Chapitre 50

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Layla

La fin de semaine passe à une vitesse folle. Dès ce début d'année, j'enchaîne des réunions, la cérémonie des vœux et un pince-fesses obligatoire auquel Alexis accepte de m'accompagner. Je le préviens que ce ne sera pas très amusant, mais qu'il pourra profiter de quelques bons petits fours et d'un champagne de qualité. C'est Serge qui nous y conduit. Nous y restons deux petites heures. Sur le chemin du retour, Alexis me fait part de ses remarques :

- C'était effectivement terriblement ennuyeux. Comment fais-tu pour supporter ces gens qui ne parlent que placements, immobilier, bourse, investissements... Même quand ils se retrouvent pour un moment normalement convivial ?

- J'ai, fort heureusement, rarement l'occasion d'assister à ce genre d'événements. Deux ou trois fois dans l'année seulement. Et les vœux, c'est obligatoire. Cela fait partie de la communication et des relations à entretenir avec mes "alter ego". Même si aucun ne me fera de cadeaux. Et qu'ils sont quelques-uns à lorgner sur un éventuel échec pour me présenter un plan de rachat "sur mesure". Sauf que je les ai repérés très vite.

- Ce monde très masculin, où les femmes ne sont que des potiches, est vraiment insupportable. Tu dénotes, Layla.

Je souris :

- Vraiment ?

- Oui. Pas seulement parce que tu es une cheffe d'entreprise, jeune et jolie de surcroît. Et pardonne-moi d'employer à mon tour des propos bien machistes. Mais aussi parce que dans ton approche de ton boulot de PDG, tu es différente d'eux. Je l'ai bien vu à Libourne, je le vois aussi à la façon dont tu envisages les projets pour ton entreprise. Beaucoup de ces types pensent "après moi, le déluge". C'est à se demander s'ils ont des enfants ou petits-enfants.

- C'est une triste réalité de notre monde d'aujourd'hui, j'en conviens. Je ne sais pas ce qui pourra inverser la tendance, nous faire sortir de notre égoïsme effréné. Tout cela implique tant de choses ! Renoncer à des privilèges, accepter les échanges, écouter l'autre... Prendre en compte aussi les alertes des scientifiques sur bien des questions. Chacun, à son échelle, peut faire quelque chose et je pense que beaucoup de gens en ont conscience et agissent déjà. Mais c'est vrai que, parfois, je me dis qu'il faudrait un mouvement de fond.

- Une révolution ?

- Dans un certain sens, oui. Pas à l'image de la Révolution française, mais plutôt une vague profonde de changements. Changements d'attitude, de comportement, de pensée. Alors, pour l'instant, en attendant cette hypothétique vague, j'œuvre à mon niveau. Et le projet de relocalisation s'y inscrit pleinement.

- Bien sûr. Mais ce n'est pas le seul, fait-il remarquer.

- Dans quel sens ?

- Ta façon d'envisager le chantier de rénovation à Libourne, le climat social que tu fais vivre dans ton entreprise, ce sont aussi de bons exemples. Certes, notre visite était particulière, c'était un moment de convivialité, mais j'ai senti combien tu te montrais accessible pour tes salariés. A l'hôpital, la direction était un peu enfermée dans sa tour d'ivoire et quand on lançait des alertes, que les médecins chefs de service montaient au créneau, ça ressemblait souvent à un dialogue de sourds. Entre les "nous sommes au bord de la rupture" et les "on n'a pas les moyens, faites comme vous pouvez", on se retrouvait coincés. Je me souviens d'une jeune collègue qui a été arrêtée pour dépression, six mois avant que je ne fasse mon burn out. C'était une infirmière. Elle avait complètement "pété les plombs" en plein service. Parce qu'elle était tellement au bout du rouleau qu'elle n'arrivait pas à s'occuper d'une patiente. Elle était entrée en larmes dans la chambre. Elle tremblait si fort qu'elle ne parvenait pas à faire le moindre soin, pas même à lui prendre sa tension. Quand elle est ressortie, sans avoir pu faire son travail, elle a crié dans les couloirs, s'est effondrée. Elle perdait totalement pied. Je n'ai pas assisté à la scène, c'était dans un autre service, mais on a tous été alertés. On a fait un débrayage, un de plus, mais ça n'a mené à rien. Depuis, j'ai appris qu'elle s'était engagée dans une formation pour changer de travail. Alors que tout le monde disait qu'elle était très professionnelle, avant. C'est un terrible gâchis. Je n'ai pas le sentiment que certains de tes salariés en viendraient à ce genre d'extrémité.

- Je suis très vigilante sur ce point. Les conditions de travail font partie de mes préoccupations constantes, que ce soit pour le rythme de la chaîne de fabrication, la prévention des TMS comme tu l'as entendu à Libourne, ainsi que de nombreux autres petits points. Mais j'ai pour moi également que mon entreprise est saine, financièrement parlant, que nos capacités d'investissement et de recherche sont intactes, que nous sommes suffisamment grands et solides pour pouvoir encaisser certains chocs, comme une hausse des prix des matières premières. Malgré tout, personne n'est à l'abri et à la direction, nous sommes attentifs à tous les signaux. Ce qui fait d'ailleurs qu'il n'y a pas d'abus de la part des syndicats : ils ne viennent pas pleurnicher pour une broutille. Nous ne négligeons aucune alerte de leur part. Je pense que cela contribue à ce que ça tourne bien.

- J'en suis persuadé. Remettre de l'humain, de l'écoute, de l'empathie dans un système qui s'emballe et une société qui tourne de moins en moins rond, je pense que c'est déjà un grand pas. Cela fait partie de la "révolution silencieuse". Mais c'est absolument nécessaire, sinon, on ne parviendra plus à vivre ensemble.

J'acquiesce en me renfonçant un peu dans le dossier. La circulation est assez fluide et nous n'allons pas tarder à arriver à Boulogne. J'appuie ma tête contre l'épaule d'Alexis et reste un instant songeuse. Le regard extérieur, mais peut-être pas totalement impartial, j'en conviens, qu'il porte sur mon monde, mon travail, rejoint ma propre vision des choses, ma "philosophie". Et d'une certaine façon, mes ambitions. J'apprécie d'avoir de tels échanges avec lui. Sa propre expérience de vie - et pas uniquement sur le plan professionnel - fait d'Alexis une personne ouverte et réfléchie. Et sa parole est précieuse.

M'est précieuse.

Alexis

Je profite d'un soir où Layla rentre plus tardivement du travail pour appeler ma mère. Si je lui ai passé un rapide coup de fil le 1er janvier pour lui souhaiter une bonne année, ainsi qu'à mon beau-père et à la famille de ce dernier, je ne me suis pas étendu. Les conversations avec elle durent rarement très longtemps. Elle s'est inquiétée des suites de mon burn out, mais sans être distante, elle allait à l'essentiel, ne creusait pas plus que cela. J'ai appris à vivre sans elle au quotidien. Ses aspirations ne sont pas les miennes, sa vie et la mienne suivent des routes très éloignées, pour ne pas dire qu'elles sont parfois opposées.

J'ai cependant décidé de lui parler de Layla au cours de cet appel. Elle n'est pas encore au courant de notre relation et je me dis qu'il est temps de le faire. Plus tard deviendrait trop tard.

- Bonsoir, maman.

- Ah, Alexis ! Bonsoir ! Est-ce que tu vas bien ?

Je perçois la surprise dans son ton : nous nous sommes parlé il y a quelques jours pour les vœux, elle n'a pas l'habitude que je la rappelle si vite.

- Oui, maman, ne t'inquiète pas. Et toi ? Et Helmut ?

- Nous allons bien, merci.

- Maman, je t'appelle ce soir parce que je voulais t'annoncer une nouvelle.

Comme elle garde le silence, j'enchaîne aussitôt :

- Je suis en couple, maman. Avec Layla.

- Oh ! s'exclame-elle avant de marquer un nouveau court silence, puis de poursuivre. Layla... Quel joli prénom ! Ce n'est pas courant... Tu m'en dis plus ?

- Oui, bien sûr, dis-je, heureux de sa curiosité et de l'intérêt bien réel que je perçois dans sa question. Elle aura bientôt vingt-huit ans et est cheffe d'entreprise.

- Ah ça, c'est original ! Ce n'est pas fréquent pour une femme...

- Et tu connais certainement son entreprise, du moins de nom. Il s'agit de l'entreprise Noury.

- Oui, bien sûr que je connais ! Ce sont des produits de très bonne qualité et on les trouve en Allemagne. Enfin, dans les boutiques spécialisées. Cela m'est arrivé quelques fois d'en acheter. C'est donc une jeune femme qui est à la tête de cette entreprise ? Et comment vous êtes-vous rencontrés ?

- Layla et sa famille sont originaires d'Ardèche, même s'ils n'y vivent plus depuis de nombreuses années. Son grand-père a créé l'entreprise, son père l'a developpée et elle en a repris la direction il y a cinq ans maintenant.

- Elle était bien jeune...

- Son père avait fait un AVC...

- Aïe... Et ?

- Il s'en est sorti, avec peu de séquelles, mais il ne peut plus diriger sa société. Layla et moi nous nous sommes rencontrés lors d'un de ses séjours à Antraigues, elle a gardé la maison familiale, située à quelques kilomètres.

- C'est aussi pour cette raison que tu as décidé de t'installer là-bas...

- C'est une des raisons, oui. Mais pas la seule. Layla vit à Paris, j'aurais pu faire le choix de revenir dans la capitale, mais je n'en ai pas la force. Je ne veux plus habiter Paris ou la région parisienne.

- Même avec elle ?

- Même avec elle.

- Ca ne va pas être facile pour vous, soupire-t-elle. Une relation à distance...

- Je sais très bien que cela sera compliqué par moment. Mais nous ne renoncerons pas. Layla a beaucoup de volonté, de courage. Elle a des projets aussi et nous sommes certains de pouvoir nous organiser pour nous voir régulièrement. Nous construirons notre relation à notre rythme.

- C'est bien, me répond-elle et je devine son sourire. Et tu es heureux avec elle ?

- Oui. Très. Elle est très vivante. Simple aussi. Je veux dire... Ce n'est pas parce qu'elle est à la tête d'une grosse entreprise et qu'elle gagne très bien sa vie, qu'elle est maniérée, ambitieuse et qu'elle écrase tout sur son passage. Néanmoins, comme je te le disais, elle a de la volonté et quand quelque chose lui semble juste, elle met tout en œuvre pour le réaliser. Bruno et Adèle ont eu l'occasion de la rencontrer et ils ont très vite oublié qui elle était.

- Alors, c'est bien. Tu ne te sens pas... Comment dire ? En infériorité ?

- Pas du tout. Et même si je gagnerai moins qu'elle quand je vais reprendre mon métier, ça ne me pose pas du tout problème. Il serait temps qu'on arrête de considérer que les femmes doivent rester à la maison et surtout, si elles travaillent, qu'elles doivent gagner moins que les hommes.

- Je suis bien d'accord avec ce que tu dis.

Elle marque un nouveau temps de silence que je respecte. Elle a besoin de prendre la mesure de la nouvelle, de ce que je lui ai dit de Layla. Mais je me doute déjà de ce qui va suivre :

- Quand pourra-t-on faire sa connaissance, Alexis ?

- Envisagez-vous de venir en France cette année ? demandé-je en réponse. De notre côté, ce sera difficile d'aller à Nuremberg. Entre mon installation à venir, les premiers mois durant lesquels je prendrai peu de congés, et le travail de Layla...

- Bien sûr, je m'en doute... Je vais en parler avec Helmut. Je te redirai.

- D'accord.

Je cache le mieux possible une certaine lassitude dans ma voix : lorsque j'étais adolescent ou même étudiant et que je demandais à ma mère si elle allait venir en France, elle me faisait toujours cette même réponse. Et je la voyais très rarement. Helmut n'est pas antipathique, avec le temps et la distance que j'ai pu instaurer avec mon ressenti de jeune adolescent abandonné par sa mère, j'ai fini par mieux comprendre son choix. Elle n'était pas ou plus amoureuse de mon père. Et plutôt que vivre une relation qui se serait étiolée et dont la fin aurait pu tourner au pugilat et à la déchirure, elle avait fait le choix de partir. Elle a rencontré quelqu'un qui lui correspond mieux, avec qui elle est heureuse depuis bientôt vingt ans. Et tant mieux pour elle. Même si ce choix lui a imposé des sacrifices - s'éloigner de moi notamment. Et qu'il a surtout créé des douleurs pour mon père et moi. Peut-être a-t-elle eu raison, quand même. Je ne me permets plus de la juger. Et le jour où j'ai compris cela, où je suis parvenu à appliquer cela, j'ai moins souffert et j'ai pu commencer à refermer la blessure qu'elle avait causée par son départ. Mais ce n'est pas pour autant qu'il faut me demander de faire trop d'efforts. Bien sûr, je ne dis pas que c'est forcément à elle - à eux - de faire les déplacements. Et si l'opportunité se présente d'aller en Allemagne, Layla et moi, je le ferai. Je veux simplement faire comprendre à ma mère que ce n'est pas qu'à moi de faire les pas pour nous rapprocher.

Je reprends sans tarder, voulant rester dans une conversation somme toute agréable :

- Bien maman, voilà donc les nouvelles.

- Tu es à Antraigues, là ?

- Non, à Paris avec Layla. Je vais rester un peu. Je redescendrai en Ardèche quelques jours avant le rendez-vous à l'ARS, sans doute fin janvier.

- Tu n'as donc pas de nouvelles encore pour ton installation...

- Non, pas encore, mais j'ai confiance. Je te tiendrai au courant.

- Oui, merci. Tu sais... Je suis contente que tu aies cette opportunité. Si cela te convient mieux aussi que les urgences.

- Je pense qu'il n'y aura pas photo entre les deux. Ce sera bien différent et plus humain. Et je serai seul maître de mon quotidien, de mon rythme de vie et de travail. Tout en continuant à exercer, ce qui est essentiel pour moi. Voilà donc. Je vous souhaite une bonne soirée !

- Merci. Pour Layla et toi aussi. A bientôt.

- A bientôt, maman.

Et je raccroche. Puis je laisse glisser le téléphone sur la table basse, me lève et vais me planter devant la fenêtre. La nuit est tombée, les jours sont très courts à cette période de l'année. Le Bois de Boulogne est plongé dans le noir, tout juste en devine-t-on les contours, éclairés par les lampadaires.

Oui, bien sûr, maman a raison : une relation à distance, ce n'est pas facile. Il y a des embûches, et je m'y attends. Mais entre Layla et moi existe aussi beaucoup de confiance. Et cela, ma mère et mon père ne l'avaient pas, ne l'avaient plus. J'ai foi aussi en notre amour. J'ai foi en la force intérieure de Layla, sa volonté, sa capacité à aplanir les problèmes, à avancer, encore et toujours. J'ai foi aussi en moi, en ce que j'éprouve pour elle, en cette force qui grandit en moi, qui me nourrit et que j'espère faire rejaillir sur elle. Je sais déjà que je serai là, pour elle, pour la soutenir dans ses projets, dans ses envies. Professionnels comme privés. Ceux qui touchent à sa famille, peut-être aux suites de l'AVC pour son père ou son souci pour Maxime et le fait qu'il ait un QI élevé. Comme ceux qui nous touchent tous les deux. Notre vie à deux. Notre vie à tous les deux.

J'ai bien conscience d'avoir eu une chance infinie, incroyable, imprévue, extraordinaire de la rencontrer. Et j'en souris à évoquer mon ratage de tir total pour "exploser le jeu". Le cochonnet n'avait aucune chance face à ses jolies jambes.

Vraiment aucune.

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