Chapitre 9

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Alexis

J'ai étrangement dormi cette nuit. A la fois profondément et bizarrement. Je me réveille plusieurs fois en sueur, pour me rendormir aussitôt. Ces derniers temps, l'exercice physique me faisait plutôt du bien et concourait certainement à un meilleur sommeil. Il aurait dû en être de même cette nuit, après la randonnée de la veille, surtout qu'elle était la plus longue que j'ai faite jusqu'à présent. Pas forcément la plus difficile : celles pour monter à Craux ou au volcan d'Aizac présentaient plus de dénivelé.

Je me réveille pourtant plutôt reposé, mais avec un sentiment de vide, de manque. Après mon petit déjeuner, je fais le point sur mes provisions. De quoi faire pour la journée, mais il me faut du pain. Et des fromages. Ne me sentant pas courageux pour un sou, je monte au village en voiture, j'achète ce qu'il me faut et je rentre. C'est encore une belle journée qui s'annonce et je m'installe sur la terrasse avec un livre.

La bibliothèque de Monsieur Duras est bien fournie. Je ne sais pas si l'homme a de la culture ou si ce sont ses locataires qui ont permis d'offrir ainsi de la lecture, mais je trouve à mon goût sans problème. Quelques essais, mais surtout beaucoup de romans, français comme étrangers : américains, du nord comme du sud, russes, anglais, espagnols, italiens... Un peu de poésie aussi et plusieurs livres sur l'Ardèche.

Le temps passe tranquillement. Je n'ai pas encore décidé si j'allais rejoindre les "champions" ou pas cet après-midi. Après le déjeuner, je somnole, puis m'endors carrément. Je me réveille encore en sursaut, comme les premiers jours ici. Mais cette fois, ce n'est pas un rayon de soleil qui m'a sorti d'un cauchemar. Juste un rêve érotique et trop... délicieux.

Je passe dans la salle de bain, me rafraîchis rapidement. Puis je quitte l'étage et descends jusqu'à la terrasse d'un pas un peu lourd. Mon livre est ouvert sur la table, mais je n'ai aucune envie d'y plonger. En revanche, sur mon téléphone m'attendent deux messages. Un de ma mère qui vient prendre quelques nouvelles et à laquelle je réponds aussitôt que tout va bien, que je me repose bien et que je découvre une belle région. L'autre est de Layla, me demandant si je suis bien remis de la randonnée d'hier et si ça me convient d'aller vendredi sur le plateau.

Plutôt que lui répondre par un simple message comme à ma mère, je l'appelle tout en me disant que je vais peut-être tomber sur le répondeur. Elle décroche au bout de trois sonneries :

- Allo, Alexis ?

- Bonjour, Layla, ça va ?

- Oui, et toi ?

- Bien. Je viens juste de lire ton message. Ca me va pour vendredi.

- Il y aura sans doute un peu de monde, avec le week-end férié, mais demain, la journée s'annonce couverte, voire un peu pluvieuse. Et jeudi, il y aura du vent.

- Vendredi, c'est bien.

J'hésite à lui demander quand est-ce qu'elle remonte sur Paris. Si elle part samedi ou dimanche. J'ai tendance à penser que ce sera dimanche, malgré la circulation sans doute plus chargée. Maintenant que je me fais une assez bonne idée de son attachement à cette région, je suis quasiment certain qu'elle va prolonger son séjour jusqu'au bout.

- Parfait, dit-elle.

Nous demeurons un instant silencieux, je ne sais quoi ajouter. Alors que j'aimerais beaucoup la voir d'ici vendredi.

- Tu fais quoi demain ?

Nous éclatons de rire car nous avons posé la même question ensemble. Il nous faut un moment pour réussir à calmer notre hilarité et pour être capables de parler à nouveau normalement.

- Je pensais randonner autour de Genestelle ou de Saint-Andéol, me répond-elle. Mais s'il pleut, ce ne sera pas agréable. Tu me disais hier que tu n'avais pas visité Aubenas. On peut y aller l'après-midi, si ça te dit.

- Ok.

- Je passe te chercher pour 14h, ça t'ira ?

- Parfait. A demain, Layla.

- A demain. Passe une bonne fin d'après-midi.

**

Je passe une bonne fin d'après-midi. Je retourne au village, pour la partie de pétanque. Nous sommes en nombre impair, nous tournons donc. Puis nous prenons le traditionnel petit verre. Heureusement que Mariette fait les pastis légers, sinon, il y aurait de quoi devenir alcoolique, à se prendre un petit coup comme ça tous les jours.

Malgré un peu de courbatures dans mes jambes, j'ai eu le courage d'y aller à pied et je décide de redescendre non par la route habituelle, mais en prenant les ruelles et en passant par le pont du fromage. Le soir, je m'installe à la terrasse et profite de l'air très doux. On ne dirait pas qu'il va pleuvoir demain ou que le temps va changer.

Quand je suis arrivé ici, je ne pensais pas à grand-chose. J'ai finalement, et à ma grande surprise, assez vite fait la coupure avec le boulot et la vie parisienne. Puis j'ai vécu à un rythme oisif, presque de vacances. Et depuis quelques jours, mes pensées sont tournées vers Layla. Elle suscite des émotions et sentiments divers, admiration, curiosité.

Et désir.

Je ferme les yeux, noue mes bras derrière ma tête et me laisse aller un peu en arrière. Ma dernière aventure remonte à l'été dernier, lorsque j'avais passé quelques jours chez un de mes cousins, en Normandie. Une sortie avec quelques potes, une rencontre dans un bar. Enchaînement avec une discothèque, étreinte rapide à l'arrière de sa voiture. Rien de mémorable.

Quant à ma vie sentimentale, elle affiche un encéphalogramme plat depuis mon embauche à l'hôpital. Je n'ai jamais vécu de "vraie" relation. Des aventures, par-ci, par-là, c'est tout. Il est possible que le divorce de mes parents, qui fut assez douloureux pour mon père, et pour moi-même aussi, ne m'ait quelque peu refroidi pour un engagement vraiment solide. Je n'ai d'ailleurs jamais vraiment cherché cela.

Et je m'avoue que je n'imagine pas du tout ce genre de choses avec Layla non plus. Si elle suscite quelque chose de totalement différent d'un désir fugace vite assouvi et encore plus vite oublié, m'engager dans une relation avec elle me paraît incongru. Je n'arrive déjà qu'à peine à me projeter aux deux-trois jours à venir, alors quelque chose qui dure... Que ce soit personnel ou professionnel, c'est impossible à envisager pour moi pour le moment.

Quant à elle... Je ne lui ai bien sûr pas posé la question, mais je pense qu'elle est célibataire. Sinon, les rares vacances qu'elle peut s'octroyer, elle ne les passerait pas seule dans un trou paumé, bien que charmant, comme Antraigues. Elle y viendrait au moins avec son mec. De ce qu'elle m'en a dit, son travail est très prenant, elle s'est énormément investie pour remplacer son père au pied levé, pour assumer la tâche de diriger l'entreprise. Et pas seulement pour la maintenir à son niveau de fonctionnement, pour la développer aussi. Elle ne paraît pourtant pas assoiffée d'ambitions, du moins pour elle-même. La maison de famille ici semble lui suffire, elle n'affiche pas des envies de yacht, de croisières de luxe, d'appartements bien placés dans des endroits chics et chers. Pourtant, je pense qu'elle pourrait s'offrir cela aisément.

Layla

C'était très amusant, cette conversation avec Alexis. J'ai failli me sentir gênée, à ne plus savoir quoi dire, à hésiter de lui proposer qu'on se revoie à une autre occasion que la balade prévue sur le plateau, puis nous nous sommes posé la même question au même moment et c'était vraiment drôle. J'apprécie de plus en plus sa compagnie, sa simplicité. Il est loin d'être idiot aussi, même si parfois, il semble un peu "à l'ouest". Quelque part entre perdu et rêveur, réfléchi et secret. Mais sans être fuyant pour autant, sans être misanthrope. Je n'arrive pas à déterminer cependant s'il est de nature contemplative ou si ce sont les circonstances dont il a refusé de me parler qui l'ont rendu ainsi, si c'est juste passager. Il m'a seulement confié avoir besoin de faire un break, de changer d'air. J'espère que l'Ardèche lui fera du bien.

Comme nous avons convenu d'aller à Aubenas demain après-midi, je décide de me rendre demain matin à Ucel et à Labégude. C'est toujours délicat, difficile et douloureux d'aller là-bas, mais j'ai besoin de voir les lieux. Si le projet que je commence à fomenter en secret pouvait tenir la route, il me faut d'abord évaluer l'état des usines. Elles sont toujours propriétés de l'entreprise, c'est déjà ça. Il y a deux ans, j'avais reçu une proposition d'une association me demandant la possibilité de racheter celle d'Ucel pour un euro symbolique ou presque afin d'y installer un lieu culturel, d'expression artistique. J'avais poliment refusé, mais en disant que je réfléchirais à leur suggestion, qu'elle pouvait être intéressante. Les choses en sont restées là.

Pour cette fin de journée, cependant, je m'offre une petite marche via la route jusqu'à l'église et surtout le cimetière. Je me recueille un moment sur la tombe de Tantine et sur celle de mes grands-parents. Dans un petit sac, j'ai apporté éponge et brosse pour nettoyer les pierres et je m'y active. Habituellement, je fais cela l'été, mais autant profiter de cette visite pour m'en occuper. Ainsi, cet été, je n'aurai pas un long entretien à faire.

**

Je quitte tôt Aizac ce matin. A croire que je ne me débarrasse pas facilement du rythme parisien et qu'une grasse matinée est totalement exclue. Ce n'est pas un souci, cela va me laisser le temps de passer aux usines, puis de faire quelques courses pour le pique-nique de demain, avant de rentrer déjeuner à la maison. J'ai largement le temps de faire tout cela avant de récupérer Alexis.

En un quart d'heure, je suis à Ucel. C'est l'usine la plus petite. C'est aussi la toute "première" de l'entreprise, là où mon grand-père avait développé ses premiers produits, à partir de l'eau provenant des collines alentours. Savons à la lavande, crèmes diverses. J'ai retrouvé, lors d'une visite précédente, dans ce qui était autrefois son bureau, d'anciennes "recettes". Je les ai précieusement gardées et ramenées aux Auches. Pas la peine que cela reste traîner ici, on ne sait jamais.

J'ai pris avec moi les clés des deux usines, clés que je laisse toujours aux Auches. J'en ai un double à l'appartement, à Boulogne. Et bien entendu, le gardien que j'ai embauché pour surveiller les lieux en possède aussi. Son job est plutôt enviable : il doit passer deux fois par jour sur les deux sites, faire un tour. Je l'ai prévenu que j'allais venir dans la semaine, sans savoir quel jour précisément. Il est possible que je le croise durant sa tournée.

Après avoir passé la grille d'entrée, je laisse la voiture dans la cour, près d'une des portes d'accès. A l'intérieur, le grand atelier est totalement vide. Les machines étaient trop vieilles et ont été vendues à la ferraille. Mon père en a tiré quelques milliers de francs, une peccadille. Mais même s'il les avait conservées, je sais très bien que je n'aurais rien pu en faire. Les murs sont bons : comme pour bien des usines de moulinages, ils ont été construits avec les pierres d'ici. Il faudra faire une réfection d'ensemble, certainement. Et tout mettre aux normes. Mais encore faut-il avoir un projet pour le lieu.

Je fais un petit tour dans le bureau de mon grand-père. Sa table de travail est restée là, ainsi qu'une armoire dans laquelle j'avais retrouvé les fameuses recettes. Je connais le contenu de cette pièce, je ne cherche rien de particulier. Je fais plus un petit tour histoire de saluer sa mémoire. Mes souvenirs de lui sont lointains. Il me reste l'image d'un homme ferme, travailleur. Lorsque j'étais petite, papa passait encore beaucoup de temps avec lui pour avoir son avis sur ses projets. De ce que Tantine m'avait cependant raconté, mon grand-père avait parfois un peu de mal à mesurer l'étendue des projets de papa. Mais il avait laissé faire. Il n'a jamais vu la fermeture des deux usines et c'est tant mieux. Je n'aurais pas aimé qu'il vive cela.

C'est après son décès que nous sommes partis à Bordeaux, puis que papa a d'abord transféré le siège social à Paris. Maman disait que pour nos études, Bordeaux, ce serait quand même plus facile qu'Aubenas où nous habitions à l'époque. Mon frère était au collège, moi encore en primaire et ma sœur allait commencer son CP. Sur le coup, ça avait été un peu difficile pour elle, mais elle s'est acclimatée bien plus vite que moi à Bordeaux. Quant à mon frère, il était ravi car il intégrait un collège neuf et bien plus "chouette" que celui d'Aubenas. J'étais vraiment la seule à traîner des pieds pour rejoindre les rives de la Garonne. Pas étonnant que j'aie toujours été un peu "à part", que des trois enfants Noury, je sois celle qui ait à la fois suivi les traces du père et du grand-père tout en montrant sa différence.

Et ce qui commence à me trotter dans la tête n'est pas le moindre des chemins de traverse que je pourrais emprunter.

Je ne m'attarde pas à Ucel et file à Labégude. Il me faut repasser par Vals, car l'usine n'est pas sur la même rive, tout en étant relativement proche à vol d'oiseau. Là, la sécurité est renforcée, avec un code que le gardien et moi-même changeons d'un commun accord une fois par mois. Il m'a aussi fait placer des caméras de surveillance, car dans l'usine demeurent des machines, toute une chaîne de production. J'ignore si c'est encore en état de fonctionner, ce qui est récupérable ou non. Il me faudra lancer une étude aussi sur ce point. Mais l'usine est suffisamment grande, je le sais, pour y fabriquer les emballages de nos produits. Du moins, tous ceux qui sont en carton. Pour les bouteilles, tubes, boîtes en plastique, cela pourra rester dans un premier temps en Turquie. Certes, nous avons développé nos marchés, notre production est plus importante que lorsque mon père avait fermé l'usine, mais je pense qu'en organisant bien les choses, cela serait possible. Autrefois, c'étaient tous les emballages, cartons et plastiques, qui étaient fabriqués ici.

Je me promène un moment dans l'atelier. Je ne suis pas capable d'évaluer l'état des machines, mais ce qui m'intéresse, ce sont les lieux eux-mêmes. Les murs sont sains ; à première vue, la charpente tient toujours. A côté de l'atelier principal, il y a deux grands entrepôts : l'un où l'on stockait la matière première, l'autre la production avant expédition. Une petite partie était destinée à l'usine d'Ucel, pour les crèmes, l'autre pour l'usine de Libourne, celle où toute la production a été regroupée après la fermeture d'Ucel. Celle qui continue à fabriquer tous nos produits, y compris ceux à destination de l'étranger. C'est une grosse usine et je m'y rends tous les deux mois environ. Je projette d'ailleurs d'y passer en juin. J'irai voir mes parents au cours d'un week-end, puis l'usine.

Je jette un œil à ma montre, il est temps que je reparte et que je m'arrête en chemin à Vals pour les courses. Mais en refermant la grille de la cour derrière moi, je sais déjà une chose : il faut que je lance une étude sur la faisabilité de mon projet. Sans données, cela restera une belle idée.

Et je voudrais que ce soit plus qu'une belle idée.

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