprend la parole que lorsque nous approchons d'Aubenas. La ville principale - qui n'est cependant pas la préfecture de l'Ardèche m'apprend-elle - est construite sur un grand promontoire et domine toute la plaine. A cet endroit, l'Ardèche est déjà large. Nous sommes cependant encore loin des Gorges.

- Tu as été voir les Gorges et Vallon ? me demande-t-elle alors que nous empruntons le tunnel qui passe en contrebas de la ville.

- Non. En fait, je n'ai pas tellement envie de faire de la route. Depuis que je suis ici, j'ai fait juste deux sorties le dimanche matin au marché de Vals. C'est le plus loin que je sois allé.

- Et bien ! Tout cela en plus d'un mois ! C'est un exploit. Il va falloir explorer plus, Alexis. L'Ardèche regorge de trésors !

Je réponds en lui jetant un petit regard de côté et en songeant qu'elle pourrait bien être l'un d'entre eux :

- Je n'en doute pas.

- Tu n'es même pas monté sur le plateau ?

- Heu... Non.

- Bon, cette semaine, je t'emmènerai là-haut. En cette saison, les fleurs de montagne sont en train d'éclore. Entre les genêts, les bruyères, les violettes, et s'il a fait frais tardivement, il peut rester des champs de jonquilles et de crocus. Et il y aura encore de la neige par endroits : quand je suis descendue, le sommet du Mézenc en était encore couvert.

- Heu, d'accord, dis-je déjà trop heureux de passer une autre journée en sa compagnie.

Nous en avons terminé avec le contournement d'Aubenas et bientôt, nous nous retrouvons sur une route qui passe au travers de la garrigue : le paysage est déjà bien différent de celui des alentours d'Antraigues, ce que je fais remarquer.

- C'est une des richesses de l'Ardèche, souvent insoupçonnée, me répond Layla. Tu peux faire peu de distance et changer complètement de paysages. En prenant vers Villeneuve de Berg, par exemple, tu verras des vignes et puis le plateau du Coiron avec ses anciens volcans qui ont une forme bien particulière, encore différente de ceux du plateau ou des alentours d'Antraigues. Quant aux Gorges... Je te laisserai y aller, tu te rendras compte par toi-même. Evite cependant les week-ends, il peut y avoir un peu de monde maintenant que la saison va commencer. Et c'est à bannir à tout prix en plein été ! Tu en profiteras pour visiter la Grotte Chauvet.

- Ok, dis-je. Je note.

Nous passons à hauteur de Vogüé qu'elle me conseille bien évidemment de visiter, précisant qu'il y a une randonnée facile à faire sur les hauteurs, dans la garrigue. Puis après quelques kilomètres, nous prenons une petite route sur la gauche en direction de Rochecolombe. Le village est effectivement très joli et possède la particularité d'avoir une partie ancienne plutôt en ruine, et une partie qui a été restaurée. Il est niché au creux d'un écrin de verdure, avec des collines tout autour. Le but de la randonnée est de monter jusqu'au sommet de celle se trouvant à l'est, de rejoindre l'ancienne voie romaine qui passe sur la crête, puis de faire toute une boucle qui nous ramènera au village, en passant non loin d'une belle cascade.

**

Nous avançons bien. Layla marche d'un bon pas, mais ça me va. C'est assez naturellement en fait que nous allons au même rythme, du moins tant qu'il ne faut pas grimper. Lorsque nous entamons l'ascension de la colline, avec une pente assez douce, je passe cependant le premier. Le chemin est bien balisé, facile à suivre. Et il a été débroussaillé récemment. Layla me suit sans difficulté, j'aurais pu la laisser passer devant, mais... Mais emprunter le chemin pavé de vieilles pierres plates tout en regardant ses jolies fesses moulées dans son short... Je ne suis pas certain que je serais arrivé en haut sans dommage.

Elle a eu raison de me proposer cette randonnée. Pour la beauté du site, le fait qu'il soit très agréable de marcher une bonne distance sous les arbres, pour l'originalité de parcourir une ancienne voie romaine, pour les points de vue sur le village, sur la cascade, sur les pans de roche calcaire, sur la vallée de l'Ibie, de l'autre côté de la colline.

Mais aussi tout simplement pour être avec elle. Nous apprenons à faire connaissance. Elle me parle très aisément de son attachement à Antraigues et à Aizac, de ses racines familiales. Puis, sans vouloir montrer que j'ai fait quelques recherches sur elle, je lui demande :

- Pourquoi, alors que tu es si attachée à cette région, n'y vis-tu pas ? Je peux imaginer qu'il n'est pas forcément facile d'y trouver du travail, mais ce n'est pas complètement abandonné non plus. Aubenas donne l'image d'une ville assez dynamique.

- Oui. Et sans doute que si certains événements ne s'étaient pas produits, j'aurais en effet fait mon possible pour m'y installer. Peut-être pas à l'année, mais j'aurais pu m'organiser pour y passer de plus longues périodes.

Nous faisons quelques pas, l'ancienne voie romaine est assez large pour que nous puissions marcher côte à côte. Elle marque un petit temps de silence, puis reprend :

- Alexis, j'ignore si tu as fait le lien, mais mon nom de famille doit te dire quelque chose...

- Oui, dis-je avec sincérité. Il me fait penser aux produits de beauté.

- Exact. Mon grand-père a fondé l'entreprise ; à l'origine, il fabriquait des produits pour les thermes de Vals-les-Bains, de Neyrac, puis il a trouvé d'autres débouchés. Les curistes appréciant ses produits, il a commencé à les proposer à plus grande échelle. Mon père a poursuivi cette œuvre, en développant la société à l'international. Il aurait pu continuer encore quelques années s'il n'avait pas fait un AVC qui l'a lourdement handicapé durant près de deux ans. J'ai repris la direction en catastrophe, sans y être vraiment préparée, même si j'envisageais de le seconder et qu'on pensait, lui et moi, organiser une direction collégiale quand je me serais sentie assez solide pour endosser ce genre de responsabilités.

- Ah en effet... dis-je, admiratif. Cela n'a pas dû être facile, sans compter l'inquiétude pour la santé de ton père. Il va bien, maintenant ?

- Il va beaucoup mieux. Il a récupéré de bonnes capacités physiques, et aussi au niveau de la parole. Mais il n'est plus capable de diriger l'entreprise et son médecin lui a de toute façon interdit d'endosser des responsabilités, même de moindre importance.

- Donc tout repose sur toi, désormais.

- Exactement.

- Cela fait longtemps que c'est arrivé ?

- Il a fait son AVC il y a un peu plus de quatre ans, maintenant. J'ai tout lâché. Mes projets, mes études. J'ai bossé comme une dingue pendant plus d'une année, en étant heureusement bien secondée et soutenue. Bien sûr, certains m'ont "conseillé" de les laisser faire, qu'ils allaient prendre des responsabilités, que je n'avais qu'à me laisser vivre et profiter de l'argent. Mais ce n'était pas cela que je voulais. Je ne les ai pas écoutés.

- J'imagine qu'il y a de vrais requins dans le monde des affaires. Sans compter que tu es une femme et que pour certains, tu devais être une "proie" facile.

- La petite oie blanche qui débarque de sa province, tu peux le dire, oui ! rit-elle. Sauf qu'ils ont vite déchanté. Je ne me suis pas laissé faire. J'ai eu de la chance aussi, que papa ait de bons collaborateurs, du moins, pour les postes à responsabilités. Et notamment, Laurent, le directeur général des services. Il avait tout juste quarante ans quand je suis arrivée, cela faisait plus de quinze ans qu'il travaillait dans notre entreprise, d'abord comme chef de service du personnel, puis comme adjoint. Et cela faisait cinq ans que papa l'avait nommé au poste de DGS. Il est très sérieux, carré, fiable. Je me suis beaucoup appuyée sur lui au début. Il m'a aidée à faire certains choix. Enfin, voilà. Je m'en sors, l'entreprise tourne toujours. C'était mon objectif et ça le reste.

Je hoche la tête et demande encore :

- Et donc, voilà la raison pour laquelle tu ne vis pas en Ardèche. Le siège social est à Paris, j'imagine ?

- Oui, dans le quartier de la Défense. Et l'altitude de mon bureau n'a pas grand-chose à voir avec celle des volcans. Et toi ? On a beaucoup parlé de moi, là !

- Moi... Je n'ai pas grand-chose à dire. Et il y a des choses dont je préfère ne pas parler. Mais je te rassure, je ne suis ni un mafieux en fuite, ni un dangereux psychopathe. Là, j'ai juste besoin... de faire un break, de changer d'air, de voir autre chose que mon quotidien. Et l'Ardèche est finalement un très bon endroit pour cela. J'aurais sans doute pu aller ailleurs, le hasard en a décidé ainsi. Des amis avaient des connaissances qui elles-mêmes connaissaient Monsieur Duras, le propriétaire du gîte que je loue... De fil en aiguille, je suis donc arrivé ici. Et ça me fait du bien.

- Alors c'est l'essentiel. Je peux quand même te poser une question ?

- Oui, vas-y.

- Tu vis où ?

- Région parisienne. Mais côté Créteil.

- Et ta famille ?

- Je suis fils unique. Mon père est décédé il y a trois ans et ma mère vit en Allemagne depuis vingt ans. Ils étaient divorcés. C'est mon père qui m'a élevé. Voilà, c'est tout.

Je reconnais que je suis moins disert que Layla, mais je n'ai pas tellement envie de parler de moi. Ni de ma famille, ni du boulot. Surtout pas du boulot, d'ailleurs.

Layla

Je suis contente d'avoir proposé à Alexis de randonner avec moi. Cela fait au moins trois ans que je n'étais pas venue à Rochecolombe et pourtant, c'est une randonnée qui peut convenir l'été, car une grande partie du parcours se fait sous les arbres. Nous discutons aisément, il se montre assez curieux de moi, mais rien qui soit indiscret. En revanche, je n'apprends pas grand-chose de lui, hormis qu'il vit habituellement à Créteil, soit à l'opposé de Paris par rapport à moi. Son entourage familial est réduit, du peu qu'il m'en a dit, puisqu'il est fils unique. Et qu'il a perdu son père assez récemment. Est-ce que son besoin de se "mettre au vert" découle de ce décès ? Je n'ai pas osé lui poser la question. J'ai bien compris qu'il ne tenait pas à développer les raisons pour lesquelles il se retrouve à Antraigues depuis un mois. De même, il ne me dit rien de son travail et je respecte son besoin de secret. Peut-être que j'en apprendrai plus au fil du temps.

Ah donc ! Cela amuserait certainement beaucoup Aurélie et Justine, ma propre petite sœur, que de savoir que j'ai l'intention de revoir ce jeune homme, du moins de profiter de ma semaine de vacances pour passer d'autres moments avec lui.

Parce qu'il y a plein de bonnes raisons de le vouloir. D'une part, il est agréable, pas renfermé, bien que discret. Il ne me drague pas lourdement. Je dirais même qu'il ne me drague pas du tout, ce qui pourrait presque en être vexant. Ensuite, l'Ardèche semble lui plaire et il se montre intéressé par tout ce que je peux lui en dire, les suggestions de balades que je lui propose, les quelques idées de découverte que je lui suggère.

Un autre bon point pour lui, c'est qu'il a été "adopté" par les champions. Nous les avons évoqués et nous avons bien ri aussi de ce qu'il appelle "sa bourde", quand il leur a posé des questions sur Jean Ferrat. Ah oui, quand même. J'ai bien ri de sa déconfiture qu'il m'a racontée avec humour et un peu d'embarras. Ma foi, je ne suis pas loin de penser comme nos vedettes de la pétanque. S'il ne m'avait pas dit qu'il vivait à Créteil, je me serais moi aussi demandé de quel trou il pouvait bien sortir. Comme si Antraigues n'était pas un peu perdue...

Enfin, et là, je n'arrive pas à trancher si c'est une bonne ou une mauvaise raison, mais il est vraiment beau garçon. Je suis à la limite de lui demander de poser pour certaines de nos publicités. En arrangeant un peu ses cheveux, tout en leur laissant ce mouvement sur le front, je suis certaine que toutes nos clientes fidèles ou potentielles auraient envie d'acheter nos shampoings. C'est une idée totalement saugrenue, j'en conviens, et je me garde bien de la suggérer, même pour faire de l'humour. Je ne suis pas certaine qu'il apprécierait d'être considéré comme un morceau de viande et je dois dire qu'à sa place, je réagirais pareillement. Je sais que je suis bien fichue moi aussi, que je fais des envieuses. Je n'aimerais pas cependant jouer au mannequin pour vendre des produits, même ceux qui portent mon nom.

**

Nous terminons la randonnée par un petit tour dans le village, puis nous rentrons à Antraigues. Je le dépose devant le gîte, il me remercie pour la journée et j'en profite pour lui laisser mon numéro de téléphone et prendre le sien, en lui disant que je n'ai rien de prévu de particulier cette semaine et qu'on peut donc monter sur le plateau quand ça l'arrange. Je vais juste regarder la météo, pour être certaine d'avoir beau temps et si possible, pas trop de vent là-haut. On se couvrira bien, de toute façon.

Je rentre donc aux Auches en toute fin de journée, fourbue, mais heureuse de ma sortie. Je me prends une bonne douche, range soigneusement mes affaires, nettoyant le bout de mon bâton de marche. Puis je prépare mon dîner. Une soupe bien épaisse, avec des grains d'orge, comme Tantine en faisait souvent, même si je ne retrouve pas tout à fait le goût des siennes. Elle devait y mettre un ingrédient magique que je suis bien en peine de retrouver.

Comme chaque soir depuis mon arrivée, je m'installe dans la bibliothèque pour manger. Pour plusieurs raisons, d'ailleurs. La pièce fait plus "cocon" que la grande salle en haut, elle est aussi plus lumineuse. C'est quasiment ma pièce préférée de la maison, je suis vraiment contente de ce que son aménagement a donné, par rapport au sous-sol sale et poussiéreux que c'était autrefois. J'ai conservé les murs de pierres apparentes. Si je venais plus souvent, j'y mettrais certainement quelques plantes vertes. J'y ai placé une belle bibliothèque, un meuble avec une bonne chaîne HI-FI, des fauteuils confortables, une jolie table basse, des tapis. Au mur, j'ai accroché quelques photos. Des agrandissements de vieilles cartes postales d'Antraigues, du col d'Aizac, du volcan. Et des photos de famille : mon grand-père et Tantine enfants, avec leurs parents, posant devant la maison, avec le cheval et la charrette à côté. Tantine et son fiancé en costume de soldat, juste avant qu'il ne parte à la guerre, en 39. Une autre qui date de 1941, alors qu'il était déjà engagé dans la Résistance. Mais aussi une photo de l'usine d'Ucel, mon grand-père posant avec tout son personnel dans la cour. Enfin, dans un cadre, un peu mélangées, des photos plus récentes : du mariage de mes parents, de mon frère, ma sœur et moi-même enfants, et surtout, les deux bouilles adorables de mes neveux.

Tout en dînant, j'écoute un peu de musique, puis je me plonge dans un livre, mais j'ai bien du mal à me concentrer sur ma lecture, car ne cessent de me revenir à l'esprit nos conversations de la journée avec Alexis. Et quand je laisse mon regard voguer, c'est son visage et son regard qui s'impriment sur mes pupilles.

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