Chapitre 18

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Alexis

Cela fait moins d'une semaine que Layla est arrivée quand se produit l'accident qui va chambouler beaucoup de choses dans ma vie et dans la sienne. Nous nous sommes rendus sur le plateau le mardi et ce jeudi, le temps s'annonçant un peu plus frais, nous décidons de faire la randonnée de Craux, une de celles que j'avais faites seul, avant même de la rencontrer.

Pour ce mercredi soir, le plus simple est de rester chez moi : nous pouvons en partir directement pour la randonnée, il n'y a que la Volane à traverser et moins d'un kilomètre à faire pour rejoindre le départ du sentier, non loin du coin baignade. Nous prévoyons d'ailleurs maillots et serviettes de bain pour en profiter au retour.

Je suis très heureux de refaire ce parcours avec Layla, car j'avais vraiment aimé cette randonnée, au printemps. Arrivés près du château de Craux, nous pique-niquons dans la prairie, puis nous parcourons les alentours. Layla me désigne les différents sommets, les vallées. Elle me montre aussi sa maison que l'on peut voir d'ici. Je ne l'avais pas particulièrement remarquée lors de ma première visite, j'avais juste noté qu'il y avait des hameaux un peu partout sur la montagne.

Elle me parle aussi d'une longue randonnée pour joindre le plus haut sommet de cette partie de la vallée, celle qu'elle appelle "la route des crêtes". Cela fait un moment qu'elle aimerait la refaire, mais une grande partie du chemin se trouve en plein soleil et en cette saison, ce n'est pas l'idéal. Nous gardons cependant l'idée en tête et nous aviserons en fonction de la météo d'ici la fin de ses vacances.

Nous redescendons par le même chemin, profitant de quelques arrêts pour admirer la vue et voir Antraigues de plus en plus proche. Puis nous franchissons l'un des petits ponts enjambant le Mas pour gagner le coin baignade. Nous n'en sommes plus loin lorsque nous sommes alertés par des cris :

- Mon fils ! Il va mourir ! Il va mourir !

Si Layla reste immobile quelques secondes, je ne marque pas la moindre hésitation ou stupéfaction et m'approche d'un groupe qui grossit de secondes en secondes, interpellant quelques personnes :

- Que se passe-t-il ?

- Un enfant... Il a chuté... Il est blessé...

- Laissez-moi passer, dis-je avec autorité. Je suis médecin.

La foule s'écarte devant moi, j'ignore si Layla m'a suivi.

- Docteur ! Sauvez-le !

Devant moi un jeune adolescent - il doit avoir entre neuf et onze ans - est allongé sur l'herbe sèche et les cailloux. Une flaque de sang se dessine sous sa tête. Je m'agenouille aussitôt et cherche son pouls. C'est bon, il bat. Puis je demande :

- Avez-vous alerté les secours ? Que s'est-il passé exactement ? Ne paniquez pas, les blessures à la tête saignent beaucoup.

Quelques personnes commencent à raconter, la mère pleure et crie toujours. Il me faut du calme. Et moins de monde autour de moi. Avant même que je donne d'autres directives, j'entends la voix posée de Layla à mes côtés :

- Je suis secouriste. J'assiste le docteur. On se calme. Ecartez-vous, il faut de l'air et de la lumière. Madame, asseyez-vous à côté. Quelqu'un a-t-il une trousse de secours dans sa voiture ? Une bouteille d'eau ? Pour Madame, d'abord.

Je sens les curieux refluer, s'éloigner. Une jeune fille s'approche et me raconte ce qui s'est produit : le gamin faisait le fou, il s'était mis en tête de grimper sur le muret qui protège la barrière amovible de la retenue d'eau. Des protections sont installées pour empêcher quiconque de monter sur ledit muret, mais des enfants peuvent s'y glisser et des adultes les contourner. Mais enfin, il faut avoir l'idée de grimper là... juste pour s'en servir de plongeoir alors que des rochers bien placés et accessibles sans difficulté depuis la rive remplissent le même rôle. Le gamin a réussi à monter... et est tombé de l'autre côté, faisant une chute de près de deux mètres sur les rochers en dessous. Cela s'est produit juste avant notre arrivée et deux hommes, son beau-père et un cousin, l'ont remonté jusqu'ici. Je peste en moi-même car il aurait fallu éviter de le déplacer, mais visiblement, personne n'a été en mesure de les en empêcher. Néanmoins, grâce aux dires de la jeune fille, je peux déjà me faire une idée des traumatismes causés.

Deux personnes nous rejoignent dont un homme qui se trouvait sur l'autre rive. Il est lui aussi secouriste et seconde Layla avec efficacité, en téléphonant notamment aux services de secours. Les pompiers vont remonter de Vals-les-Bains, c'est une question de minutes avant qu'ils arrivent. D'ici là, il faut que j'arrête l'hémorragie et que j'évalue d'autres éventuelles blessures : fractures, hémorragie interne... Le gamin est évanoui, mais il respire normalement.

L'autre personne est une dame qui est allée chercher une trousse de secours dans sa voiture. Je me lave rapidement les mains avec ce que j'ai à disposition, à savoir essentiellement de l'eau et une bouteille d'alcool à soixante-dix degrés. Puis je prends les compresses et avec précaution, je soulève la tête du garçon pour les glisser dessous. Instantanément, je me retrouve avec les mains poisseuses de sang.

J'entends Layla ordonner, sans doute en désignant des adolescents :

- Là, vous trois, vous prenez des gilets jaunes dans les voitures, et vous allez vous répartir sur la route. Dès que vous voyez les pompiers, vous les guidez par ici. Madame, soyez rassurée, les pompiers arrivent. Vals, c'est tout proche. Faites vite les jeunes, le temps que vous arriviez au rocher du fromage, ils seront peut-être là. Mais restez prudents ! Ne vous mettez pas en danger en plein milieu de la route. Avec vos gilets, ils vont vous voir. Monsieur a indiqué que nous étions au coin baignade d'Antraigues, mais nous gagnerons du temps à les guider. Merci. Madame, calmez-vous, restez assise. Le docteur s'occupe de votre fils. Il respire normalement, il est évanoui.

Au fil des minutes, je sens le regard de Layla se poser de temps à autre sur moi, sa voix reste calme, mais ferme. Les curieux se tiennent à distance et l'autre secouriste y veille. Les voitures qui étaient garées près de l'accès et sur le parking sont déplacées pour permettre au véhicule des pompiers de stationner au plus près.

Je donne quelques autres directives, demandant une serviette de bain propre, les chaussures du garçon. Des choses qui ne servent à rien, mais qui occupent et qui donnent le sentiment à l'assistance que nous agissons et avons les choses en main. Je continue à prendre le pouls du garçon, régulièrement, et à surveiller sa respiration. J'ai fait une sorte de boule avec plusieurs compresses pour comprimer sa plaie. Il bouge un peu la tête, son évanouissement ne va pas durer. Heureusement, nous entendons la sirène des pompiers et quelques instants plus tard, ils sont là et prennent le relais. Je demeure avec eux, expliquant ce qui s'est passé, ce que j'ai fait, mes premières conclusions. Mais sans matériel, je n'ai pu accomplir que les gestes d'urgence. J'indique aussi que l'enfant a été déplacé et je vois bien le froncement de sourcils du chef de l'escouade. J'espère que cela sera sans gravité et que le gamin ne subira pas d'autres traumatismes. Mais ses membres répondaient et semblaient fonctionner normalement, de ce que j'ai pu évaluer.

L'enfant est rapidement évacué sur l'hôpital d'Aubenas, la famille suit, le beau-père se sentant en état de conduire. Je prends note via le chef des pompiers du numéro interne du service des urgences pour les contacter dans la soirée et prendre des nouvelles. Puis nous nous retrouvons, un peu désœuvrés et hagards sur la rive désertée. Plusieurs familles qui se trouvaient là ont quitté les lieux à l'arrivée des pompiers, d'autres se sont éloignées pour que leurs enfants ne restent pas à regarder le gamin blessé et inconscient. Sûr que cela en fera réfléchir plus d'un... Si cela pouvait servir de leçon, tant à certains petits aventuriers qu'aux parents négligents. Du peu que j'ai compris, la mère et le beau-père ne surveillaient pas particulièrement le gamin et ne lui avaient pas interdit de monter sur le muret. Négligence et inconscience sont bien souvent la cause principale des accidents, je suis bien placé pour le savoir.

Le monsieur secouriste s'approche alors et nous discutons tous les trois, sa femme est là aussi. Je le remercie d'être intervenu et de nous avoir secondés efficacement, Layla et moi. Lui dit que le gamin a eu de la chance que j'arrive, car les parents étaient en train de paniquer et de faire n'importe quoi. Il n'a pas vu l'accident se produire, il se trouvait plus haut, à l'autre bout de l'aménagement du plan d'eau et s'apprêtait à quitter l'endroit avec les siens, sa femme et deux enfants qui, eux, sont restés sagement dans la voiture. Le temps qu'il arrive, le beau-père avait déjà bougé l'enfant blessé et le déplaçait.

- J'ai crié, me dit-il, de ne pas le faire. Mais je pense que dans la panique, ils ne m'ont pas entendu. Et puis la mère criait aussi... Le temps que je traverse en essayant de ne pas tomber moi aussi sur les rochers, vous étiez déjà là.

- Les gens sont imprudents, soupire sa femme. Et tu vois, sur le nombre que nous sommes là, vous n'étiez que deux secouristes ! Et encore, Madame est arrivée seulement avec vous, docteur. Si vous n'aviez pas été là, tu aurais été le seul ! ajoute-t-elle en direction de son mari.

- C'est un vrai problème que le besoin de formation et d'information aux gestes de premiers secours, dit Layla. Ca commence à s'améliorer, mais typiquement, la situation que nous venons de vivre est un bon exemple.

Je hoche la tête, puis tranquillement, je me dirige vers une des tables de camping toute proche pour m'asseoir. Mes mains tremblent légèrement, l'adrénaline est en train de refluer. Layla salue le couple qui s'éloigne, puis s'approche de moi.

- Ca va ?

- Oui. Juste le temps que je digère. On va rentrer. Cela ne sert à rien de rester là.

- Oui, bien sûr. Tu veux boire ou manger un truc ?

- Il te reste quelques biscuits ?

- Oui, dans mon sac. Je vais le chercher. Et ma gourde n'était pas vide.

J'accepte ses provisions, me désaltère, puis nous repartons. Nous nous étions dit qu'après la baignade, nous serions peut-être montés au village pour prendre un verre en terrasse, mais l'idée ne nous effleure même plus et nous rentrons au gîte, en silence.

Dès que j'arrive, je propose à Layla de se doucher et se changer, elle avait prévu et laissé là quelques affaires. Elle passe la première dans la salle de bain alors que je m'écroule sur une chaise de la terrasse. Le soleil est passé du côté du volcan, l'ombre gagne lentement.

Layla

Je ne suis pas mécontente qu'Alexis m'ait proposé de me doucher la première et pas seulement par galanterie. J'ai vraiment besoin de me retrouver un peu seule, de me laver et de me détendre. Ce qui vient de se passer est suffisamment bouleversant pour que j'apprécie ce moment. Je récupère mes vêtements propres dans sa chambre, puis j'investis la salle de bain. J'ôte rapidement mon short et mon t-shirt, bien mouillés de sueur. Les dessous les rejoignent alors que j'entre dans la cabine de douche. Le gîte est propre, facile d'entretien et bien conçu. Très pratique. Duras a bien fait les choses en rénovant la maison de ses parents. Enfin, si j'ai bonne mémoire... A moins que ce ne soit celle de ses beaux-parents ? Si Tantine était encore là, elle me dirait à coup sûr... Enfin, là n'est pas l'important.

L'eau ruisselle sur mon corps et j'évacue toute la fatigue de la marche et surtout le stress lié à l'accident. Je ne pensais pas avoir à utiliser dans ces conditions mes connaissances de secouriste. Lorsque j'ai pris la tête de l'entreprise, j'ai favorisé au mieux ces formations pour la majorité des employés volontaires. Et j'ai été une des premières à les suivre, non par volonté de passer avant tout le monde, mais l'AVC de papa était une motivation puissante. Et beaucoup de mes employés, au moins au siège, ont aussi été sensibles à cet argument. Certes, l'accident de papa ne s'est pas produit au travail, mais cela peut arriver n'importe où, n'importe quand.

Comme il peut arriver à n'importe quel gamin de faire le zouave tandis que ses parents regardent ailleurs.

Alors que je prends le temps de me faire un shampoing, les pensées s'entrechoquent dans mon esprit. Je pense au gamin, j'espère qu'il va bien, qu'il va s'en sortir. Les paroles des pompiers étaient rassurantes, quand ils sont partis, mais il est possible aussi qu'ils aient dit cela pour les personnes autour de nous, en particulier les parents. Ceux-là, je les retiens. Et notamment le beau-père qui commençait à mettre en cause la sécurité des lieux... D'ici qu'il ait dans l'idée de faire un procès à la commune, ce serait bien le genre ! Et cela me met en colère. Ces gens qui ne prennent pas leurs responsabilités et qui reportent leurs négligences sur les autres. Alors que le type en question a commis une grossière erreur en bougeant le gamin...

Mais je pense aussi aux révélations que cet accident implique. Alexis est médecin ! Je n'avais pas imaginé cela. J'avais pensé à un métier sous pression, dans une entreprise privée, mais pas à un médecin. Où exerçait-il ? En hôpital ? C'est bien possible. Il va falloir qu'il m'explique : une nouvelle discussion entre nous s'impose.

Après m'être rincée, je demeure encore quelques moments sous la douche. Je coupe l'eau et m'appuie le front contre le carrelage. C'est frais, cela fait du bien à ma tête qui me donne l'impression de vouloir exploser. Puis je sors enfin de la cabine de douche, me sèche rapidement et enfile mes vêtements. J'avais choisi pour ce soir une petite robe légère et fluide, particulièrement agréable pour une soirée estivale. Enfin je range rapidement les affaires sales, les glisse dans le sac que j'ai laissé dans la chambre d'Alexis, et descends au rez-de-chaussée.

Il est assis sur la terrasse, la tête dans ses mains, les coudes plantés dans ses cuisses. Il a disposé sur la table des verres et de quoi nous désaltérer. Il se redresse dès qu'il m'entend. Je prends place sur le fauteuil à ses côtés, lui caresse la main :

- Tu as des nouvelles du gamin ?

- Non, je viens d'appeler aux urgences, tout ce que je sais, c'est qu'il est arrivé et que le chef des pompiers a laissé mes coordonnées si besoin. Il a été pris en charge tout de suite.

- Une vraie urgence, pour le coup, dis-je.

- Oui, répond-il simplement, avec gravité.

Puis il s'appuie contre le dossier de sa chaise, fait un vague geste de la main et commence :

- Layla, je...

Avant de s'arrêter aussitôt. Je retiens un soupir, glisse ma main dans la sienne.

- Va te doucher, Alexis, détends-toi un moment, ça fait du bien. On parlera après. Et je te passe le téléphone dès que tu as un appel.

- OK.

Alexis

J'abandonne Layla sur la terrasse et file à mon tour sous la douche. S'il n'y avait eu ces péripéties, nous l'aurions peut-être prise ensemble, la cabine étant suffisamment grande pour accueillir deux personnes. Mais je pense que nous n'avons, ni elle, ni moi, la tête à la bagatelle pour le moment. Je ne dis pas que, tout à l'heure, quand nous serons rassurés pour le jeune blessé...

Je ne m'attarde pas, mais elle avait raison : cela me fait du bien. Entre la randonnée et le stress, j'étais en nage. Je la rejoins sur la terrasse.

- Pas d'appel, me dit-elle. Tu penses qu'on va attendre combien de temps avant d'avoir des nouvelles ?

- Difficile à dire. Tout dépend de l'état de l'enfant. Si cela nécessite une opération ou pas... Le temps de faire les radios, aussi. Si on ne m'a pas appelé, c'est qu'ils n'ont pas besoin d'éléments supplémentaires pour le diagnostic. Et que les pompiers ont transmis ce qui était nécessaire. Je n'aurais pas pu apporter grand-chose de plus, de toute façon.

Layla hoche la tête, puis dit :

- Tu veux manger quelque chose ?

- Pas pour l'instant, ça va. Et toi ?

- Ca va aussi. Par contre, si tu as autre chose que de l'eau fraîche, j'avoue que je boirais bien une bière ou un pastis léger. Un peu d'alcool, quoi.

- Pas de soucis. J'ai quelques Bourganel au réfrigérateur. Parfum myrtille ou châtaigne ?

- Hum... Va pour myrtille, sourit-elle.

- Ok.

Je reviens vite avec deux bouteilles et deux grands verres. Nous buvons nos premières gorgées en silence, puis Layla me demande doucement :

- Ainsi donc, tu es médecin, Alexis...

- Oui. Médecin urgentiste plus précisément.

- Explique-moi pourquoi tu n'exerces pas. Ou plus ?

Je la regarde droit dans les yeux. Je sais que l'heure des explications et des confidences a sonné. Il est sans doute grand temps, d'ailleurs. Alors je commence :

- J'ai fait un burn out au printemps. J'ai perdu connaissance en pleine observation d'une patiente dont j'ai oublié quel était le souci de santé. J'ai failli mettre toute l'équipe dans la panade. Un de mes meilleurs amis, médecin généraliste, m'a aussitôt mis en arrêt maladie, puis m'a obligé à prendre du recul et du repos. Il m'a vraiment forcé la main pour que je me mette en disponibilité, mais je reconnais qu'il a eu raison : je n'aurais pas pu continuer ainsi. Les conditions de travail à l'hôpital se dégradent de plus en plus, et ce, depuis des années. Les alertes ne servent à rien, tout le monde s'en fout, au ministère de la Santé, comme dans l'opinion. Sauf quand on est concerné, bien sûr. Et dans les services d'urgence, c'est encore pire. On récupère de tout, le manque de médecins généralistes accentue le phénomène : les gens n'ont plus de médecins référents et au moindre souci, ils viennent aux urgences. Et on se retrouve à gérer tout et n'importe quoi. De la vraie urgence vitale et le petit bobo sans gravité, mais qui te prend au moins une heure de temps. On enchaîne des semaines de dingues, à travailler parfois plus de dix heures par jour, dix jours d'affilée. Car des collègues sont en arrêt, en congés bien mérités... Ou en burn out, comme moi. La moindre personne en moins et ça cause une désorganisation qui pourrait être fatale. Je t'avoue que je n'étais pas fier de me mettre en dispo, par rapport à mes collègues. Mais je sais aussi que c'était le plus sage : si j'avais continué, j'aurais mis des gens en danger. Et peut-être mes collègues eux-mêmes.

- Je comprends. Et donc de venir ici, c'est le repos dont tu avais besoin.

- Oui. Le repos et les réflexions sur ce que je vais faire maintenant, comme je te le disais l'autre jour. J'ai toujours eu envie de soigner, on peut dire que j'avais la vocation. Alors que j'étais en quatrième année d'études, un de mes profs me conseillait d'aller vers la chirurgie. Je ne le voulais pas. Je voulais rester généraliste. Toucher à tout. Les circonstances ont fait que j'ai pu intégrer le service des urgences du CHU de Créteil. D'abord pour des remplacements, puis très vite, pour une intégration. Cela me plaisait. Mais c'est devenu l'enfer. Même les anciens craquent. Tout le monde est sous pression.

- Est-ce que tu avances dans tes réflexions ?

- Je n'avançais pas. Ou pas vraiment. Les premières semaines ici, même après que tu es repartie à Paris, j'ai fait le vide. Je n'avais pas envie de penser au travail, de me souvenir de ce qui s'était passé. Non seulement des conditions d'exercice, mais aussi de la patiente que j'aurais pu mettre en danger. Quand ce souvenir m'effleurait, je sentais la peur naître en moi. La peur de l'accident, du geste incontrôlé, qui peut s'avérer fatal. On l'a tous, cette peur. Mais là, j'ai compris que ce n'était pas qu'une impression : ça aurait pu se produire.

- Mais ce n'est pas arrivé, dit Layla avec justesse.

- Non, heureusement. Pour la patiente et toute l'équipe. Alors, voilà. Et puis...

Je reste un moment silencieux, je contemple les montagnes au-dessus d'Antraigues qui sont en train de se parer des couleurs chaudes de ce tout début de soirée. Puis mon regard se reporte vers le village.

- Et puis, en juillet, quand tu étais encore au Japon, il y a eu cette annonce : le départ en retraite du médecin d'ici. Et ça m'a fait un coup de massue.

- Tu t'es dit que tu pourrais prendre la suite ?

- Oui. Que c'était là un hasard que je n'aurais jamais imaginé. Mais ça m'a paralysé aussi. Parce que je ne me sens pas prêt à reprendre, et surtout, je n'ai jamais exercé en tant que généraliste. J'ai toujours travaillé à l'hôpital, en équipe. A plusieurs, on partage les tâches, les choix aussi, on construit un diagnostic ensemble et quand on a un doute, on a toujours un collègue avec lequel échanger. Devenir généraliste, c'est presque un autre métier.

- Une autre façon d'aborder ton métier, en tout cas.

- C'est vrai. Alors voilà... Voilà aussi pourquoi je me suis replié sur moi-même durant quelques temps.

- Et pourquoi tu as été si laconique, conclut-elle avec justesse.

- Exactement. Tu m'en veux ?

- Maintenant que j'en connais les raisons, non. Mais sur le coup, c'était... bizarre.

Je hoche la tête. Il y a quelque chose qui se noue entre Layla et moi, que je ne veux pas encore qualifier, auquel je refuse encore de réfléchir, même si j'ai bien conscience des sentiments que j'éprouve pour elle. Là aussi, c'est trop tôt. Pas question d'être impulsif. On doit s'occuper de tas de choses d'abord, elle comme moi, qui n'ont rien à voir avec nous. Elle reprend, un peu hésitante cependant :

- Est-ce que... Une des raisons pour lesquelles tu hésites est que tu souhaites rester en région parisienne ?

- Non. Je n'ai pas d'attaches particulières là-bas, à part quelques amis. Et puis Pauline et Aglaé, qui font partie de la famille. Le peu qui me reste réside en Normandie : une tante - la sœur de mon père -, et ses fils, mes deux cousins. Ma mère vit en Allemagne, on ne se voit jamais. La dernière fois, c'était pour l'enterrement de mon père. Elle avait fait le déplacement. Elle m'a invité plusieurs fois à me rendre là-bas, mais je n'y tiens pas. Nos liens sont assez distendus.

- Si rien d'essentiel ne te retient à Paris, tu pourrais donc t'installer et exercer n'importe où ? Pas forcément à Antraigues, d'ailleurs, je veux dire par là que tu pourrais reprendre ton activité professionnelle ailleurs.

- Oui. Et pour compléter ta question, je pourrais aussi te dire qu'ici ou ailleurs, peu importe au fond.

- Sauf qu'ici, tu commences à te plaire et à t'intégrer.

- Oui. Et cela fait partie des nombreux éléments qui sont dans la balance. Mais il y a aussi énormément d'inconnues : le nombre de patients, les liens avec les spécialistes, avec l'hôpital. Le cabinet médical également. Mariette m'a dit l'autre jour que le médecin avait son cabinet chez lui, qu'il recevait ses patients dans un espace dédié. Qu'il se rendait en visite chez eux aussi, selon les besoins.

- Oui. C'est un docteur à l'ancienne, sourit Layla. Il était très apprécié. Mais les questions matérielles, ce sont aussi des choses dont tu pourrais discuter avec la mairie, non ?

- Peut-être. Je n'y ai pas pensé. Il y a aussi le matériel à acheter, l'équipement. Peut-être des travaux à faire dans un local pour l'adapter aux soins, etc... Bon, j'ai un peu d'argent de côté, je ne serai sans doute pas obligé d'emprunter une somme trop importante auprès des banques, mais ce sont des démarches à envisager. Même si je prends une décision rapidement et que les éléments encore inconnus se débloquent, cela signifie cependant ne pas commencer à exercer avant au bas mot six mois. Peut-être un an.

- Je vois. Si notre ancien médecin avait eu un cabinet en-dehors de chez lui, tu aurais pu le reprendre. Cela aurait simplifié la question matérielle. Tant du cabinet que de l'équipement.

- Certes. Quitte à revoir quelques éléments, mais cela aurait permis d'enchaîner sans trop d'attente pour les gens d'ici.

- Tu sais, s'ils apprennent qu'un médecin va arriver, même si son installation ne se fait pas dans le mois qui vient, ça les rassurera énormément. Beaucoup peuvent se débrouiller durant quelques mois, quitte à ce que les cas les plus urgents soient répartis entre les médecins de Vals, voire ceux de Burzet, pour une période provisoire. Et que les traitements soient suivis en collaboration avec le pharmacien. Et puis, ici, les gens sont habitués à vivre à la dure. Beaucoup ne vont chez le médecin que lorsqu'ils ne peuvent faire autrement. On soigne les rhumes avec des tisanes, les petites blessures avec la pharmacie maison, les entorses avec du gros sel et des bandages.

Je souris. J'imagine assez bien le tableau, en effet. Ce que m'en dit Layla, je l'ignorais, du moins pour ce qui est des démarches. Elle a raison que tout cela mérite une vraie réflexion et aussi de prendre contact avec l'équipe municipale. Pas de rester à penser pour penser.

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