Chapitre 22

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Alexis

Comme j'avais promis à Layla, ce matin-là, en passant faire mes courses habituelles, je fais un détour par la mairie et j'obtiens aisément un rendez-vous avec le maire. Ce sera pour après le départ de Layla. Je n'ai pas l'occasion de le croiser, mais je ne suis pas surpris que ce soit aussi facile de le rencontrer prochainement. Quand la secrétaire - qui présente bien un air de famille avec Mariette - me demande l'objet du rendez-vous et que je réponds que c'est pour l'annonce concernant le médecin, elle s'arrête d'écrire et me regarde un peu surprise.

- Vous êtes médecin ?

- Oui. Médecin urgentiste, mais je peux prétendre au titre de généraliste.

- Ah... Alors, c'était vous, pour le gamin l'autre jour à la baignade ?

- Oui, c'était moi.

- Je n'étais pas sûre. Mariette me disait que c'était vous, mais je n'arrivais pas... Enfin, à voir qui vous étiez. Je comprends mieux. Vous avez eu des nouvelles de l'enfant ? Pas nous.

- J'ai téléphoné à l'hôpital le lundi et on m'a dit qu'il était sorti. Depuis, je n'en sais pas plus. J'avais laissé mon numéro de téléphone à la famille, mais personne ne m'a contacté. C'est ainsi.

- Les gens croient que tout leur est dû ! C'est pas sorcier de remercier, quand même ! Surtout quand il s'agit de la vie de votre gamin... Avant... On n'avait pas trop des gens comme ça à venir ici. Les gens étaient... plus respectueux, vous voyez ?

- Oui, dis-je simplement car je ne sais pas quoi ajouter : elle a raison et en même temps, ça fait un peu propos du café du commerce.

Elle note quelques éléments sur son cahier de rendez-vous, prend mon numéro de téléphone "au cas où". J'enregistre la date et l'heure, ainsi qu'une alarme pour ne pas oublier. Comme il m'arrive de ne plus trop savoir à quel jour je vis... C'est plus prudent.

En sortant de la mairie, je passe à la boulangerie et à l'épicerie. Provision de pain, quelques menues courses. Puis je m'arrête à "La Montagne" pour prendre un petit café. Un moment agréable que je ne me suis pas offert depuis plus d'une semaine. J'attrape le journal qui traîne sur le comptoir, le temps que Mariette m'apporte ma commande. Il y a un peu de monde ce matin, elle va et vient entre les tables. Le restaurant faisant aussi hôtel, l'été, il n'est pas rare que ce soit complet, surtout au mois d'août m'avait-elle confié une fois que nous discutions tous les deux.

Je suis plongé dans un article très estival, sur un musée à visiter à Aubenas, lorsqu'une voix retentit. Je mets quelques secondes à comprendre que c'est à moi qu'on s'adresse :

- Alors, elle est bonne, l'héritière ?

Je lève lentement les yeux et mon regard croise celui de Joachim. Tiens, je l'avais presque oublié celui-là. Je ne l'avais pas recroisé non plus, à me demander où il vit et s'il vient régulièrement à Antraigues. Je demande, assez estomaqué par ce que je crois avoir compris :

- Pardon ?

- Je demandais si elle était bonne, la Noury.

Je ne suis pas du genre violent. Je ne suis pas non plus colérique. Mais là, mon sang ne fait qu'un tour. Je referme le journal, me lève posément. Joachim est légèrement plus petit que moi, ce que je mesure alors et qui n'est pas pour me déplaire. Je lui réponds d'une voix aussi froide que possible :

- Je ne pense pas que cela vous regarde de quelque manière que ce soit.

Et je vais pour m'en aller. Il me retient par le bras et je fronce aussitôt des sourcils :

- Faut pas croire. A cause des Noury, y'a des familles qui se sont retrouvées sur la paille, ici. Et pas qu'une. C'est de la sale race !

Je hausse les épaules et le laisse à ses élucubrations. Je récupère mes courses sur le siège voisin et quitte la terrasse sans plus lui porter attention. Je rentre tranquillement chez moi, tout en réfléchissant cependant à ce qu'il vient de se passer. Il a peut-être un grain, il a peut-être du ressenti vis-à-vis de Layla et de sa famille, mais j'ignore ce qu'il en est exactement.

En traversant le pont, je m'arrête un instant et demeure à contempler la rivière. Elle n'est pas très grosse, comme au cours d'un été chaud et sec, peu orageux. Il faudra attendre les pluies d'automne pour voir le niveau remonter, très certainement.

Et je me dis que Layla a encore bien des secrets pour moi.

**

- Tu as traîné en route ?

Lorsque j'arrive au gîte, Layla est assise sur la terrasse et m'attend. C'est vrai que je lui avais envoyé un message ce matin, avant de partir au village, pour l'inviter à déjeuner.

- Un peu oui, dis-je en m'approchant d'elle et en me penchant pour l'embrasser. Mais tu es en avance !

- Je suis venue à pied, explique-t-elle. Et j'ai préféré partir à la fraîche. Mais j'ai apporté mon maillot de bain !

Elle sourit. De ce sourire si beau et si chaleureux qui illumine tout son visage. Comment peut-on penser qu'elle est d'une "sale race" ? Cela me semble impossible. Je rentre dans la maison, range les courses tout en lui demandant :

- Tu veux boire quelque chose ?

- Une Bourganel à la myrtille !

Je reviens sur la terrasse, les bras chargés :

- C'est la dernière. Si tu en veux une autre plus tard, il faudra prendre une à la châtaigne. D'ailleurs, tu choisis toujours à la myrtille, parce que tu n'aimes pas les autres ?

- Question de saison, répond-elle en faisant tinter sa bouteille contre la mienne. En été, je bois celle à la myrtille. Et à l'automne, celle à la châtaigne. Mais ce sont des provisions que je rapporte. Cela fait longtemps que je n'ai pas eu l'occasion d'en déguster une à la châtaigne ici, d'être ici en automne.

Je hoche la tête. Elle ajoute :

- C'est quoi le menu de ce midi ? Je peux t'aider ?

- Melon et salade de tomates, de riz et d’œufs durs. Si tu veux écaler les œufs, je les ai cuits ce matin. Le riz aussi. Fromage de chèvre bien coulant et tartes à la myrtille. Je suis passé tôt à la boulangerie exprès pour elles. Et pour toi.

Elle me sourit encore. Bon Dieu ! Un sourire comme celui-là me rend vraiment amoureux.

Layla

Alexis me prend par surprise. Alors que nous dégustons un café après un repas plus copieux qu'il ne l'a laissé entendre, il me lance :

- J'ai recroisé Joachim ce matin, alors que je terminais mon café chez Mariette.

Je le fixe, tout de suite sur mes gardes.

- Et ?

- Et outre le fait qu'il se soit montré peu respectueux, il m'a aussi balancé que ta famille était "responsable" des difficultés de beaucoup de gens par ici. Tu m'en dis plus ou tu préfères ne pas en parler ?

Pour du direct, c'est du direct. Je ne m'attendais pas à cela de sa part. Mais après tout, autant que ce soit moi qui évoque cet épisode douloureux plutôt qu'il l'apprenne de manière détournée. Je ne serai pas impartiale, je n'ai pas l'outrecuidance de le penser. Mais avec d'autres sons de cloche, il pourra aussi se faire sa propre opinion. Et puis, il lui suffira de chercher un peu sur internet, il trouvera certainement quelques articles un peu anciens relatant cette période.

Je repose ma tasse de café et commence :

- Comme je te l'ai déjà dit, l'entreprise a été fondée par mon grand-père pour fabriquer des produits pour les thermes de Vals et de Neyrac. Très vite, dans les années 50, il l'a développée en rachetant une usine de moulinage à Labégude. La première usine, la plus petite, est située à Ucel, juste à la sortie de Vals, en prenant la rive gauche de l'Ardèche et non en longeant la droite comme pour aller à Aubenas. Pendant de nombreuses années, cela a tourné ainsi, puis, le succès aidant, à la fin des années 70, il a fallu envisager un autre site de production. Mes parents venaient de se rencontrer, de se fiancer. Ma mère est originaire de la région bordelaise et mon père a alors proposé d'implanter cette usine à Libourne, afin d'être dans une région moins enclavée et proche d'une grande ville. Mon grand-père a donné son accord et mon père s'est retrouvé à diriger cette usine. Elle a ouvert en 1981, en pleine "vague rose" et marasme économique. Mais ils ont tenu bon. Les finances étaient saines et malgré la crise, les produits de qualité parvenaient à résister face à une concurrence encore peu développée et surtout peu agressive.

Je marque une courte pause avant de reprendre. Alexis m'écoute avec beaucoup d'attention.

- Mon père a pris la direction de l'entreprise en 1985. Mon grand-père avait un cancer du poumon. C'était un gros fumeur. Il est décédé en 1995, quand j'avais cinq ans. J'ai quelques souvenirs de lui, mais fort peu. Nous vivions encore à Aubenas à cette époque, mais je venais très souvent à Aizac, aux Auches. C'était la maison de mes arrière-grands-parents, que ma grand-tante avait gardée. Je te montrerai leurs portraits, à l'occasion. Nous sommes restés à Aubenas jusqu'à mes huit ans. Puis nous avons déménagé à Bordeaux, pour des tas de raisons, familiales et professionnelles. J'entendais mon père pester contre les charges, les investissements nécessaires. A Ucel et Labégude, les usines étaient vieillottes, le matériel obsolète. On commençait à entendre parler de TMS chez les employés effectuant des tâches répétitives. Bref, dans ce contexte, il a décidé de fermer les deux usines ardéchoises, de transférer ce qui restait de la fabrication des produits à Libourne et de délocaliser à l'étranger la fabrication des emballages. Dans le même temps, il se lançait à la conquête de marchés étrangers. C'était, sur le plan familial, une période difficile. Il était beaucoup à Paris, ma mère le rejoignait de temps à autre. J'étais jeune, encore, j'entrais dans l'adolescence. La fermeture des usines ici m'a mise en colère, je ressentais cela comme un abandon, une rupture, un reniement. Contrairement à mon frère et à ma sœur, j'ai mal vécu notre départ d'Ardèche. Mais contrairement à eux aussi, j'ai été la seule intéressée par "les affaires", par l'entreprise.

- Je n'en suis pas étonné, fait Alexis. Tu n'as cessé de me démontrer ton amour pour ta région d'origine. Tu mentionnes Bordeaux parfois, juste en passant.

Je hoche la tête : il a bien perçu ma réalité.

- Et donc, poursuit-il, il y a eu des licenciements ?

- Trois cent dix-sept personnes exactement. Plus une cinquantaine de départs en pré-retraite, une vingtaine en retraite tout court. A certains fut proposé un poste à Libourne, mais pour beaucoup, ce n'était pas facile de partir. Quand le conjoint travaille ailleurs... Un plan de reconversion, comme on appelait cela à l'époque, a été mis en place. La voie de garage, surtout dans une région qui se désindustrialisait. Et que les pouvoirs publics laissaient à l'abandon : après avoir rompu le lien paysan, le lien avec la terre en implantant des petites usines, notamment des filatures, des moulins, on s'est mis à tout envoyer à l'étranger. Résultat, une désertification rurale sans précédent, la fermeture des services publics les uns après les autres. Les murettes ne sont plus entretenues, la forêt gagne sur la montagne. Et les usines se transforment en squat ou, au mieux, en ateliers d'artistes. C'est ce qui a failli arriver à Ucel. J'avais reçu une proposition que j'ai, pour l'instant, refusée.

- Tu dis que plus de trois-cent cinquante personnes ont été touchées par les fermetures...

- Ca veut dire autant de familles, au bas mot, un millier de personnes en ont subi les conséquences.

- Et Joachim a été l'un d'eux.

- Exactement. Ses deux parents travaillaient à Labégude, ce qui était le cas de plusieurs employés. Des couples se forment aussi à l'usine. Son père travaillait à l'entrepôt d'expédition, sa mère à l'atelier. Elle, elle a tenu le choc, elle a gardé des gamins, a fait des heures de ménage, d'autres dans des magasins. Son père, lui, a plongé. L'alcool, la dépression. Il ne s'en est jamais relevé. Il n'est pas le seul et je ne suis pas fière de ce que la décision de mon père a entraîné.

- Tu n'avais pas le droit à la parole, à l'époque, dit doucement Alexis.

- Non, bien sûr. Et... Et c'est aussi une des raisons pour lesquelles je commence à réfléchir sérieusement à l'avenir des usines ici. Nous en sommes toujours propriétaires, de même que les terrains au-dessus d'Ucel et surtout des sources qui s'y trouvent. C'est avec leur eau que mon grand-père avait créé ses premiers produits. Depuis, il reste un minuscule captage où travaillent cinq personnes. Cette eau est expédiée à Libourne et est utilisée uniquement pour les produits de luxe. Le captage a toujours fonctionné et le père de Joachim s'était vu proposer d'y travailler. Il a refusé, sous prétexte qu'il y serait moins bien payé.

- Hum, je comprends.

- Que comprends-tu ?

- La remarque de Bernard, en mai. Quand Joachim était venu t'interpeller sur le terrain de boules. Et que Bernard lui a répliqué que les choix du père n'étaient pas forcément ceux de la fille. Et qu'il a ajouté, ceux du fils aussi.

- Le plan de reconversion s'est aussi accompagné d'un volet social, expliqué-je. Cela n'a pas été la fermeture rude et brutale qu'on a pu voir ailleurs, même si c'était violent. Durant deux ans, les employés ont continué à toucher un salaire à hauteur de 80%. Je reconnais que quand tu es au smic, ça ne fait pas lourd, mais c'était mieux que rien et c'était bien souvent complété par des allocations. Ensuite, il y a eu de vraies formations de proposées et certaines étaient ouvertes aux enfants des employés qui arrivaient en fin d'études. Je connais quelques personnes à Vals ou dans les alentours qui ont ainsi pu faire leur apprentissage dans le bâtiment, et même deux qui sont devenues enseignantes. Joachim pouvait prétendre à une de ces aides, lui aussi a refusé.

Alexis demeure pensif un moment. Puis demande :

- Et tu aurais des projets pour les usines ?

- Oui. J'y pense sérieusement depuis quelques temps. Quand mon père a fait son AVC, il avait en tête de nous implanter en Amérique du Sud et pensait s'attaquer d'abord au marché brésilien. J'ai suspendu le projet durant deux ans, car j'avais bien d'autres questions à régler, puis j'en ai confié l'étude à un de mes collaborateurs. Il a fait du très bon boulot, mais plus le temps passait et moins cette idée m'emballait. Car cela signifiait agrandir encore l'usine de Libourne, lancer des investissements lourds au Brésil pour nous implanter. Des magasins dans les villes principales, la formation des vendeurs et vendeuses, l'expédition des produits. Quand je vois le boulot que le Japon me donne déjà... Même en m'appuyant sur une équipe motivée et compétente, ça fait beaucoup. Et surtout, le contexte est en train de changer. Mon père avait cela à l'esprit, mais pour lui, c'était loin et surtout, il me disait que ce serait à moi de gérer cet aspect des choses. Il essayait d'y préparer au mieux l'entreprise, à travers ces nouveaux marchés, pour avoir de l'argent qui nous permettrait ensuite d'affronter la crise qui s'annonce. Celle de l'énergie, des coûts qui vont exploser. Et éventuellement, celle qui va s'accompagner d'une crise sociale. Moi, je l'ai complètement en tête. Faire fabriquer nos emballages à l'étranger, ça va un temps. Demain, quand on paiera le prix fort pour les faire venir ici, ce sera une autre histoire. Alors, mon idée, c'est de relancer la production ici-même. De relocaliser, comme on dit désormais. Tout refaire en France. Et même si cela paraît un peu anecdotique, je t'avoue que je serai fière de moi le jour où je pourrai apposer sur la première bouteille de shampoing ou la première savonnette l'étiquette "Made in France". Et totalement en France.

- C'est un beau projet, Layla, me fait-il en se penchant un peu vers moi. Mais cela va te demander beaucoup de courage.

- J'y suis prête. Parce que je pense que ça vaut le coup. Parce que je pense que c'est un des défis qui attend les chefs d'entreprises français et européens aujourd'hui. Je vais te sortir un slogan communiste, mais il va falloir compter sur nos propres forces.

Il sourit.

- Et tu auras du monde pour travailler ici ?

- Cela fait partie des nombreuses interrogations. Comme la faisabilité du projet, la rénovation des usines, leur mise aux normes tant électriques que sanitaires, le rachat de matériel, la formation du personnel, le circuit d'approvisionnement en matières premières à mettre en place. Bref, il y a quasiment tout à construire, sauf les murs. Je suis allée les voir, au printemps. Pour me faire une idée. Mais je ne suis pas architecte, ni maçon, ni électricienne. Je vais devoir confier cela à quelqu'un qui va croire au projet autant que moi.

- Ton collaborateur qui a bossé sur le Brésil ?

- Il a démissionné en apprenant ma décision de renoncer à ce marché. Et même s'il était resté, je ne lui aurais pas confié ce dossier. Car il n'y aurait pas cru. Et j'ai besoin que ce soit quelqu'un qui y croie autant que moi.

Il tend les mains vers moi, prend les miennes et les caresse doucement du bout de ses doigts.

- Je suis certain que tu vas trouver. Et que tu vas y arriver.

Et cela sonne pour moi comme un écho à mes propres propos quand je lui affirme qu'il peut tenter sa chance ici.

Lui aussi.

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